– On l'enlèvera, fit-il, rassurant.

Les bras autour d'elle l'enfermaient dans un cercle de sécurité. Le cauchemar s'éloignait. En cet instant nul ne pouvait plus l'atteindre.

– Il faut cesser d'avoir peur, murmura Desgrez, la peur appelle la défaite, tu es aussi forte que les autres. Tu peux tout. Qu'est-ce qui peut te faire peur encore à toi qui as tué le Grand Coësre13 ? Est-ce que tu ne crois pas que ça serait dommage de « leur » laisser la partie ? Est-ce qu'« ils » en valent la peine ? Est-ce qu'ils sont dignes de s'offrir la mort d'une marquise des Anges ? Bernique ! Ça m'étonnerait. De la charogne en dentelles, voilà ce qu'ils sont et tu le sais bien. On ne se livre pas à des ennemis de ce genre.

Il lui parlait tout bas, comme à une enfant que l'on raisonne, la retenant d'une main tandis que de l'autre il ôtait méthodiquement les épingles de son plastron, dénouait les liens de ses jupes. Elle retrouvait ses gestes sûrs de chambrière, qui, s'ils en révélaient beaucoup sur la diversité des aventures amoureuses du policier Desgrez, donnaient au moins aux femmes la réconfortante impression d'être entre les mains de quelqu'un qui s'y connaissait. Elle commençait à peine à se demander, dans un éclair de lucidité, si elle devait le laisser faire, qu'elle se trouvait déjà à demi nue entre ses bras. Un miroir au mur lui renvoya la vision de la blancheur de son corps, émergeant du rempart de velours bleu et de dentelles que formaient à ses pieds ses vêtements rejetés.

– Et voici la belle de jadis !

– Suis-je donc toujours belle, Desgrez ?

– Encore plus belle, pour mon malheur. Mais ton petit nez est froid, tes yeux sont tristes, ta bouche est dure. On ne l'a pas assez baisée.

Il lui prit les lèvres pour un baiser rapide. Il ne la brutalisait pas, la sentant brisée, déshabituée de l'amour par des tourments obsédants ; mais à mesure qu'elle se rassurait, il accentuait la hardiesse de ses caresses, riant de la voir perdre son expression abattue, tandis qu'un sourire hésitant affleurait son visage. Sous la flatterie de sa main brûlante elle creusait les reins, se renversait doucement contre son épaule.

– Plus si fière que tout à l'heure, hein, marquise ? Qu'est-ce qui reste une fois les beaux atours enlevés ? Une petite chatte avec des yeux verts tout brillants qui réclament. Une petite caille dodue, nourrie à la table du roi... Tu étais plus maigre autrefois. On sentait les os sous la peau... Maintenant tu es toute en rondeurs. Tendre à point... Petite caille ! Petite colombe ! Roucoule un peu. Tu en meurs d'envie.

Desgrez était toujours Desgrez. Le drap de son bel habit cachait bien le même cœur, la même poitrine vigoureuse, que sa casaque râpée de jadis. Ses mains étaient toujours les mêmes, autoritaires et attentives, sachant ce qu'elles voulaient obtenir et le recherchant insidieusement, jusqu'à ce qu'elle se trouvât contre lui comme paralysée par l'envahissement doucereux du plaisir.

C'était bien le même regard d'oiseau de proie, un peu moqueur, qui guettait sa reddition, s'amusant de son impatience, de sa fébrilité amoureuse, des aveux balbutiants dont elle rougirait plus tard.

Enfin il l'emporta vers l'alcôve, au fond de la pièce, loin des chandeliers, et elle aima l'ombre où il l'ensevelissait, la fraîcheur du lit, l'anonymat du corps viril qui la rejoignait. À tâtons elle rencontra son torse velu, retrouva une odeur oubliée, et dans le délire où elle chavirait elle se souvint que Desgrez était le seul amant qui ne l'eût pas respectée et qui ce soir encore, sans doute, ne la respecterait pas. Déjà il en manifestait l'intention. Elle ne se défendit pas. Par un paradoxe qu'elle ne cherchait pas à analyser elle s'apercevait que si l'homme l'avait parfois effrayée et révoltée, l'amant lui inspirait une confiance infinie. Avec lui elle était à l'aise. Lui seul possédait l'art inimitable de mettre l'amour et les femmes à leur place. Une bonne place, où ses maîtresses, ni méprisées ni idolâtrées, se sentaient les joyeuses compagnes de ces ébats savoureux, de ces jouissances païennes qui rendent le sang chaud, le corps bien vivant et la tête légère.

Elle s'abandonna sans réticences à la houle de sensualité qui l'envahissait. Elle se laissa rouler dans le flux enivrant. Avec Desgrez on pouvait se permettre d'être vulgaire. On pouvait crier, délirer, dire n'importe quoi, rire ou pleurer bêtement. Il connaissait toutes les façons d'éveiller et de stimuler le désir et la volupté d'une femme, en jouait en maître. Il savait se montrer exigeant ou encourageant tour à tour. Angélique, en son pouvoir, perdait la notion du temps. Il ne la laissa quitte qu'à bout de forces, suppliante et grisée à la fois, un peu marrie, un peu honteuse, et tout au fond émerveillée de ses propres ressources.

– Desgrez ! Desgrez ! répétait-elle, d'une petite voix enrouée qui l'émouvait, je n'en peux plus... Oh ! quelle heure est-il ?

– Fort tard, sans doute.

– Mon équipage qui m'attend en bas !

– Les gens de ma maison ont dû en prendre soin.

– Il me faut partir.

– Non. Il faut dormir.

Il la retint contre lui, sachant qu'un court sommeil balaierait les derniers miasmes de sa peur.

– Dors ! Dors ! Tu es très belle !... Tu sais tout faire : l'amour et la nique aux policiers... Tu as le roi de France à tes pieds... Et la vie devant toi. Tu sais bien qu'il y a quelque chose qui t'attend là-bas, au fond de la vie... Tu ne vas pas y renoncer. Tu sais bien que c'est toi qui es la plus forte...

Il parlait et il entendait son souffle léger et régulier, dans le profond sommeil où elle avait coulé à pic, comme une enfant. Alors il bougea un peu afin de blottir son front dur sur sa poitrine entre les seins tièdes et gonflés.

« Une seule heure pour une seule femme dans une seule vie, songeait-il, peux-tu te permettre cela, policier, d'être amoureux ? Il vaudrait mieux pour toi qu'elle soit morte et tu lui as rendu la vie. Imbécile !... »

Chapitre 21

– Et maintenant Desgrez, que faut-il faire ?

– Tu le sais aussi bien que moi.

Il l'aidait à se revêtir dans les premières lueurs de l'aube, qui faisaient pâlir les chandelles.

– Ce qu'il faut faire ? Payer la servante pour empoisonner, la suivante pour espionner, le laquais pour assassiner.

– Vous me donnez d'étranges conseils, policier.

Desgrez lui fit face pour la regarder dans les yeux. Son visage était farouche.

– Parce que c'est toi qui as raison, dit-il. La justice ne peut pénétrer là où tu vis. Trop haut placé pour la Justice ! M. de La Reynie le sait aussi. Lorsqu'on fait appel à nous c'est pour la parodie, et nous serions plutôt chargés d'arrêter les honnêtes gens comme ce brave évêque Valence, le conseiller de Madame, qu'il fallait punir de sa bonne influence sur Monsieur. Un jour nous parviendrons là-haut et la justice frappera pour tous. Mais l'heure n'est pas encore venue. Et c'est pourquoi je te dis : tu as raison. Dans un monde mauvais on doit être mauvais. Tue, et tue encore s'il le faut. Je ne veux pas que tu meures.

Il la retint contre lui, regardant avec fixité au delà de la tête blonde.

– Il faut devenir comme les autres. Tu as bien une petite idée de ce qui lui ferait peur à cette femme ? De ce qu'elle craint ?

– Comment savez-vous que c'est une femme ? interrogea Angélique, les yeux arrondis d'effroi.

– L'histoire de la chemise, c'est une idée de femme. Et je ne vois pas pourquoi un homme voudrait te supprimer. Bien sûr elle n'est pas seule, mais c'est elle qui commande. Tu sais pourquoi elle te hait et tu sais ce qu'elle redoute, cette putain. Tu dois lui prouver que tu es aussi forte qu'elle, la mater, lui faire comprendre qu'elle doit cesser de faire joujou avec le crime. C'est malsain. Ça peut lui retomber sur l'estomac, un jour.

– Je crois que j'ai une idée, dit Angélique.

– Bravo !

Il passa derrière la jeune femme pour fixer les nœuds de la troisième jupe.

– Voilà comment on devient une femme dangereuse, dit-il avec son sourire caustique. Et voilà comment d'un homme coriace on fait un petit mouton. Qu'est-ce qu'il y a encore pour le service de Mme la marquise ? Quel conseil dois-je encore donner ? Quelle sottise dois-je commettre ?

Il tournait autour d'elle avec des gestes de tailleur mondain, faisant bouffer d'une chiquenaude le manteau de robe relevé, rectifiant un pli ici et là, et sa mimique maniérée contrastait avec l'expression furieuse de son visage.

– Au moins, sauve ta vie. Que je me pardonne.

Angélique le regarda bien en face et il put voir, au fond de ses prunelles transparentes, s'allumer une lumière, sa force de femme avertie et indomptable.

– Je la sauverai, Desgrez. Je vous le promets.

– C'est bon. Je n'aurai donc pas entièrement perdu mon temps dans cette affaire. Au collier maintenant.

Les mains habiles repassèrent autour de son cou les parures, regarnirent ses poignets et ses bras.

– Et toc ! Et toc ! acheva-t-il en lui accrochant ses pendants d'oreilles. Voici la jument royale harnachée.

Elle lui donna un petit coup d'éventail, renonçant à se fâcher.

– Insupportable policier !

Mais elle redressait le buste sous la charge somptueuse, se sentant à nouveau grande dame. Ainsi elle pourrait affronter Mme de Montespan. Elle savait que, quand elle le voulait, son port de tête, sa démarche, pouvaient être au moins aussi intimidants que ceux de la Mortemart. Et elle avait pour elle l'amour du roi, et déjà la soumission empressée d'une Cour qui ne voulait plaire qu'au monarque et rejetterait d'un seul coup l'idole passée. Les yeux bleus seraient bien contraints de se baisser devant l'éclat des yeux verts. Angélique redressa le menton et marcha vers la porte. Desgrez la retint, posant lourdement ses deux mains brunes et musclées sur ses épaules.