– Magnifique ! Merveilleux ! s'écria Angélique d'une voix haletante.
Elle eut un grand rire qu'elle ne se reconnut pas.
– Ha ! Ha ! Cette fois il faut réussir, oui, ma belle Athénaïs. Et en effet je réussirai. Vous ne vaudrez plus cher avec cette arme entre mes mains.
Au bas de la page il y avait une tache rouge qui virait au brun, mais en y posant le doigt Angélique la trouva encore humide. Son excitation tomba et elle leva un regard interrogateur vers l'écuyer.
– Et l'officier ? Duchesne ? Qu'en avez-vous fait ? interrogea-t-elle d'une voix étouffée. Où est-il ?
Malbrant-Coup-d'épée détourna les yeux.
– Ma foi, si le courant est fort il doit se trouver quelque part en aval, du côté de Grenelle.
– Malbrant, qu'avez-vous fait ! Je vous avais dit que je ne voulais pas de crime.
– Faut bien se débarrasser d'une charogne qui pue, dit l'homme, les paupières toujours baissées.
Brusquement il la regarda en face, de son regard brun-noir, qui contrastait si curieusement avec ses longs cheveux blancs.
– Écoutez, Madame, dit-il en se penchant vers elle, écoutez-moi : ce que je vais vous dire vous paraîtra étrange de la part d'un vieux dur-à-cuire, paillard et bon à rien comme moi. Mais ce petit, votre fils, je m'y suis attaché. C'est comme ça. J'ai tout fait dans ma vie, et des choses inutiles, des choses malfaisantes, aussi bien pour moi que pour les autres. Les armes c'est tout ce que je connais, à force de les avoir maniées. Mais remplir mon escarcelle, ça, je n'ai jamais su. L'âge vient, la carcasse commence à être fatiguée et Mme de Choisy, qui connaît ma sainte tante, ma pieuse sœur et mon chanoine de frère, m'a dit : « Malbrant, mauvais garçon, que diriez-vous de gagner bon gîte et bon pot à enseigner le métier des armes à deux petits seigneurs fortunés ? » Je me dis : « Pourquoi pas ? Repose un peu tes vieilles cicatrices, Malbrant. » Et je suis entré à votre service, Madame, et à celui de vos enfants... Les enfants, j'en ai peut-être eu. C'est probable, mais ça ne m'a jamais intéressé, je le confesse. Cependant Florimond, cela a été différent. Vous ne le savez peut-être pas, Madame, bien que vous soyez sa mère, mais cet enfant est né avec une épée dans la main droite. Il tient le glaive comme l'archange Saint-Michel lui-même. Et quand un vieux bretteur comme moi rencontre ce don des armes, ce génie, cette force, eh bien ! alors... C'est alors que j'ai appris que j'avais raté ma vie et que j'étais seul au monde, Madame. Et dans ce petit je voyais le fils que j'ai peut-être eu quelque part, que je ne connaîtrai jamais et auquel je n'apprendrai pas à tenir les armes. Il y a des choses comme cela, qu'on ignorait en soi et qui se mettent à vivre.
Il se pencha plus encore, jusqu'à lui souffler au visage son haleine âcre de vieux fumeur de pipe.
– Et ce Duchesne, il a voulu nous le tuer, notre Florimond.
Angélique ferma les yeux et se sentit blêmir.
– Parce qu'avant, reprit l'écuyer, on pouvait se dire : c'est pas certain. Mais maintenant c'est certain. Il l'a avoué, il l'a beuglé quand il a eu les pieds sur le feu.
« Bien sûr que je voulais m'en débarrasser de cette petite crapule, qu'il criait, il me perdait aux yeux du roi, il éveillait les soupçons... il ruinait nos projets. Mme de Montespan menaçait de m'éloigner pour avoir manqué d'habileté. »
– C'est donc vrai qu'il jetait des poudres dans le breuvage du roi ?
– C'était la favorite qui l'en chargeait. Tout est vrai. Et qu'il a menacé Florimond de le tuer s'il continuait à le dénoncer. Et qu'il a versé du poison dans un sorbet qui vous était destiné. Et que La Montespan voyait La Voisin pour trouver un moyen de vous faire périr. Carapert, un des officiers porteurs du rôt, était de leurs complices. C'est lui qui a envoyé l'enfant porter un ordre aux cuisines en passant par l'aile en construction.
« Quinze toises d'échafaudages, que je lui ai crié, quinze toises d'échafaudages au-dessus d'un sol de pierre dans l'obscurité ! Eh bien ! fais donc le saut à ton tour, ordure, toi qui as voulu prendre la vie d'un enfant !...
Malbrant-Coup-d'épée s'arrêta et s'essuya le front. La colère lui donnait chaud. Il lorgna vers Angélique, dont l'expression restait figée.
– Fallait bien se débarrasser d'une charogne puante, répéta-t-il plus bas. De toute façon il n'était pas beau à voir. Et qu'est-ce que cela aurait donné de lui laisser la vie sauve ? Un ennemi de plus, acharné contre vous. Il y en a déjà suffisamment, croyez-moi. Ces choses-là, Madame, quand on les entreprend, faut aller jusqu'au bout.
– Je sais.
– Les autres aussi étaient d'accord. Il n'y a pas deux façons de terminer la besogne. De bons compagnons et qui ont bien fait leur ouvrage. Le rouquin Feu-Follet s'était entendu avec le valet de la devineresse pour se faire embaucher comme porteur de flambeau. Le valet l'avait présenté idiot, sourd et muet. Elle l'a gardé pendant l'entrevue. Ça l'arrangeait. Elle dit parfois qu'elle aime mieux ne pas se rendre seule aux rendez-vous qu'on lui donne dans le secret. Un gars sourd et muet, mais capable de manier le couteau à l'occasion, voilà ce qu'elle cherchait, elle l'a dit à son valet. Enfin Feu-Follet lui a convenu et elle l'a emmené. Nous, on guettait au-dehors. À un moment j'ai vu que les choses commençaient à se gâter entre Duchesne et La Voisin. C'était la lettre qu'on ne trouvait plus. Alors, nous sommes entrés en jeu. La Voisin a filé sans demander son reste. Feu-Follet a fait mine de la défendre pour la comédie. Ensuite on s'est occupé du bonhomme. Pas facile... Coriace. Voilà tout ce qu'on a pu en tirer, avec les grands moyens : ce mouchoir, ce flacon, ce petit sac dans lequel il y a, paraît-il, des poudres magiques, et puis les quelques confidences que je vous ai dites...
– C'est bien.
Angélique se leva pour aller jusqu'à son secrétaire, en tirer sa cassette, où elle prit une bourse de pièces d'or.
– Voici pour vous, Malbrant. Vous m'avez bien servie.
L'écuyer fit disparaître la bourse d'un geste prompt.
– Je ne dis jamais non aux écus. Merci, Madame. Mais croyez-moi si je vous affirme qu'un jour j'aurais fini par le faire pour rien. Le petit abbé le savait bien. Nous nous interrogions : que faire ? Vous êtes seule dans la vie, pas vrai ? Vous avez eu raison de me faire confiance.
Angélique baissait la tête. L'heure était venue d'acheter des complicités, de payer des silences qui devraient durer toute la vie. Entre elle et cet aventurier qu'elle connaissait mal il y aurait toujours les cris d'un Duchesne assassiné, le « plouf » d'un corps qu'on jette à la Seine.
– Mon silence ? Je l'ai gardé à bien des gens qui ne le méritaient pas autant que vous. Même au fond d'une bouteille je ne retrouve pas ce que j'ai voulu oublier une bonne fois. Y a une pierre là-dessus. C'est tout.
– Je vous remercie, Malbrant. Demain je vous enverrai encore au Faubourg Saint-Denis avec l'argent convenu. Puis vous retournerez à Saint-Cloud. J'aime que Florimond soit sous votre garde. Maintenant vous pouvez aller. Reposez-vous.
L'homme salua, comme il savait fort bien le faire, à la mousquetaire. Les restes d'une éducation seigneuriale se mêlaient dans ses façons au laisser-aller bourru qu'il avait acquis d'estaminet en estaminet, de duel en duel au cours d'une existence où il n'avait pas su trouver sa place. Homme de guerre manqué, joyeux compagnon qui ne voyait pas fuir les années, vivant de coups d'épée et de verres de vin, jamais tout à fait bandit ni tout à fait honnête, paresseux en un mot, voici qu'il se retournait sur le temps écoulé. Qu'en restait-il ? Rien ! Il savait mieux ce qu'il ne voulait pas perdre : la présence d'un petit garçon qui levait sur lui ses yeux noirs en disant : « Malbrant, montre-moi », et l'égide de cette très belle dame qui savait se montrer ni dédaigneuse ni familière, juste ce qu'il fallait pour qu'on se sentît devant elle un homme et non un serviteur.
Avant de tourner la poignée de la porte pour se retirer, il la regarda avec un mélange d'admiration et de crainte. Non qu'elle lui fît peur. C'était plutôt le contraire. C'était pour elle qu'il avait peur. Il craignait de la voir faiblir. Il y a des garces qui marcheraient sur un matelas de cadavres sans sourciller. Il en connaissait. « L'autre », par exemple. Mais celle-ci n'était pas de la même espèce, quoiqu'elle sût bien se battre.
Il la vit prendre son manteau après avoir enfermé dans un petit coffret les objets et la lettre qu'il avait rapportés ce tantôt.
– Madame, où allez-vous ?
– Je dois sortir.
– Dangereux. Que Madame la marquise me permette de l'accompagner. Elle acquiesça d'un signe.
Dehors c'était encore la nuit, plus sombre encore qu'aux autres heures de la nuit, car les grosses chandelles dites de cinq heures avaient achevé de brûler et les lanternes étaient éteintes.
Angélique n'eut pas à marcher fort loin. Peu après elle soulevait le heurtoir de bronze d'une haute porte cochère rue de Queronalle et lorsque le suisse ensommeillé eut mis le nez à la fenêtre grillée de sa loge, elle demanda M. de La Reynie.
Chapitre 23
Le roi n'était pas encore sorti de la messe lorsque Angélique se mêla à la foule des courtisans qui attendaient les souverains dans le salon de Mercure à Versailles où ceux-ci étaient arrivés la veille. Dans les changements de résidence entre Saint-Germain et Versailles, Angélique espérait bien que son absence serait passée inaperçue. Elle se trouvait là à une heure très convenable, et rien ne se lisait sur son visage soigneusement fardé, des fatigues et des angoisses de la nuit. Elle commençait à acquérir la résistance incroyable des mondaines qui s'apparente à celle des comédiennes, en leur permettant de « passer dans une autre peau » sans effort et qui, d'une femme brisée par une nuit blanche et quatre heures de carrosse, fait une dame au teint lisse, aux yeux à peine cernés, au sourire éclatant. Elle salua à droite et à gauche, s'informa des uns et des autres. On s'entretenait encore beaucoup des merveilles du voyage en Flandre au cours duquel Madame était passée en Angleterre rendre visite à son frère Charles II. Certaines bonnes langues s'étonnaient qu'Angélique n'y eût pas pris part. On disait aussi que Madame serait bientôt de retour et que ses négociations étaient en bonne voie. La ravissante et plantureuse Bretonne Mlle de Kerouaille, que la princesse avait emportée dans ses bagages, n'avait pas été le moindre des moyens politiques destinés à convaincre le jeune Charles II de se défaire de la triple alliance et de tendre une main amicale à son beau-frère Louis XIV. On riait un peu en rappelant que si Mlle de Kerouaille avait de beaux traits son embonpoint eût pu déplaire à certains. Mais Madame connaissait bien les goûts du monarque anglais qui, paraît-il, ne se piquait pas de délicatesse et préférait la substance au sentiment. Des officiers de la Bouche du roi passèrent, apportant dans quatre marmites de vermeil quatre compotiers de confitures sèches et trois de fruits, ce qu'on appelait « le petit en-cas de chasse du roi ».
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