– Compte sur moi.
– Même si tu es témoin d'un crime ?... Du crime le plus horrible qu'on puisse imaginer ?...
– Je ne flancherai pas.
– Si tu flanches, c'est ta mort et la mienne.
Il y eut un déclic imperceptible et le trait lumineux d'une porte se traça dans les ténèbres. Angélique colla son œil à cet huis à peine entrouvert. Elle ne distingua d'abord rien. Puis peu à peu, émergeant de vapeurs étranges à l'odeur pénétrante, elle distingua le mobilier d'une chambre où brûlaient trois gros cierges. Puis elle entendit des chants qui ressemblaient à des chants d'Église. On voyait se mouvoir des ombres. Un homme, assis sur ses talons, psalmodiait à quelques pas d'eux, un gros missel entre les mains, en se balançant d'avant en arrière. Il avait une voix de sacristain aviné. Perçant le nuage des fumigations dont les cassolettes posées sur des réchauds faisaient entendre de légers bouillottements, un homme de haute stature s avança. Angélique sentit une sueur glacée coller sa chemise. Jamais de sa vie, pensa-t-elle, elle n'avait vu un être humain aussi effrayant. C'était un prêtre, car il portait une sorte de chasuble blanche brodée de pommes de pin noires. Très âgé, malgré une allure élancée, la vieillesse se trahissait chez lui par une sorte de pourriture intérieure qui effleurait jusqu'à son visage bouffi, couleur lie-de-vin, aux veines violettes s entrecroisant sur les joues, à fleur de peau. Il donnait l'impression d'un corps en décomposition relevé de sa tombe et qui oserait se mêler encore au monde des vivants. Sa voix aux sonorités caverneuses et humides se cassait sur un chevrotement sénile qui ne lui ôtait pourtant pas une curieuse autorité. Il louchait complètement d'un œil, la prunelle dansante, follement aux aguets, semblait tout voir, percer tous les secrets. En reconnaissant dans l'une des femmes agenouillées devant lui la devineresse Catherine Mauvoisin, Angélique comprit le sens de la scène qu'elle avait devant elle. Elle se recula défaillante, et dut s'appuyer au mur.
Barcarole lui saisit la main et la serra fortement. Il chuchota :
– Va donc, ne crains rien. Ils ne peuvent savoir que tu es là.
– Le démon le saura, lui : c'est un esprit... balbutia Angélique, qui claquait des dents.
– Le démon est parti. Vois, la cérémonie est presque terminée.
Une autre femme s'avançait et s'agenouillait. Elle souleva son voile et Angélique reconnut Mme de Montespan. La stupeur lui fit un instant oublier son effroi. Comment Athénaïs, si intelligente, si orgueilleuse, osait-elle fourvoyer son corps de déesse dans cette sinistre parodie !
Le prêtre lui tendit un livre sur lequel la marquise posa ses deux mains blanches, aux bagues chatoyantes. D'une voix d'écolière qui tremblait, elle récita une prière.
– Au nom d'Astorah, Asmodée, princes de l'Amitié : Je demande l'amitié du roi et de Monseigneur le Dauphin, qu'elle me soit continue, que la reine soit stérile, que le roi quitte son lit et sa table pour moi, que mes rivales périssent...
Angélique la reconnaissait à peine. C'était une femme égarée, entraînée par sa passion dans les méandres d'une aventure horrible, dont elle ne voyait même plus le vrai sens. Les vapeurs bleuâtres s'épaissirent, mêlées à l'acre parfum de l'encens, puis se
dissipèrent en nuages légers qui s'effilochaient, ouatant les visages et leur donnant, avec leur expression floue, l'inconsistance des mauvais rêves.
Le chantre s'était tu. Il avait fermé son livre et s'était relevé. Il attendait le départ de l'assemblée en se grattant les côtes.
La voix de Mme de Montespan questionna :
– Avez-vous la chemise ?
– C'est vrai, la chemise ! fit la Voisin qui se relevait. Pour sûr on n'a eu garde de l'oublier, Madame, au prix où vous nous l'avez payée. Mais c'est du beau travail, vous m'en direz des nouvelles. Je l'ai confiée à ma fille, dans le panier. Margot, apporte le panier.
Une fillette d'une douzaine d'années surgit du brouillard, posa un panier sur le tapis et en sortit avec mille précautions une chemise de nuit de voile rose aux broderies d'argent arachnéennes.
– Prends garde de ne pas trop y mettre les doigts, dit la mère. Sers-toi des feuilles de platane que j'ai préparées...
Angélique dans sa cachette se mordit le poing jusqu'au sang. Elle venait de reconnaître entre les mains de cette gamine dangereuse l'une de ses chemises préférées.
– Thérèse ! fit une voix.
La servante d'Angélique se présenta avec, sur son visage de brune arrogante, l'expression pénétrée des imbéciles qui jouent un grand rôle.
– Prenez ça, ma fille, dit la Voisin. Allez-y avec précaution. Tenez, je vous donne aussi des feuilles de platane pour la tenir, ça vous protégera... Ne referme pas le panier, Margot, on va y mettre... ce que tu sais.
Elle s'en alla vers le fond de la pièce et revint, tenant un petit paquet de linges blancs sur lequel s'épanouissaient des étoiles de sang.
Angélique crispa ses paupières, les deux mains serrées sur sa poitrine pour contenir les cris d'horreur qui lui montaient aux lèvres : « Assassins ! Misérables ! Monstrueux assassins ! » Les confidences de Marie-Agnès s'inscrivaient en lettres de feu devant ses yeux... « Ils lui ont percé le cœur avec une longue aiguille... »
Elle n'avait plus la force de regarder. Elle entendit qu'on rangeait dans un remue-ménage de sacristie, de cierges soufflés et de vases d'argent entrechoqués. Le timbre sépulcral et fêlé du prêtre dit :
– Veillez à ce que les sentinelles ne regardent pas au panier.
Le ricanement de la Voisin lui répondit :
– Pas de danger. Avec toutes les protections que j'ai ici, ils me font plutôt des courbettes, les gardes, quand ils me voient passer.
Le silence régna subitement. Angélique rouvrit les yeux sur l'obscurité. Barcarole avait refermé la porte.
– On en sait assez comme ça. Et toi tu n'es guère capable d'en supporter plus. Caltons. Des fois qu'on se ferait coincer par ce rat de Bontemps qui furète partout la nuit. Revenu dans l'appartement d'Angélique, il se hissa sur la pointe des pieds pour atteindre le flacon d'eau-de-vie de prune et en verser deux verres.
– Bois ça. Tu es couleur de lune. Tu n'as pas l'habitude, comme moi. Dame, j'ai servi deux ans de portier chez la Voisin. Je la connais bien. Je les connais tous. Oh ! elle, c'est pas une mauvaise femme. Elle a beaucoup de science, surtout en chiromancie et en physionomie ; elle les a étudiées depuis l'âge de neuf ans. Elle m'a dit que ceux qui viennent se faire regarder dans la main, la plupart finissent toujours par lui confier qu'ils veulent être débarrassés de quelqu'un. Au début elle avait coutume de répondre que les gens dont ils voulaient être défaits mourraient quand il plairait à Dieu. Alors on lui disait qu'elle n'était pas bien savante. Maintenant elle a changé de manières. Alors elle est riche ! Ha ! Ha !
Barcarole claqua sa langue après avoir bu et se servit de nouveau.
– Ce qui me tracasse, c'est cette histoire de chemise. Elle est à toi, hein ?
– Oui.
– Je m'en suis douté. La vue de la Thérèse, ta servante, dans ce sabbat m'a mis la puce à l'oreille. Sûr et certain que la Montespan continue à vouloir t'envoyer ailleurs, dans un pays dont on ne revient pas. Elle a de nouveau payé la Voisin pour te fabriquer un petit médicament de sa façon. Je sais qu'il n'y a pas si longtemps la devineresse est allée en Auvergne et en Normandie pour demander des secrets afin d'empoisonner sans qu'il y parût.
– Maintenant que je suis prévenue j'éviterai le piège. D'ailleurs, je sais à qui demander conseil.
Elle but avec application un second verre.
– L'autre, le prêtre, qui était-ce ?
– L'abbé Guibourg. Il est sur la paroisse de Saint-Marcel, à Saint-Denis. Il en a fait des choses pour le démon. C'est lui qui immole les enfants pour leur boire le sang.
Angélique rassembla ses forces afin de dire tout bas :
– Tais-toi !
– Il y a chez la Voisin un four où elle a brûlé pas moins de deux mille enfants nés avant terme ou immolés.
– Tais-toi !
– Du beau monde, pas vrai, Marquise ? Et qui a de belles relations ! Tu as vu celui qui braillait des psaumes, près de nous. C'était Lesage, le « grand auteur » de la sorcière. Il paraît que Mme de La Roche-Guyon est la marraine de sa fille. Hou ! Hou ! Hou !
– Tais-toi ! cria Angélique, hors d'elle.
Elle saisit une statuette sur la console et la lança dans sa direction. La statuette se brisa au mur. Barcarole fit une cabriole et, toujours ricanant, s'en fut vers la porte. Elle entendit le hululement de son rire décroître dans le couloir.
*****
Quand le lendemain soir, Thérèse entra dans la chambre portant la chemise de voile rose, Angélique était à sa coiffeuse, en peignoir. Elle surveilla dans le miroir la servante, qui déposait la lingerie sur le lit avec précaution puis préparait l'oreiller et le revers du drap pour la nuit.
– Thérèse !
– Madame la marquise ?
– Thérèse, sais-tu que je suis très contente de tes services...
La fille tressaillit et se dandina avec un sourire faux.
– Madame la marquise me fait bien du plaisir.
– Je voudrais aussi te faire un petit présent, tu le mérites. Comme tu es coquette, je vais te donner cette chemise que tu viens d'apporter. Prends-la.
Il y eut un silence. Angélique se retourna. Le visage devenu cendreux de la fille était un aveu terrible.
Un sursaut de colère et d'indignation mit Angélique debout.
– Prends-la, répéta-t-elle d'une voix sourde, les dents serrées. Prends-la.
Elle s'approcha d'elle et ses yeux verts fulguraient comme des émeraudes.
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