M. Gaubert de La Melloise se promet de tirer au clair bien des choses. Ainsi, que va-t-on faire de ces Filles du Roy dont la bienfaitrice a disparu ? A été noyée, dit-on. Mais le flair acquis par une longue pratique d'espionnage vertueux qui est celle des adeptes de la Compagnie du Saint-Sacrement avertit M. de La Melloise que quelque secret se dissimule derrière les explications données. Il regrette amèrement la non-venue de Mme de Maudribourg à Québec, car on la lui avait expressément recommandée par missive de Paris, on la disait fort riche, et il a prêté la main à son installation, sous l'impulsion du Père d'Orgeval dont elle avait été la pénitente à Paris.

Cette dame s'annonçait donc comme une recrue de choix.

Le manoir de Montigny, sur le versant nord de la colline Sainte-Geneviève, a requis tout l'été le soin des couvreurs et des charpentiers, celui des tapissiers pour l'ameublement. Et voici que la riche bienfaitrice ne vient pas et, comble d'ironie, on y loge M. de Peyrac que M. Gaubert de La Melloise en tant que membre de la Compagnie du Saint-Sacrement a combattu de son mieux.

Il y a dans ce tour de passe-passe d'inquiétantes habiletés. M. Gaubert prend la résolution d'être très vigilant car le bien doit triompher.

D'un geste qui lui est coutumier il lisse les plis de ses gants sur ses mains qu'il a belles et déliées. Les gants sont mauves et exhalent un parfum de violette. Ils épousent au plus près la forme de la paume et des doigts.

Ses gants sont la coquetterie de M. Gaubert. Il en possède ainsi plusieurs paires de nuances et de senteurs différentes. L'Indien eskimo du Bougre rouge les lui tanne dans des peaux d'oiseaux, le mercier de la rue Sainte-Anne les lui coud et il les fait teindre par deux prisonniers anglais, captifs chez les Hurons de Lorette et qui possèdent le secret des teintures. Il en a offert une paire du plus beau rouge à M. Martin d'Argenteuil lorsqu'il a su que ce superbe gentilhomme joue à la paume avec le Roi. La finesse de ces gants égale la plus fine soie et protège mieux.

... Une fois plumé l'oiseau, la peau enlevée délicatement, il paraît que l'Eskimo happe ce qui reste de la bestiole et le broie, bec, os et pattes de ses dents aiguisées en pointe. Eskimo ne signifie-t-il pas « mangeur de chair crue » ?...

Bien que la nuit soit fort avancée, on continue de lancer cartes et dés, aux tables de jeu, de pousser les boules de billard. Les musiciens et leurs ritournelles dispensent de parler. On fume de ces feuilles de tabac roulé, que M. de Peyrac a distribuées avec munificence. Ces « cigares », comme il les appelle, ont, avec le goût du tabac de Nouvelle-Angleterre, celui du fruit défendu.

Profitant de ce que les violonistes accordent leurs instruments, M. Magry dit en hochant la tête :

– Leur tabac est quand même meilleur que le nôtre...

– Doit-on le considérer comme marchandise étrangère importée ? s'informe le procureur Noël Tardieu de La Vaudière.

On jette un regard vers M. Le Bachoys, mais comme celui-ci ne semble préoccupé que de sa partie et qu'il fume avec une évidente délectation le tabac incriminé, on se rassure.

Un peu plus tard, M. Gaubert de La Melloise dit :

– La présence de ces aventuriers, dont beaucoup doivent être impies et sans scrupule, va causer des perturbations parmi notre population déjà turbulente de nature. Sur le simple plan financier, il y a une question. Comment paieront-ils leurs dépenses ? Notre budget déjà vacillant va être déséquilibré...

Le Bachoys répond, tout en suivant des yeux sa boule qui passe l'arceau :

– Ne vous préoccupez pas... Basile va arranger cela.

*****

Chez M. Basile, le comte d'Urville est assis en face de celui-ci, l'un des plus importants commerçants de Québec. Là aussi on fume des « cigares » de Virginie. Ce qui n'empêche pas M. Basile de travailler activement. Il achève de peser sur une petite balance des jetons d'argent pur, que son commis enferme au fur et à mesure dans des bourses de cuir.

– Vous pouvez assurer Monsieur de Peyrac qu'aucun dilemme ne sera soulevé par la circulation de ces pièces. Je m'en porte garant. De plus, dès l'aube, je vais vous faire remettre un certain nombre de billets revêtus de ma signature et qui pourront servir à votre compagnie pour s'entremettre avec différentes personnes ou entreprises de la ville. Le temps de les parapher et mon commis vous les portera.

M. d'Urville se lève et remercie au nom de M. de Peyrac pour toutes les commodités que M. Basile a mises à leur disposition.

Courtoisement, il ne laisse pas paraître son étonnement. Mais jamais il n'a rencontré maître et commis aussi disparates. Autant Basile a l'aisance compassée d'un bourgeois nanti, un peu corpulent, madré en affaires, autant le commis, maigre, le teint blafard avec un regard vif et aux aguets, donnerait l'impression d'un individu qui a perpétuellement le ventre vide et qui ne subsiste que de chapardages. Or, certes, telle n'est pas sa situation à Québec. Celle-ci semble des plus assurées dans la maison de l'important M. Basile. Ce dernier l'a présenté négligemment :

– Paul-le-Fol ou Paul-le-Follet... Comme on veut, a-t-il ajouté.

Il est vrai qu'il y a dans la silhouette et le visage du susdit quelque chose qui rappelle le Pierrot des comédies italiennes. Il peut paraître tour à tour facétieux ou sinistre. Au demeurant, il se révèle vif, entendu, d'esprit aussi agile que de corps. Sa désinvolture est telle qu'on ne se choque pas de l'entendre tutoyer son maître.

La main sur le pommeau de son épée, le comte d'Urville s'incline et prend congé.

Lorsqu'il est sorti, le commis ouvre la fenêtre aux petits verres ronds et épais, sertis de plomb, et le froid pénètre aussitôt, dissipant la fumée de la tabagie.

Paul-le-Fol se penche au-dehors. Aux grondements du fleuve qui défile raclant la grève, heurtant quelques rocs et les pilotis d'un embarcadère, se mêlent les sons assourdis de la petite musique qui s'échappe de l'hôtel de M. Le Bachoys. Les accords mêlés des violons, hautbois et du virginal par bouffées s'envolent et semblent bercer l'extase d'un Indien, assis au pied de la maison, et qui vient sans doute de troquer sa dernière peau de loutre contre un « demiard » d'alcool.

Si modeste que soit cette mesure, elle suffit à le transporter vers les visions exaltantes que procure l'eau-de-feu.

Il est immobile, insensible au froid. Et pourtant le gel se pressent dans cette nuit lunaire.

Le commis écoute l'ample rumeur des courants qui bientôt vont se taire.

– Quand retournerons-nous sur les bords de la Seine ? demande-t-il. Chaque fois que je l'écoute, cette chanson du fleuve me donne la nostalgie...

M. Basile secoue la tête tout en rangeant ses poids, ses pinces et ses balances.

– En ce qui me concerne, je ne retournerai jamais là-bas. Nulle vie ne peut m'y convenir. J'y périrais d'ennui et de révolte...

Le commis referme la fenêtre et revient s'asseoir derrière le négociant. D'un geste familier, il lui entoure l'épaule tandis que son astucieux visage ébauche une grimace à la fois triste et gouailleuse.

– Alors, je mourrai sans revoir Paris... Car rien ne peut nous séparer toi et moi, n'est-ce pas, mon frère ?

*****

– Trouve-moi des pieds de cochon, dit Janine Gonfarel, la patronne de l'auberge du Navire de France à son valet. J'en veux faire un ragoût.

– Des pieds de cochon ! À c't'heure ? Où en trouver ? Nous ne sommes point encore à la Noël. Et puis, vous n'y pensez pas, maîtresse... Vous savez bien que cabaretiers et regrattiers n'ont pas le droit de retenir ou d'acheter de marchandises avant neuf heures du matin.

– Huit heures, mon gars ! Nous ne sommes pas encore en hiver...

– ... Et avant qu'elles n'aient été une heure durant exposées aux marchés de la Haute ou de la Basse-Ville.

– Tais-toi ! Laisse-moi tranquille avec les ordonnances de ce bâtard de Tardieu. J'm'en suis pas venue si loin au Canada pour être encore emmouscaillée par les argousins... Trouve-moi des pieds de cochon, j'te dis ! C'est une question de vie ou de mort. Va les demander au commis de Monsieur Basile, Paul-le-Follet. Pour moi, il est capable de réveiller le boucher. Mais rapporte-moi les pattes avant l'aube. J'ai dit !

Accablé mais résigné, le garçon attrape son capot et se glisse au-dehors, dans la nuit.

Satisfaite, Janine Gonfarel se tourne vers le chat, qu'elle a installé confortablement sur un coussin douillet. Elle le taquine du bout du doigt sous les bajoues. Il accepte la caresse avec une condescendance lascive, en plissant les paupières.

– Tu me plais, toi, dit-elle. Hein ! Est-ce qu'on n'est pas mieux chez la mère Gonfarel que chez cette garce-là avec ses affûtiaux de princesse ?... Les grandes dames, laisse-moi te le dire, c'est pas une fréquentation pour un chat... Tu as vu ce que ça t'a coûté... Crois-moi, petit, reste donc plutôt chez la bonne Janine.

Il ronronne. Elle le considère et ses lèvres, entre ses joues pleines, ébauchent une moue chagrine.

– Oui, j' te vois venir : t'es bien comme tous les hommes, matou... Entre une garce et une brave femme, c'est toujours à la première qu'ils donnent la préférence. Va ! J'me fais pas d'illusions. C'est elle encore que tu choisiras. Comme d'habitude !

Avec un soupir résigné, elle va regarder par la fenêtre la place qui aujourd'hui a vu s'avancer une femme vêtue de bleu, des boucles de diamants aux oreilles... Elle... Un vrai miracle.

À cette heure, la place est déserte. Janine voit passer deux silhouettes furtives qui disparaissent au coin d'une ruelle. Ce sont le comte de Saint-Edme et Martin d'Argenteuil.

– Tiens ! Que font ces beaux messieurs dans un tel coin ? Je parie qu'ils se rendent chez le Bougre Rouge, le sorcier de la Basse-Ville...