– Madame, reprit-elle après un instant de silence, je m'adresse à vous parce que vous avez la réputation d'être une femme riche, obligeante et discrète. Pourriez-vous me prêter 4 000 pistoles11 ?
Angélique eut besoin de sa maîtrise mondaine pour retenir un haut-le-corps.
– J'ai besoin de cette somme pour préparer mon voyage en Angleterre, continuait la princesse Henriette. Or, je suis criblée de dettes, j'ai déjà une partie de mes bijoux en gage et il est inutile d'aller crier misère auprès du roi. Pourtant c'est à cause de lui que je me rends en Angleterre. La mission dont il m a chargée est de première importance. Il s'agit d'empêcher mon frère Charles de se joindre à la ligue conclue entre les Hollandais, les Espagnols et les Teutons. Je dois briller, séduire, enjôler, faire aimer la France de toutes les façons, et cela ne me sera guère facile si je parviens là-bas serrée aux entournures par une robe trop étroite. C'est une façon de parler. Vous me comprenez, ma chère. Vous savez ce que sont ces ambassades. Il faut que l'or coule à pleines mains, acheter les consciences, les bonnes volontés, les signatures. Si je me montre avaricieuse, je ne réussirai pas. Or, il faut que je réussisse.
Elle était très volubile, une flamme aux joues, mais son aisance dissimulait de la gêne. Ce fut cet embarras, si rare chez elle, qui inclina Angélique à se montrer généreuse.
– Que Votre Altesse me pardonne de ne pouvoir combler tous ses vœux. J'aurai beaucoup de difficulté à convertir rapidement 4 000 pistoles. Mais je peux lui promettre avec certitude la somme de 3 000.
– Ma très chère, quel soulagement vous m'apportez ! s'écria Madame, qui visiblement n'en avait pas espéré autant. Vous pouvez être rassurée, je vous rendrai cet argent dès mon retour. Mon frère m'aime, il me fera certainement des présents. Si vous saviez quelle importance cela a pour moi ! J'ai promis au roi de réussir. Je le lui dois, car il a payé d'avance.
Elle avait pris les mains d'Angélique et les serrait avec reconnaissance. Les siennes étaient froides et fluettes. La nervosité la tenait au bord des larmes.
– Si j'échouais ce serait terrible. Je n'ai obtenu l'exil du chevalier de Lorraine qu'en échange de cette contrepartie. Si j'échouais, il reviendrait. Je ne pourrais plus supporter la vie avec ce débauché occupé à régner dans ma maison. Certes, je ne suis pas un ange. Mais l'abjection de Monsieur et des siens dépasse toutes limites. Je n'en puis plus. L'aversion qu'il y avait entre nous est devenue de la haine. Cet état de choses est l'œuvre du chevalier de Lorraine. Jadis j'ai cru pouvoir le circonvenir. Je sentais le danger qu'il représentait. Si j'avais été plus riche alors peut-être y serais-je parvenue, mais Monsieur lui offrait des sommes énormes, des apanages, que le roi accordait volontiers. Je ne pouvais être la plus forte. En guisard qui ne rougit de rien pourvu qu'il arrive, il a opté contre moi, il a pris Monsieur, la honte et l'argent.
Angélique n'essayait pas d'arrêter ce flot de paroles. Elle voyait que la princesse subissait une réaction nerveuse. Elle avait dû être fort angoissée à propos de ce prêt, et douter jusqu'au dernier moment de pouvoir l'obtenir. Ses meilleures amies l'avaient habituée plutôt aux trahisons et aux abandons qu'aux générosités.
– Vous me promettez que je pourrai disposer de cette somme avant mon départ ? interrogea-t-elle, de nouveau inquiète.
– Je m'en porte garante, Votre Altesse. Il faudra que je consulte mon intendant, mais d'ici une huitaine de jours 3 000 pistoles vous seront remises.
– Que vous êtes bonne ! Vous me rendez l'espoir. Je ne savais plus de quel côté me tourner. Monsieur est tellement aigri à mon sujet depuis le départ du chevalier. Il me traite comme la dernière des créatures...
À petites phrases hachées elle continua ses confidences. Elle les regretterait plus tard, sans doute ; l'expérience lui avait appris qu'elle plaçait toujours mal sa confiance. Elle se dirait que cette Mme du Plessis était ou dangereuse ou sotte. Pour le moment elle goûtait l'impression rare d'avoir près d'elle une oreille amicale. Elle disait la longue lutte soutenue depuis des années pour essayer de sortir elle-même son ménage et sa maison du bourbier où ils s'enlisaient. Mais tout avait mal commencé. Jamais elle n'aurait dû épouser Monsieur.
– Il est jaloux de mon esprit et la peur qu'il a qu'on ne m'aime ou qu'on ne m'estime me donnera toute ma vie des ennuis.
Elle avait espéré être reine de France. Cela, elle ne le dit pas. C'était un des sourds griefs qu'elle avait contre Monsieur : qu'il ne fût pas son frère. Et la façon dont elle parlait du roi était teintée d'amertume.
– Sans cette crainte qu'il a de voir mon frère Charles faire alliance avec la Hollande, jamais je n'aurais rien obtenu. Mes pleurs, ma honte, mes douleurs, peu lui importait. Il voit sans déplaisir la dégradation de son frère.
– Votre Altesse Royale n'exagère-t-elle pas son ressentiment ? Le roi ne peut se réjouir de...
– Si fait, si fait, je le connais bien. C'est assez avantageux pour celui qui règne de voir ceux qui le touchent de près par la naissance tomber au plus bas des vices. Sa grandeur et sa fermeté d'âme en sont rehaussées. Les mignons de mon époux ne menacent pas le pouvoir royal. Il ne leur faut que de l'or, des présents, des charges lucratives. Le roi accorde à pleines mains. M. de Lorraine obtenait de lui tout ce qu'il voulait. Il se portait garant de la fidélité de Monsieur. Le roi n'avait pas à craindre de le voir se transformer en frondeur, comme son oncle Gaston d'Orléans. Mais cette fois j'ai parlé haut. Puisqu'il fallait passer par moi, on en passerait par où je voulais. J'ai rappelé que je suis fille de roi et que si l'on me maltraitait j'avais un frère roi, qui me vengerait.
Elle respira profondément et posa la main sur son cœur pour en contrôler les battements.
– Je me vois enfin victorieuse, et pourtant je ne peux m'empêcher de craindre. Tant de haines m'entourent. Monsieur m'a menacée à plusieurs reprises de m'empoisonner.
Angélique sursauta.
– Madame, ne vous laissez pas aller à des idées morbides.
– Je ne sais pas si ce sont des idées morbides ou, au contraire, une vue lucide des faits. L'on meurt facilement de nos jours !
Angélique pensa à Florimond et aux exhortations de l'abbé de Lesdiguières et la peur se leva brusquement en elle comme un reptile glacé.
– Si telle est la conviction de Votre Altesse il faudrait mettre tout en œuvre pour vous défendre, et communiquer vos soupçons à la police afin de vous faire protéger.
Madame la regarda comme si elle venait de dire la chose la plus incongrue du monde, puis elle éclata de rire.
– Vous avez de ces réactions communes qui m'étonnent de vous ! La police ? Vous voulez parler de ces grossiers personnages que gouverne M. de La Reynie, tels, entre autres, que ce Desgrez qui a été chargé d'arrêter mon conseiller Cosnac, l'évêque de Valence ? Ah ! fi, ma chère, je ne les connais que trop et ce ne sont pas eux qui viendront fourrer leurs longs nez rouges dans nos affaires.
Elle se leva, défroissa sa robe de faille bleu-glacier d'un geste agile. Plus petite qu'Angélique elle avait, en la regardant, un port de reine qui la grandissait.
– Souvenez-vous que nous n'avons pas d'autres ressources à la Cour que de nous défendre seuls ou... de mourir, dit-elle tranquillement.
Elles revinrent en silence. Le parc était bien beau, avec ses pelouses vertes et ses arbres aux essences rares, que le vent remuait. Ici, rien de la raideur somptueuse des jardins de Versailles. Madame avait imposé le goût anglais, et c'était peut-être le seul que Monsieur partageait avec elle. Quand le roi venait à Saint-Cloud il souffrait de ce qu'il appelait : ce désordre.
Les lèvres de la jeune princesse eurent un sourire mélancolique. Rien ne la distrayait plus de la peur confuse qui hantait ses jours.
– Si vous saviez, dit-elle encore. Je voudrais tellement, tellement rester en Angleterre, et ne plus jamais revenir ici !
*****
– Madame, réclamaient les gueux, Madame, quand irons-nous chez le roi pour faire toucher nos écrouelles ?
Ils s'entassaient nombreux dans les parloirs de l'hôtel du Beautreillis. Passer par l'intermédiaire d'Angélique leur paraissait déjà un gage de guérison. Elle leur promit que le dimanche suivant ils participeraient à la cérémonie prévue. Elle s'était renseignée et connaissait les démarches à suivre, mais très occupée par ses préparatifs pour sa rentrée à la Cour, elle songea à Mme Scarron et se rendit chez elle pour lui demander d'avoir l'obligeance de mener son petit troupeau au médecin du roi. Cela lui fit faire réflexion qu'elle n'avait pas vu la jeune veuve depuis fort longtemps. La dernière fois... mais c'était au cours de cette fête à Versailles en 1668. Deux ans ! Qu'était devenue Françoise depuis ? Avec remords Angélique fit arrêter sa chaise devant la porte de l'humble maison où Mme Scarron, depuis des années, cachait sa pauvreté.
Elle tambourina en vain. Pourtant, à de menus indices, elle avait l'impression que quelqu'un se trouvait dans la maison. Peut-être une servante ? Mais alors pourquoi n'ouvrait-elle pas ? De guerre lasse, Angélique renonça. Au carrefour suivant, un embarras de carrosses obligea les porteurs à s'arrêter. Angélique, en jetant machinalement un regard en arrière vers la rue qu'elle venait de quitter, eut la surprise de voir la porte de la maison de Mme Scarron s'ouvrir et la jeune veuve elle-même en sortir. Elle était masquée et étroitement enveloppée d'une mante sombre mais son amie reconnut, sans doute aucun, la silhouette gracieuse de la belle Indienne.
– Voilà qui est trop fort, s'écria-t-elle en sautant hors de sa chaise.
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