Elles s'assirent l'une en face de l'autre devant la cheminée et après avoir dégusté avec la componction nécessaire le chef-d'œuvre culinaire de Mme Gonfarel, celle-ci entreprit de conter par quels détours une pauvre gueuse comme elle avait fini par se retrouver en Nouvelle-France.
Elle cligna de l'œil.
– On m'avait expédiée comme fille à colons pour les îles. Mais, en chemin, j'ai changé de direction. Le Canada c'était quand même plus honorable.
Elle baissa la voix pour ajouter.
– ... Ma chance ça a été de rencontrer Gonfarel au port où on allait nous embarquer. Il est tombé amoureux de moi et comme, lui, il allait au Canada, alors il fallait qu'il s'arrange pour que j'y aille avec lui... Ma pauv' petite ! Nous avons trop de choses à nous raconter. On n'en sortira pas. La vérité, c'est que, maintenant, je suis riche, j'ai la ville en main et Gonfarel aussi. Chaque année on ajoute un peu à notre commerce et à nos bâtiments. Un magasin par-ci, un entrepôt par-là, un étage de plus. Et tiens-toi bien, j'me fais construire une chapelle, un oratoire plutôt comme y disent. Pourquoi pas ? Je suis une créature de Dieu comme les autres, moi, n'en déplaise à ces dévots. J'ai le droit d'honorer mon Seigneur avec mes écus si cela me chante. Viens voir, ça sera beau.
Elle se leva mais, en chemin, interrompit son mouvement pour aller cueillir sur un vaisselier un cruchon de grès contenant une eau-de-vie irréprochable, destinée « à faire passer tout ça ».
Elle ramena Angélique devant la cheminée et remplit généreusement deux gobelets d'étain.
– Note bien, y'en a qui vont crier au scandale pour mon oratoire. Parce qu'on sait que ça n'est pas toujours très vertueux chez moi. Et dis-moi, chez qui ça l'est ? Ça n'empêche pas les autres de bâtir des églises et des oratoires. Dans toutes les villes du royaume, est-ce que les bordels n'ont pas toujours avoisiné les cathédrales ? Ça, crois-moi, ça a été voulu et ça a ses raisons. Je ne fais que suivre... Tu te rappelles ? J'en ai fait des touches derrière Notre-Dame de Paris. S'il n'y avait pas eu l'affaire de la foire Saint-Germain qui nous a massacré notre turbin... Tant pis, le passé est le passé et je peux me dire au moins que j'ai bien vécu. J'ai pas perdu mon temps. Maintenant, c'est moins faraud mais ça a son goût. Et puis j'aime les beaux froids, ça me rappelle mon enfance en Auvergne.
Elle rêva, ses coudes aux genoux, pensive.
– Non, j'me trompe. Ce n'est pas à la foire Saint-Germain que j't'ai vue pour la dernière fois, c'est après qu'on est allé chercher ton môme, le tout petiot, tu sais, Cantor, que les Égyptiens avaient enlevé... Oui, c'est bien ce que je me disais, je t'ai vue avec les tifs coupés6. Donc, c'était après la bagarre de la foire Saint-Germain, après que tu étais passée sous les ciseaux des argousins... Tu te souviens ?
– Je me souviens.
– Je l'ai vu ton Cantor, hier. Il est beau ce Cantor, beau comme un dieu... un dieu grec, renchérit-elle. Une chance qu'on les ait trouvés vers Charenton, ces bohémiens qui emmenaient ton mouflet. Cette course sous la pluie ! Tu te souviens ? Ah, nous ne regardions pas à galoper dans ce temps-là... Maintenant, je ne pourrais plus... Trinquons ! Il est là, ton Cantor, sauvé de tous ces grimauds du diable qui voulaient notre mort, à nous, pauvres filles misérables. Dieu bénisse le Canada ! Et j'ai un bel enfant moi aussi. Moins beau que le tien, mais...
– Il est superbe, je l'ai vu. On lui donnerait douze ans.
– Et il n'en a que neuf ! Dame, son père c'est un costaud. Gonfarel, il n'est pas là aujourd'hui, car il est allé chercher des fromages à l'Île d'Orléans. Tu le verras, mon homme, c'est sa carrure qui l'a sauvé et qui lui a permis de venir au Canada. On l'a choisi comme bourreau...
Janine Gonfarel baissa la voix.
– C'est une chose oubliée. Mais tu vois, je ne renierai pas la chance d'où qu'elle vienne. Faut être franc avec la chance. Ces messieurs de la Compagnie des Indes Occidentales ne trouvaient pas d'exécuteur des hautes œuvres pour la colonie. Tout le monde se récusait. Être bourreau en Canada, ça ne tentait personne. Alors ici, ils étaient obligés, quand il y avait une condamnation, de se rabattre sur des débiles qui n'avaient pas assez de force pour serrer un brodequin, encore moins pour soulever une hache ou tirer la corde du gibet. Que veux-tu, benêt ? cria-t-elle apercevant un garçon de salle qui venait d'entrer. Tu ne vois pas que je suis en conversation avec une dame de la Haute-Ville ?
– Patronne, y en a deux, là, dehors, qui disent qu'y gèlent sur pied.
– Ce sont sans doute les valets de Madame de Mercouville qui m'ont portée en chaise, se souvint Angélique.
– On n'a pas le droit de les faire entrer et de leur donner à boire sans un billet de leur maître.
– C'est moi qui paie et autorise, suggéra Angélique.
Mais après avoir discuté, elle préféra renvoyer les porteurs et leur chaise, car elle ne pouvait prévoir quand elles auraient fini toutes deux d'égrener le chapelet de leurs souvenirs.
Cependant, Mme Gonfarel demeurait attentive à la bonne marche de son établissement. Lorsque l'aide fut sorti, elle signifia à Angélique qu'on allait se transporter à son « poste de vigie » ce qui ne les empêcherait pas de continuer à deviser, boire et manger.
Elles s'assirent, sur une petite estrade, devant un mur où il y avait deux judas que l'on tirait, comme dans les parloirs de couvent, et qui permettaient d'observer à travers la grille, sans être vu, ce qui se passait dans la grande salle.
La Polak connaissait tout son monde. Et ceux qu'elle ne connaissait pas, elle les situait rapidement selon leur origine avec un flair infaillible.
– Combien tu paries que ceux-là, là-bas, dans le coin, ce sont des Acadiens ? À quoi je vois ça ? Je sens qu'ils ne sont pas de chez nous mais aussi qu'ils ne viennent pas d'Europe.
Suivant son regard, Angélique découvrait, en effet, dans le fond de la salle, isolés et jouant aux dés d'un air renfrogné, le baron de Vauvenart, Grand-Bois et l'un des frères de Yolande, fils de Marcelline, Télesphore, qui était venu avec eux. Et même, elle se demandait si le quatrième n'était pas un des frères Defour du fond de la Baie Française.
– Un peu pirates qu'ils sont tous, ces gars-là, les Acadiens, commentait l'hôtesse du Navire de France. Tous tant qu'ils sont à trafiquer avec l'Anglais, bien à l'abri dans leurs repaires des côtes, dans le Sud... Et puis, tu vois ceux-là qui ont des bonnets bleus, ce sont des gens de Ville-Marie, de Montréal comme on dit maintenant. De gros malins qui se piquent de n'avoir que Dieu et la Vierge Marie comme seigneurs. Entre leurs saints et leurs marchands, crois-moi, ils ne sont pas à plaindre. Ils sont venus à Québec pour le départ des derniers navires. Ils vont se rembarquer sous peu avant que le fleuve ne gèle.
Angélique souriait de voir la Polak adopter avec tant de fougue les querelles du pays.
– Et celui qui est là-bas dans ce coin ? l'interrogea-t-elle, en désignant un individu, tassé, près de la cheminée et qui buvait en solitaire.
– Oh ! Celui-là c'est le Bougre Rouge.
– Un vilain surnom7, fit Angélique avec une grimace, ne pouvant retenir un frisson.
La Polak baissa la voix.
– C'est lui qui a vu dans le ciel les canots en feu de la « chasse-galerie ». Un peu avant l'arrivée de vos navires.
– Ne serait-ce pas lui qui aurait lancé une pierre à mon chat ?
– C'est possible. C'est plein de sorciers et de magiciens par ici. Lui, il habite dans la falaise au-dessus des maisons de la rue Sous-le-Fort. Mais les meilleurs sorciers, on les trouve à l'Île d'Orléans. J'ai une amie qui est sorcière et qui m'apprend toutes sortes de choses. Ainsi je me réjouis que tu sois venue un vendredi, le jour de Vénus, c'est bon pour l'amitié.
– Comme tu es savante, ma Polak !
– Je me suis initiée, fit la Polak... en se rengorgeant.
Elle prit un livre sur les rayons d'une étagère.
– ... Tiens, regarde-moi ça... C'est savant.
– Tu possèdes des livres ?
– Eh oui ! Tout le monde a des livres ici.
– Tu as appris à lire, la Polak ?
– C'est le Jésuite qui m'a appris. Tu vois pourquoi je lui dois du dévouement à cet homme. Mais celui qui a le plus de livres et de grimoires, c'est le « Bougre Rouge ». Il s'y connaît en magie, le sorcier, il me donne des dents de loup et des os de chouette pour conjurer le mauvais sort. En Canada, on a besoin de protection... Crois-moi, y en a jamais de trop par ici de médailles ou talismans... contre le diable ou la police.
– Comment est-elle la police au Canada ?
– Tourmenteuse. Tracassière. Comme partout ailleurs.
Le lieutenant général de police se nommait le Sieur Garreau d'Entremont. La Polak l'appelait le Ronchon. Il n'était pas d'humeur frivole mais, selon elle, ce n'était pas un mauvais homme.
– Mais c'est un homme à principes. Cette espèce-là, tu sais, on ne peut pas l'impressionner ni l'avoir avec un sourire ou un cadeau. Si vous n'avez rien à vous reprocher tout ira bien. Sinon, il vous tiendra aux chausses et ne vous lâchera plus. Mais le plus dangereux c'est Noël Tardieu de La Vaudière, le procureur royal ; tu as dû le remarquer, hier, parmi les « puissances ». Un grand, frisé, beau garçon, l'air faraud.
– Ce jeune homme ? Il a l'air charmant.
– Méfie-toi de son charme ! Tu apprendras à le connaître, une teigne, j'te dis.
Une fois de plus elle tira son judas, et aussitôt requit l'attention d'Angélique d'un geste véhément.
– Oh ! Regarde qui vient là. Du beau monde !
Un groupe de gentilshommes entrait de façon conquérante et d'un air superbe dont l'effet se perdait dès le seuil, noyé dans le brouillard de la tabagie.
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