« Au moins elle ne va pas s'imaginer ainsi que je sors d'un autre lit, pensa-t-elle, mais alors que peut-elle s'imaginer ? Pourvu qu'elle n'ait pas reconnu Bontemps lorsqu'il m'a tenu la porte... »

Blottie entre ses draps, le court sommeil auquel elle aspirait ne lui fut pas donné. Dans trois heures à peine, Mme Hamelin, la « vieille » à coiffe de dentelle, passerait par les couloirs de Versailles et s'en irait tirer les courtines de l'alcôve royale. Et la journée de Louis XIV commencerait.

Angélique entendait encore sa voix harmonieuse, un peu lente, exposant le fruit de sa pensée à la fois si cachée et si universelle. Elle songeait qu'il y avait en lui quelque chose d'héroïque, à la manière des princes de la Renaissance italienne, car il était jeune, assuré, séduisant, aimant la gloire comme eux et passionné de beauté, ce qui n'est pas une exigence masculine très répandue.

Le bourdonnement de sa voix la hantait et elle se sentait prisonnière de cette voix plus qu'elle ne l'avait été de ses baisers.

Chapitre 8

Bachtiari bey sauta lestement en selle. Sous le harnachement exotique aux larges étriers, la jument Cérès paraissait très à son aise. Elle ne jeta pas un regard sur Angélique, qui venait d'arriver à Suresnes.

Des cavaliers persans, leurs poignards sur la poitrine, leurs sabres au côté, s'avançaient par l'allée aux arbres gris. Ils tenaient tous en main un très long bâton ou « djerid » peint de couleurs vives, et ils s'alignèrent en demi-cercle autour du prince. Celui-ci prit des mains de son page un autre « djerid ». Il se dressa sur ses larges étriers à franges d'or et poussant un cri aigu il entraîna toute la troupe derrière lui au trot. Les cavaliers disparurent derrière les frondaisons du petit parc.

Angélique éprouva l'humiliation d'être plantée là sur le perron de la maison, sans un mot, tandis qu'elle avait fait annoncer sa visite le matin même. Agobian, l'Arménien qui était resté près d'elle, dit :

– Ils vont revenir. Ils se partageront devant vous en deux colonnes parallèles et vous allez assister à notre « djerid boz ». C'est un combat auquel les guerriers de notre pays s'entraînent depuis les temps les plus lointains. Son Excellence a ordonné la cérémonie pour vous faire honneur.

En effet les cavaliers n'étaient pas allés loin. On entendit qu'ils stoppaient hors du village, puis un trot précipité qui se transforma en galop effréné. Ils apparurent sur deux files en hurlant et en brandissant en l'air avec des moulinets leurs lourds bâtons. Certains poussaient l'adresse jusqu'à passer en plein galop sous le ventre de leurs chevaux, et ils se retrouvaient en selle aussitôt sans avoir rien laissé tomber à terre.

– Cette voltige s'appelle chez nous « djiguite » et l'un de nos plus forts djiguites est naturellement Son Excellence. Mais il ne se laisse pas aller à toute sa fantaisie afin de ne pas affoler son nouveau cheval, car cela le rendrait « haram » ou vicié. Aussi il doit lui en coûter de ne pas montrer toute son adresse devant vous, Madame, expliqua l'Arménien.

Arrivés à hauteur du perron, les deux files de « djiguites » s'arrêtèrent net, ce qui fit déraper plusieurs chevaux sur la neige fondante. Les deux rangs s'écartèrent de l'allée et formèrent sur la pelouse deux rangées de combattants qui devaient s'affronter. Sur un signe de Bachtiari, les deux camps foncèrent l'un sur l'autre avec fougue, faisant à nouveau virevolter leur djerid. Enfin ce fut la mêlée. Les cavaliers tenant chacun son bâton sous le bras comme une pique cherchaient à désarçonner l'adversaire ou à lui faire lâcher son arme. Lorsqu'une prise échouait de part et d'autre les deux combattants se séparaient, s'éloignaient et refonçaient l'un sur l'autre pour un nouveau combat singulier. Les cavaliers désarçonnés ou ayant perdu leur djerid quittaient la lice. L'ambassadeur demeura parmi les derniers, malgré l'infériorité de son cheval. Ses adversaires n'y mettaient pas de courtisanerie. Bachtiari bey les dominait sans conteste par la souplesse, la vigueur et l'habileté.

La djerid boz s'acheva assez vite. Le seigneur persan revint vers sa visiteuse, un sourire éclatant sur son brun visage.

– Son Excellence vous fait remarquer que la djerid boz est l'exercice préféré de notre nation depuis les Mèdes. Au temps du roi Darius on se battait ainsi, et il est probable que cette coutume nous est venue de Samarcande, la capitale du Turkestan, où florissait alors une si brillante civilisation.

En public Bachtiari bey affectait toujours d'ignorer le français et passait par son interprète. Angélique ne voulut pas être en reste d'érudition.

– Les chevaliers du Moyen Age français s'affrontaient en tournois semblables.

– Ils en avaient rapporté le goût de leurs croisades en Orient.

« Bientôt ils vont me persuader que c'est à eux que nous devons d'être civilisés », pensa Angélique.

À la réflexion il lui apparut qu'il y avait, en effet, quand même un peu de cela. Elle était assez ignorante mais la fréquentation des Sermons lui avait enseigné pas mal de choses sur l'Antiquité et l'histoire des civilisations. Héritier de l'éblouissant passé assyrien, Bachtiari bey n'avait pas encore réalisé qu'il appartenait à un peuple décadent. Maintenant Angélique connaissait les sujets de conversation qu'exigeait la politesse. Il fallait parler « chevaux ». Son Excellence vanta une fois de plus le mérite de Cérès.

– Il dit qu'il n'a jamais vu un cheval de son pays à la fois aussi docile et aussi fougueux. Le roi de France l'a fort honoré par ce présent. Chez nous un tel cheval pourrait être échangé contre une princesse de sang royal.

Angélique dit que la jument venait d'Espagne.

– Voilà un pays où j'aimerais me rendre, constata l'ambassadeur. Mais il ne regrettait rien car sa mission l'amenait à connaître non seulement le plus puissant souverain de l'Occident, mais aussi les plus belles femmes qu'on réservait à la cour du grand monarque, ce qui n'était que justice.

Angélique profita de ces bonnes dispositions pour lui demander quand le moment serait venu pour lui de se présenter devant ce grand monarque.

Bachtiari bey retomba songeur. Avec un soupir il exposa que cela dépendait d'une part de son astrologue, mais d'autre part du degré de « techrifat », de dignité qu'on voulait bien reconnaître à son ambassade.

Pendant la conversation ils étaient rentrés dans la maison et avaient pénétré dans le salon, transformé à l'orientale. Dès la portière retombée il se remit à parler français.

– Je ne puis me présenter devant un roi qu'avec un cérémonial digne de ce roi et digne du souverain d'Orient qui m envoie.

– N'est-ce pas ce que notre... grand vizir, le marquis de Torcy, vous a proposé ?

– Pas du tout ! explosa le Persan. Il voulait me conduire en carrosse entre des gardes infidèles, comme un prisonnier et puis il prétendait, ce fieffé menteur de laquais de vizir, que je devais me présenter tête nue devant le roi... C'est à la fois insolence et indignité, car on doit se déchausser et rester couvert comme à la mosquée, devant Dieu.

– Nos usages sont inverses. L'on doit se découvrir devant Dieu dans nos églises. Je suppose que si un Français arrive devant votre roi avec des chaussures vous le faites déchausser ?

– C'est vrai. Mais s'il a une escorte d'honneur insuffisante on lui en fournit une... pour faire honneur au visiteur... et pour la dignité du Schah. Votre roi est le souverain le plus grand... Il doit m'honorer en m'accordant une entrée triomphale, digne de son règne à lui, faute de quoi je serais dans la nécessité de m'en retourner sans m'acquitter de ma mission.

Le ton était ferme et chagrin. Angélique osa demander :

– Ne risquez-vous pas la disgrâce pour n'avoir pas accompli votre mission ?

– Je risque ma tête... mais je préfère cela au déshonneur public chez vous.

Elle comprit que la situation était plus grave qu'on ne le pensait.

– Les choses s'arrangeront, dit-elle.

– Je ne sais pas.

– Il faut qu'elles s'arrangent. Ou alors je vous aurais porté la mauvaise chance... le « nehhoucet »...

– Bravo ! applaudit le Persan, égayé.

– Et je commettrais le crime d'avoir fait mentir un saint homme de chez vous, qui assurait que ma rencontre ne vous serait pas nuisible, alors que si l'on vous coupait la tête, preuve serait faite de son manque d'intuition. Ce serait une grande humiliation pour lui. Mon raisonnement est-il faux, Excellence ? Je ne suis qu'une femme et je suis étrangère.

– Vous ne vous trompez pas, je crois, dit sombrement Bachtiari bey, et votre cerveau est même au-dessus de votre beauté. Si ma mission réussit, je sais le présent que je demanderai à votre roi...

Un remue-ménage mêlé au son aigu des fifres se faisait entendre derrière la tenture.

– Voici mes serviteurs qui viennent pour le bain. Après le violent exercice du djerid boz il est bon de procéder à des ablutions.

Deux esclaves noirs portant une grande bassine de cuivre remplie d'eau bouillante entrèrent suivis d'autres domestiques qui portaient des serviettes, des flacons d'eau de senteur et des pâtes odoriférantes.

Bachtiari bey les suivit dans la pièce attenante, qui devait être celle des fameux bains turcs que le sieur Dionis avait fait construire. Angélique y aurait volontiers jeté un coup d'œil mais sa curiosité lui paraissait scabreuse. À certains moments les regards de Bachtiari bey ne la mettaient pas à l'aise, et plus elle pénétrait dans sa mentalité orientale plus son rôle d'ambassadrice lui paraissait risqué et comportant des servitudes, pour ne pas dire des obligations, auxquelles elle n'était pas du tout décidée à consentir. Elle songea vaguement à se retirer. Elle ferait expliquer que l'usage français ne lui permettait pas de demeurer plus de deux heures en tête à tête avec un homme. À moins que le Persan n'entrât en fureur, considérant son départ comme un nouvel affront ce qui, évidemment, envenimerait encore les affaires qu'elle devait rétablir. Au mouvement qu'elle avait ébauché pour se lever, le petit page s'empressa. Il devait être chargé de la distraire. Il approcha le lourd plateau de friandises, courut chercher d'autres coussins pour placer dans son dos et sous ses bras. Il prit une petite cassolette remplie de charbons ardents, y jeta une pincée de poudre et, agenouillé, tendit l'encensoir vers elle pour lui faire respirer la fumée bleue et odorante.