– On pourrait s'entendre avec le Franc-Ripault15 s'il voulait. Pourquoi qu'il nous flanque tous ses rouaulx, toutes ses gaffres à nos trousses ? Est-ce qu'il en veut de la police chez lui ! La police c'est bien pour les bourgeois. Pour les imbéciles, quoi. Un imbécile, ça doit être honnête. Y devrait comprendre. On doit travailler, nous. Ou bien alors de quoi vivra-t-on ? La prison ! La prison ! La corde ! La corde ! Et j'te prends et j't'enferme ! Et les galères pour les voleurs, l'Hôpital général pour les mendiants. Et quoi encore ! C'est l'extermination qu'il veut, ce La Reynie de malheur.

Il s'était lancé dans le récit de ses doléances. Les beaux jours de la Cour des Miracles étaient finis depuis que M. de La Reynie avait pris le titre de lieutenant de police et qu'on avait allumé des lanternes dans Paris.

– Et celui-là, dit-il enfin, en désignant Malbrant-Coup-d'épée du tuyau de sa pipe, qui est-ce ?

– Un ami. Tu peux avoir confiance. On l'appelle Coup-d'épée. J'ai besoin de lui pour une petite comédie. Mais il ne peut pas la jouer tout seul. Il m'en faudrait trois ou quatre autres.

– Qui savent bien jouer la comédie... avec une épée ou un gourdin ? Ça peut se trouver.

Elle exposa son plan. Un homme qui avait rendez-vous avec la devineresse Mauvoisin pour lui porter une lettre dans un estaminet derrière les remparts de Villeneuve. Il s'agissait de l'attendre quand il sortirait de son entretien avec la sorcière. Les spadassins guettant au-dehors sauteraient sur lui...

– Et couic ! dit Cul-de-Bois avec un geste de la main vers son cou.

– Non. Je ne veux pas de sang. Je ne veux pas de crime. Je veux seulement que cet homme parle et fasse sa confession. Malbrant s'en chargera.

L'écuyer se rapprocha, son œil gris en éveil.

– Le nom de cet homme ?

– Duchesne, premier officier du Gobelet. Vous le connaissez.

Malbrant se frappa les pectoraux avec satisfaction.

– Voilà une besogne qui me plaît fort. Il y a déjà un moment que je voulais lui dire deux mots.

– Ce n'est pas tout. Il me faut un complice chez La Voisin, quelqu'un qui l'accompagnerait, qui serait là pendant que Duchesne lui remettra la lettre. Quelqu'un d'un peu futé et surtout qui serait assez habile de ses mains pour s'emparer de ce papier avant qu'on le brûle.

– Ça peut se trouver, dit encore Cul-de-Bois après avoir réfléchi. Il fit appeler un nommé Feu-Follet, pâle voyou aux cheveux de flamme, qui n'avait pas son pareil pour fouiller les poches les plus profondes et dissimuler ses larcins dans ses manches. Mais sa chevelure rousse le faisait repérer, et après de multiples séjours au Châtelet et quelques séances sur le chevalet du bourreau qui l'avaient rendu difforme et boiteux, on ne savait plus à quoi l'employer. Subtiliser une lettre à la barbe et au nez de toute une compagnie serait pour lui un jeu.

– Il me faut cette lettre, insista Angélique, je la paierai prix d'or.

*****

La difficulté de joindre La Voisin et de l'accompagner dans un rendez-vous aussi secret ne paraissait pas insurmontable aux bandits. Ils avaient par là, dans la maisonnée même de la devineresse, de nombreuses complicités. On cita Le Picard, qui lui servait de valet, et le Cosaque, qui était l'amoureux de sa fille. Par eux, Feu-Follet se faisait fort d'être engagé ce soir pour lui porter son flambeau ou son sac. Bien qu'ayant monté les échelons de la société, la devineresse conservait un pied dans la matterie. Elle savait qu'il y avait utilité à être alliée avec le Grand Coësre. À l'occasion, elle « crachait au bassinet ».

– Y a pas qu'elle qui a compris, pas vrai ? dit Cul-de-Bois en jetant un regard entendu à Angélique. Chez nous pas moyen de se lâcher, ou bien c'est la mort. Les faux frères, on ne les rate pas.

Il redressa son buste énorme, sanglé dans un justaucorps militaire à brandebourgs dorés, il s'appuyait sur ses poings velus, dans l'attitude d'un gorille, dont il avait le visage noueux au regard terrible.

– La puissance des truands est éternelle, beugla-t-il. Tu n'en viendras jamais à bout, Franc-Ripault. Elle renaîtra toujours des pavés de la ville.

Angélique serra sa mante autour d'elle. Elle se sentait pâlir. Dans la lueur fumeuse des lampes à l'huile, la face du Grand Coësre, sous son chapeau à plumes d'autruche, lui apparaissait marquée d'un sceau de damnation. Elle voyait se pencher vers elle des trognes rouges, des faciès barbus sur lesquels tranchait le masque blafard du rouquin Feu-Follet. Elle connaissait la plupart des spadassins que Cul-de-Bois avait fait appeler parmi ses gardes : « La Pivoine », l'ivrogne invétéré, « Mort-aux-Rats », l'Espagnol, quelques autres encore dont elle avait oublié les noms, et un nouveau venu, « Tête de Mort », dont la mâchoire entière était à nu, car la compagnie du Saint-Sacrement lui avait fait couper les deux lèvres comme blasphémateur. En vérité, ce n'était pas de peur qu'elle tremblait car elle avait appris les règles du jeu qui pouvaient la faire communiquer avec ce monde sordide. La matterie ne pardonnait pas aux traîtres, mais ne trahissait pas les siens. Triomphants ou misérables, le « frangin », la « frangine », qui avaient fait preuve de loyauté et qu'un jour avait liés à la pègre de Paris le serment des gueux, auraient toujours droit à l'aide de leurs pairs. S'ils étaient pauvres, l'écuelle de soupe serait toujours versée pour eux, s'ils étaient puissants les rapières se lèveraient contre leurs ennemis. Le lien était indestructible. Barcarole l'avait prouvé. Cul-de-Bois ne se dérobait point. Non, Angélique ne les craignait pas. Leur cruauté de loups aux dents longues lui inspirait moins d'effroi que celle de certains beaux personnages raffinés, leurs loques puantes la dégoûtaient moins que les beaux atours cachant d'atroces vilenies. Mais en écoutant cette voix tonitruante du Grand Coësre, ces beuglements de conque maudite éveillaient en elle d'affreux souvenirs. Angélique éprouvait le vertige d'une chute mortelle, l'impression d'être précipitée des hauteurs fastueuses auxquelles elle était parvenue, dans la désespérance sans fond de l'Enfer. « Il faudra donc toujours en revenir là », songeait-elle. Il lui sembla qu'elle emportait dans les plis de son manteau l'odeur indélébile de la misère et de son passé. Un mystère ineffaçable. Tous les parfums du monde, tous les diamants du monde, toute la gloire du roi sur elle ne pourraient l'effacer. En se retournant vers le palais du Grand Coësre dressant ses pignons tordus et ses arceaux ruinés sur le ciel rouge du soir, eut-elle la vision de cet autre crépuscule qui verrait M. de La Reynie, dressé sur son cheval, à cette place même parmi ses archers en armes ? Les cadavres des truands joncheraient le sol, à travers la cité hétéroclite des vieux carrosses, des taupinières, des cloîtres abandonnés, la cité longtemps interdite du Faubourg Saint-Denis, prise d'assaut en une suprême et féroce bataille. Devant le bastion du Grand Coësre, un héraut, après avoir embouché sa trompette, déploierait son parchemin pour déclamer :

– Écoutez tous, malandrins qui vous terrez là. De par le roi il est annoncé que grâce sera accordée à ceux qui se rendront. Mais les douze derniers qui seront pris seront pendus.

Marché terrible. Personne ne voudrait être parmi les douze derniers. Comme une nuée de cloportes, les marcandiers, les capons, les convertis, les drilles et les narquois, les piètres et les malingreux, les coquillards et les polissons, les sabouleux et les francs-mitons, les marauds et les mercelets s'enfuiraient, se fondraient dans les premières ombres de la nuit. Au fond de son antre on trouverait Cul-de-Bois, l'homme-tronc, seul et rugissant, et d'un coup de flamberge un archer lui transpercerait la gorge. Ainsi finira, par un soir sanglant de 1680, la Cour des Miracles de Paris16, la longue lutte séculaire entre le roi de Thunes et le roi de France.

*****

Angélique, de retour chez elle, s'était assise devant son secrétaire. La visite au Faubourg Saint-Denis l'éprouvait plus que la pensée de la partie qui allait se jouer cette nuit, dans les parages de la collégiale de Villeneuve. Les détails étant réglés, il n'y avait plus qu'à attendre, en évitant le plus possible de penser. Vers 10 heures, Malbrant-Coup-d'épée vint la trouver. Il s'était masqué d'un « loup » gris et s'enveloppait d'un manteau couleur de muraille. Elle lui parla tout bas, comme si l'on avait pu l'entendre dans le silence de sa chambre somptueuse, où elle avait accueilli naguère l'amour de Rakoczi.

– Vous savez aussi bien que moi ce que je veux obtenir de Duchesne. C'est pourquoi je vous ai choisi. Qu'il dévoile les projets de celle qui l'envoie, qu'il cite les noms de ceux qui pourraient me nuire... Mais ce qu'il faut surtout, c'est la lettre. Guettez à la fenêtre de l'estaminet. S'il fait seulement mine de s'en défaire avant que Feu-Follet ait pu la subtiliser, bondissez avec vos hommes. Tâchez aussi d'obtenir les mixtures, les poisons que La Voisin lui confiera...

Elle attendit.

Deux heures après minuit, à nouveau le bruit lointain de la petite porte dérobée par laquelle Malbrant-Coup-d'épée avait quitté l'hôtel lui parvint, puis sur les dalles du vestibule, son pas lourd et rapide de mercenaire.

Il entra et vint déposer sur le guéridon, près d'elle, dans la lueur du flambeau, quelques objets. Elle vit un mouchoir, un flacon, un sachet de cuir, et un petit carré de papier blanc : la lettre. L'écriture de Mme de Montespan lui sauta aux yeux, en même temps qu'une impression sauvage de triomphe l'envahissait. Les termes de ce billet étaient terribles, accablants :

« ...Vous m'avez trompé, écrivait la noble marquise de sa belle écriture distinguée à l'orthographe fantaisiste, car son éducation avait été assez négligée... La personne est toujours bien vivante et le roi s'attache chaque jour un peu plusse à elle... Vos promesses ne valent pas l'argent que je vous ai versé. Plu de 1 000 écu à ce jour... pour des médecine qui ne donne ni l'amour ni la mort... Sache que je peu ruiné votre crédit et désaffecté toute la Cour de vous recevoir... Confié ce qu'il faut à mon message. Cette foi il faut réussir... »