Des caves naturelles, il y en a tant qu'on veut là-dessous. Pas difficile de passer chez le voisin d'un coup de pioche.
Et maintenant, voilà que le marquis a rempli sa maison de visiteurs. Encore des bruyants qui vont venir lui disputer des lambeaux de son territoire et lui chercher des noises.
De cet endroit, on voit très loin, et la vaste étoile d'eau que forme ce carrefour du fleuve sous Québec brille de partout, se répandant entre les îles, les caps et les golfes. Des nuages blancs s'allongent sur le métal du ciel et, là-bas, sont les lignes des montagnes en vagues bleues et noires... sans fin.
L'homme est prisonnier de la ville. Il ne peut plus aller aux bois. S'il s'en va, on lui prendra son bien.
Les insultes les plus sacrilèges, les blasphèmes les plus terribles roulent dans sa tête épaisse. Il se garde de les prononcer à voix haute. Il n'a pas envie de se faire couper la langue par-dessus le marché...
Le mutisme auquel il est condamné par la crainte augmente sa rancœur. Un homme qui ne peut pas jurer quand il est à bout, c'est comme une baudruche trop gonflée qui va éclater.
Un jour, il va avoir de l'or, beaucoup d'or, et il se vengera de tous, même de l'évêque, dans des procès sans fin.
Eustache Banistère. ploie ses épaules d'ogre et rentre dans sa chaumière.
Le chien maigre reste seul dans la nuit, couché au pied du hêtre rouge.
*****
Le chien maigre de Banistère est couché au pied du hêtre rouge, la faim le torture. La nuit a succédé au jour. Et rien n'est venu qu'un coup de pied de l'homme tout à l'heure. Son espérance s'étire à la mesure de sa douleur. Chaque instant qui passe est lourd de promesses et de déceptions.
Le pauvre chien efflanqué, affamé, enchaîné, n'est plus qu'un seul regard tendu vers la forme sombre de la masure.
C'est de là que viendront les quatre enfants, ses maîtres. Ils se détacheront de cette masse trapue qui les abrite et les sécrète comme la ruche sécrète l'abeille. Il les verra venir à lui vêtus de brun, de gris, de noir, titubant comme des quilles, comme des totons informes qui s'entrechoquent. Leurs visages sont de grosses lunes roses et floues. Quand ils se penchent très près, il voit s'allumer leurs yeux et le blanc de leurs dents qui rient.
Alors le regard du chien n'est plus qu'un seul appel à leur puissance démesurée.
Le sentiment qui l'envahit et le tend vers eux l'habite avec une telle force, une telle plénitude, qu'il sent presque malgré lui s'agiter faiblement sa queue.
De leurs mains vient la vie. Un os, un bout de couenne. Il happe ce qui arrive, croque, avale, et fond de bonheur. Parfois, c'est la surprise douloureuse : un clou, une pierre...
L'autre jour, ils lui ont jeté une braise ardente. Il en a encore le museau endolori. Aujourd'hui rien. Il ne les a pas vus. La lune sort d'un nuage, éclaire le toit de chaume de la masure où dorment les humains, découpe, sur le mur de torchis, l'encadrement de la porte. La porte qui s'ouvrira... sur les enfants... Les enfants qu'il aime !
Au pied de Québec, vers le nord et la côte de Beaupré, l'estuaire de la rivière Saint-Charles disperse ses sinuosités argentées parmi les belles prairies de la paroisse de Notre-Dame-des-Anges. À l'embouchure le flot murmure et bat les flancs du navire qui s'est échoué là. Dans les entrailles pourries du Saint-Jean-Baptiste abandonné, l'ours Willoagby dort de son sommeil hivernal.
Troisième partie
La maison du marquis de Ville d'Avray
Chapitre 17
En cette première nuit qu'elle passa dans la maison du marquis de Ville d'Avray, Angélique rêva de Poitiers, la jolie ville française où elle avait passé son adolescence, pensionnaire chez les ursulines. Elle se voyait gravissant les ruelles coupées d'escaliers de bois, de chemins couverts et qui escaladaient les flancs de la colline au-dessus du Clain, la rivière tranquille. De loin, on la voyait sinuer dans ses gorges, au cœur d'une campagne bleu-vert, douce, exténuée. C'était le Poitou, raviné de chemins creux et de gorges profondes, étouffé de forêts, grêlé de marécages, sa province...
Elle sut qu'elle avait quinze ou seize ans à l'anxiété et à la tristesse qui pesaient sur son cœur.
Elle montait vers l'église Notre-Dame-la-Grande. En y pénétrant elle s'étonnait de la pénombre et du silence, alors qu'elle espérait le bruit des orgues et l'illumination des cierges. Déconcertée, elle voulait ressortir, mais elle se retrouvait tout à coup entre les bras d'un jeune page rieur qui la caressait et l'embrassait avec une maladresse avide. Elle se réveilla brusquement.
Angélique se souleva sur un coude. La douceur des draps, le moelleux des oreillers, le parfum de citronnelle ou de lavande qui imprégnait les couettes recouvertes d'étoffes brochées lui rappelèrent qu'elle était dans l'alcôve d'un lit à baldaquin, haussé de trois marches et que fermaient des rideaux de soie à franges et à glands d'or, et que ledit lit se trouvait lui-même dans une solide maison de pierre, érigée parmi d'autres maisons rassemblées et que toute cette réalité qui lui revenait par petits détails signifiait qu'elle se trouvait à Québec, en Nouvelle-France.
Joffrey dormait à ses côtés. Elle bougea pour se rapprocher de lui, jusqu'à ce que la chaleur qui émanait de son être immobile vînt l'effleurer sans qu'elle le touchât. Les yeux clos, elle respira sa vie. Sa présence contre elle ne devait pas être étrangère au trouble qui s'était insinué jusque dans son rêve et elle devait sans doute à son ascension d'aujourd'hui dans Québec couronnée par les déploiements grandioses de la cérémonie religieuse sous les voûtes de la cathédrale la confusion qui s'était faite pour elle, dans les limbes du sommeil, entre Québec et Poitiers.
L'analogie s'arrêtait là. Québec, si semblable à tant de petites villes de France, n'en restait pas moins frappée d'un sceau singulier, à s'être érigée sur les bords du Saint-Laurent. Angélique prêta l'oreille pour saisir au-delà des murs l'écho des étendues libres et désertes du Nouveau Monde.
Le rêve dont elle avait été agitée donnait une plénitude inexprimable au moment miraculeux qu'elle vivait.
*****
Lorsqu'elle s'éveilla tout à fait les cloches carillonnaient à toute volée des églises proches ou lointaines et dans les intervalles on entendait sonner la diane du côté du château Saint-Louis.
Joffrey était debout devant la fenêtre. Il était déjà à demi vêtu, ayant enfilé son haut-de-chausses et ses bottes. La blancheur de sa chemise à mille plis, aux garnitures de dentelle, contrastait avec sa peau brune.
Le miroitement, à travers les vitres, des premières lueurs du jour soulignait son profil énergique au nez légèrement busqué, aux lèvres fortes gardant, même lorsqu'il était impassible, un pli de douceur et d'humour.
Le verre des vitres, troublé par quelques bulles d'air et d'imperfections, présentait dans sa texture les moirures d'une pellicule de glace sur un étang, qui multipliaient les reflets venus du dehors. À cette heure, on y voyait trembler, comme une pivoine aux contours imprécis parmi des éclats d'or, le rose délavé du soleil levant.
Le comte de Peyrac souleva l'espagnolette de ferronnerie et ouvrit les battants de la fenêtre. L'air froid pénétra dans la pièce avec une lumière plus vive. La chambre était si petite que du lit on pouvait presque voir ce qui se passait dans la rue et, en face, au-delà du verger, on découvrait les lointains du fleuve.
Émergeant d'un réseau de brumes mauves qui traînaient au fond du ciel, le soleil s'élevait difficilement entre différents étages de nuages violacés qui barraient l'horizon et sa lueur rose s'éteignait et se rallumait au gré de son ascension, mais peu à peu s'élargissait pour se répandre et se dissoudre dans un ciel purifié qui prit une nuance de porcelaine.
Le Saint-Laurent était couleur d'absinthe. Les contours de la grande île d'Orléans, qui divisait le fleuve en aval, se distinguaient à peine. Seule, plus proche de Lévis se dessinant comme une langue de terre violette en fer de lance, elle s'avançait juste en face de Québec, tranchant sur l'étendue opaline des eaux.
Vers le nord, on pouvait voir s'étendre la belle courbe de la côte de Beaupré, marquée d'habitations isolées, dominant le fleuve de place en place, et de quelques hameaux autour d'un clocher, qui signalait le centre des paroisses échelonnées le long de ce rivage très prospère.
De cette fenêtre, Angélique rêva de voir se lever beaucoup d'aubes. Elle émergea de ses couvertures et après avoir passé un vêtement d'intérieur, une « douillette » de soie bourrue doublée au col et au bas des manches évasées d'un revers de fourrure, elle se tint accotée au bord du lit, détaillant du regard le mobilier rassemblé en cet étroit espace. Il y avait un miroir florentin, au-dessus d'une coiffeuse en bois de noyer marqueté et qui était garnie des plus ravissants objets nécessaires à la toilette féminine, peignes, brosse, démêloir, panoplie qui venait avantageusement remplacer ses objets personnels qu'elle avait perdus la veille.
Dans un coin, un prie-Dieu monumental à coffrage d'ébène incrusté de pierres dures et de miniatures d'émail, lui aussi de style florentin, servait également de petite bibliothèque. Le lit à quatre colonnes avec la frise de son baldaquin frappée des armes du marquis, le coffre au chevet pour y ranger les effets, une console à portée de la main près de la couche, était à lui seul une petite chambre dans l'autre.
Angélique rejoignit le comte de Peyrac devant la fenêtre. Il se retourna vers elle et lui sourit. Elle pensa que c'était la première fois depuis un temps infini qu'elle se trouvait avec lui dans une maison de ville parée de tout le confort et de l'élégance dus à leur rang.
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