Depuis combien de temps ? Combien d'années ? Oh mon Dieu ! Depuis Toulouse ! Quinze ans ? Vingt ans ?

Elle ne pouvait croire que cela était arrivé enfin.

Ainsi, plus d'errances ? Plus de toits incertains, de navires craquants imprégnés d'air salé, de forts de bois au fond des forêts ou sur des grèves sauvages, où vous guettent la famine, le scorbut et la mort violente.

« J'aimerais demeurer dans cette petite maison, se dit-elle, et regarder tous les jours ainsi le soleil se lever... »

Comme s'il partageait sa pensée, Joffrey se mit à parler du manoir de Montigny qu'on avait mis à leur disposition.

– C'est une belle demeure, bien bâtie, bien meublée, mais je gage qu'il ne vous sourit guère de vous y installer en songeant qu'elle a été aménagée pour recevoir votre inquiétante rivale... la duchesse de Maudribourg ?

Il l'interrogeait tout en la regardant du coin de l'œil d'un air taquin.

– Vous devinez bien, en effet... Je sais que vous, Monsieur de Peyrac, êtes insensible à ce genre de faiblesse.

– En effet !

– J'aurais trop peur d'y voir rôder son ombre maléfique... Je ne pourrais m'empêcher de penser qu'Ambroisine avait préparé sa venue à Québec, ce qui signifie qu'elle y avait, y a encore sans doute, des amis, des complices, bien que le plus important, le Père d'Orgeval, son ami d'enfance, qui la dirigeait, ait disparu... Mais il y en a d'autres... Quels sont-ils ? Ils se découvriront peu à peu et...

– et... vous vous sentirez mieux dans cette petite maison..., conclut Peyrac en l'entourant de son bras avec tendresse, je le conçois... Elle est faite pour vous... Je sens que c'est à cela que vous avez rêvé, tandis que nous luttions si durement l'an dernier, durant notre hivernage à Wapassou.

« Et vous avez bien mérité d'être en paix, de vivre selon votre bon plaisir et de profiter de tous les agréments de notre capitale. Vous avez supporté assez de tintamarre et de tracas. Or, l'installation d'une partie de notre recrue au château de Montigny risque de le transformer en caravansérail militaire. Nos officiers vont y loger. On y abritera les hommes malades ou blessés de nos équipages et on y tiendra une petite garnison de défense. Cependant, il y a de grands salons où il nous sera loisible d'offrir des réceptions. Et j'y réserve pour nous un appartement qui sera, en attendant, mon poste de commandement.

« Tandis que cette petite maison, dominant la ville, sera la vôtre. De ces hauteurs votre regard vert la tiendra sous sa coupe. Votre esprit projettera ses rets et ses lacs, pour la ramener, toujours plus soumise, à votre stratégie savante. N'est-ce pas là votre projet, mon beau chef de guerre ?

Il caressa le visage d'Angélique.

– ... Mais, il n'y aura pas de guerre, dit-il. Le mauvais sort est vaincu. Notre stratégie ne va tendre qu'à organiser nos divertissements selon nos goûts et, s'il faut préparer l'avenir, à nous faire des amis en Nouvelle-France afin de rassurer notre grande voisine d'Amérique et aussi, peut-être, un jour, le Roi de France qui la gouverne.

En l'écoutant, Angélique sentait s'exalter sa force intérieure et son appétit de vivre heureuse.

Le mouvement impétueux de l'esprit de Joffrey passait en elle, par ce qu'ils avaient en eux de semblable et de meilleur : ils aimaient la vie, entreprendre, réussir, lutter pour l'harmonie et la beauté de l'existence. Ils s'étaient peu à peu reconnus en ce domaine.

Les réticences d'Angélique et le soin qu'elle mettait à cacher les épisodes de sa vie passée, attitude qui parfois irritait le cœur trop libre et désinvolte du gentilhomme d'Aquitaine, habitué qu'il était d'obtenir la confiance des cœurs féminins, avaient cessé d'ériger entre eux cet obstacle qui avait failli empoisonner les premiers temps de leurs difficiles retrouvailles. Ils admettaient que tout être, homme ou femme, a droit à son domaine secret. Ils y voyaient le témoignage d'une richesse intérieure qui les comblait mutuellement. Et ce n'en était que plus exquis de se sentir si proches et si reconnus l'un par l'autre.

Tout cela s'exprimait dans leur baiser ce matin-là et ce fut un moment d'une perfection sans mélange.

Ensuite ils parlèrent des dispositions à prendre pour organiser au mieux, dans l'immédiat, leur séjour à Québec.

Quoi qu'ils en eussent dit, ils ne pouvaient se dérober si facilement aux obligations dont ils avaient la charge. Ils en rirent en voyant s'allonger la liste des questions urgentes à régler.

– Je vais demander au gouverneur Frontenac de convoquer au plus tôt un Grand Conseil exceptionnel afin que nous puissions y débattre de notre position et statuer sur les arrangements concernant notre présence et celle de nos hommes dans la ville.

Angélique n'oubliait pas les cas particuliers : que faire d'Aristide et de Julienne et de l'Anglais du Connecticut, Élie Kempton, qui ne tarderaient pas à être regardés comme « indésirables » par le lieutenant de police, bien qu'ils se trouvassent à Québec contre leur gré ? Et d'Adhémar le déserteur, qui risquait d'être condamné au pilori, sinon à l'estrapade et à la pendaison ?

Cependant, la première démarche qu'elle envisageait, c'était de demander audience à l'évêque. Par lui, elle voulait obtenir d'être confrontée avec la Mère Madeleine, l'ursuline visionnaire dont les révélations avaient contribué à faire peser sur elle l'accusation d'être la démone.

L'ursuline devrait témoigner au plus tôt qu'Angélique ne ressemblait pas à la femme qu'elle avait vue en songe.

Oh certes, elle comprenait maintenant les tours inattendus que leur réservait Québec.

Au départ, elle n'envisageait cette expédition en Nouvelle-France que comme une démarche diplomatique concernant presque uniquement leur situation en Amérique. Mais Québec était en fait un petit résumé de la métropole. Le royaume en raccourci, la quintessence de la Cour et de l'administration royale : le passé, ce pouvait être ce gentilhomme dans la foule qui avait jeté cette phrase alors que Joffrey de Peyrac pénétrait sur la place avec ses étendards : « Tiens, en Méditerranée, son écu d'argent était sur fond de gueules... »

Elle se leva et appela Yolande.

– D'abord voir l'évêque. Mais ensuite, je me dois d'aller remercier cette charmante femme qui a pris ma défense hier dans la Basse-Ville et qui s'est chargée de soigner mon chat, la dame Janine Gonfarel. Nous voici aux antipodes de nos éminences religieuses, mais elle aussi me plaît beaucoup et je ferai volontiers sa connaissance. Ville d'Avray la tient en grande estime...

– Vous me faites souvenir que je dois prévoir de faire distribuer, aujourd'hui même, aux dames les plus en vue de la cité les présents apportés pour elles.

Chapitre 18


C'était donc leur premier matin à Québec. Tout d'abord, laissant la maisonnée s'éveiller, ils se rendirent ensemble par un chemin de terre jusqu'au château de Montigny dont on pouvait apercevoir le toit et les cheminées derrière la colline.

Les soldats espagnols de Peyrac et Yann Le Couennec s'étaient présentés pour les accompagner.

Ainsi que l'avait prévu Joffrey de Peyrac, le manoir et ses dépendances présentaient une allure de bivouac très animé, mais assez désordonné.

Il distribua quelques ordres aux différents capitaines et quartiers-maîtres, puis ils repartirent suivis de leurs gardes, cette fois en petit nombre par rapport à la journée précédente.

Toutes les rues de Québec menaient à la cathédrale. Du château de Montîgny en suivant le chemin dit Sainte-Foy, Angélique, son mari et leur escorte, débouchèrent sur la place au moment où se terminait le grand office du milieu de la matinée.

Leur arrivée, d'un train plus simple que celui de la veille, n'en fit pas moins, à nouveau, sensation.

On les salua largement, et plusieurs dames les abordèrent. Celle qui prit la tête du mouvement fut Mme de Mercouville. Angélique avait remarqué la veille cette très jolie femme, pleine d'allant. Elle était grande, élégante, solide, le teint frais. Elle était venue ouïr la messe accompagnée de ses deux filles aînées, âgées de quatorze et quinze ans.

Ayant salué chacune de ces dames et leur ayant adressé à toutes un mot aimable, M. de Peyrac prit congé. Le gouverneur l'attendait au château Saint-Louis. Il s'éloigna avec son escorte d'Espagnols et tout de suite le cercle se referma autour d'Angélique, s'augmentant d'instant en instant de nouveaux venus, soit des fidèles sortant de l'église, soit des passants traversant la place et qu'attirait ce rassemblement.

De tous les curieux et curieuses, Mme de Mercouville était la plus avenante. Elle s'enquit de la bonne santé d'Angélique, de son repos, de son installation, et l'assura qu'elle était à son entière disposition pour tout ce qui pouvait l'aider et lui rendre la vie agréable à Québec.

Elle proposa de lui trouver une servante pour les gros travaux. En attendant, elle lui enverrait son esclave indien, un Panis qu'elle avait acheté quinze livres tournois à un « voyageur » revenant du fort de Michillimakihac et qu'elle avait fait baptiser. Elle ne garantissait pas l'excellence de ses services car il était assez lunatique et paresseux.

En revanche, si Mme de Peyrac désirait courir la ville, Mme de Mercouville lui enverrait sa chaise à porteurs et ses valets. Elle était prête aussi à la conseiller pour le choix de ses provisions d'hiver. Le froid serait bientôt là. Il ne serait plus temps alors « d'encaver » les racines, carottes, navets, etc., et de les mettre à l'abri du gel, si, à la rigueur, on pouvait laisser les choux dehors. Car l'hiver était long au Canada, affirmait-elle. Même à Québec, on connaissait la famine lorsque le printemps tardait à venir. Les dames alentour renchérirent, chacune apportant l'exemple d'une saison où elle avait été contrainte de faire bouillir des morceaux de cuir pour corser la soupe et de mêler de la sciure de bois au dernier muid de farine afin d'en tirer une suffisante ration de pain quotidien.