À leur tête se trouvait M. de Bardagne.
– N'est-ce pas cet envoyé du Roi qu'on a reçu hier, avec vous autres ? chuchota la Polak, dégrisée sous le coup de l'émotion. Paraît qu'il est chargé d'une mission de la plus haute importance, quelque chose comme la déclaration de la guerre à l'Anglais ou de supprimer les forts des Grands Lacs ou d'interdire la vente du castor et de rembarquer tout le monde parce qu'il va y avoir la guerre avec l'Espagne et la Hollande, enfin on dit que même Monsieur de Frontenac doit en passer par où il voudra.
– Il a reçu, en effet, de grands pouvoirs du Roi, mais il ne faut pas s'affoler. C'est un homme mesuré. Je le connais.
– Ça m'aurait étonnée que tu ne le connaisses pas, ricana la Polak. Et qu'est-ce qui peut bien l'amener chez moi, dans une taverne de la Basse-Ville, ce grand seigneur ? On dirait qu'il cherche quelqu'un ?
Angélique retint un soupir.
Elle voyait bien que Nicolas de Bardagne demeuré debout parmi ses compagnons déjà assis autour d'une table inspectait la salle dans tous ses recoins. Il y avait sur ses traits cette expression tendue et dramatique qui était la sienne lorsqu'il s'agissait d'Angélique. On avait dû le prévenir qu'elle se trouvait au Navire de France.
La Polak eut un pressentiment.
– Hein ! C'est peut-être bien toi qu'il cherche.
– Je le crains.
– Quand je te disais ! Ah tu n'as pas changé, Marquise des Anges !
Cette discussion à propos des succès masculins d'Angélique la rendait d'humeur morose.
L'aubergiste referma brusquement le judas et revint s'asseoir dans son fauteuil.
– Où est mon chat ? demanda Angélique, se rappelant pourquoi elle était venue.
– Hé ! Que veux-tu que j'en sache, riposta la Polak, irritée. Il est là où il veut... À ta ressemblance, le p'tit voyou ! Tout ce que je peux te dire c'est qu'il n'est pas dans mon chaudron comme tu m'as presque soupçonnée de l'y avoir mis... Je l'ai bien vu tout à l'heure que tu y pensais. Pour qui me prends-tu ? C'est bien toi ! Tu as toujours été soupçonneuse et méfiante, oh oui !
– Pardonne-moi, la Polak, s'efforça d'être conciliante Angélique. C'est la vie qui vous rend ainsi en vous assénant trop de mauvais coups.
– Pourquoi ne le laisserais-tu pas chez moi, ton chat ? Il me plaît. Que veux-tu en faire dans la Haute-Ville ? Ici, sur le port, c'est plein de souris et de rats, avec les navires et les entrepôts.
– Non, j'ai des liens avec ce chat que je ne peux pas rompre.
– Bien ma chance que j'aie toujours le béguin pour ce que tu aimes toi et qui, naturellement, te choisira. Déjà à la Tour de Nesle, tu m'avais volé Nicolas. Avant que tu arrives, il était mon amant et je le tenais bien. Mais dès qu'il t'a amenée, j'ai compris. Ça ne faisait que commencer. Toujours la même chose.
Dans sa colère, elle replia d'un coup sec son éventail et l'expédia dans le feu. Cette exécution parut la calmer. Elle le regarda se consumer d'un air satisfait.
Angélique riait de la reconnaître, comme autrefois, impulsive et violente sous sa défroque d'aubergiste respectable se faisant construire un oratoire.
Des coups violents frappés à la porte firent se dresser d'un seul bond Mme Gonfarel.
– Qui va là ?
– La maréchaussée !
Quoi qu'elle en eût dit, elle n'était pas si libérée qu'elle le croyait, l'ancienne Polak. En vain s'environnerait-elle de beaux meubles, d'objets de prix et de bourses bien pansues, il y a des choses qu'on ne peut extirper quand elles sont tissées dans la trame de la vie, entre autres la peur de la maréchaussée.
Elle courut à la fenêtre pour jeter un coup d'œil dehors.
– Vingt dieux ! s'écria-t-elle, les archers. Je te l'avais dit !
Mais Angélique reconnut, sur la place, devant l'auberge, le lieutenant de Barssempuy accompagné de trois hommes du Gouldsboro portant armes, il est vrai, mais qui ne paraissaient pas animés d'intentions mauvaises. Au contraire, Barssempuy affichait un sourire engageant. C'était une délégation officielle et Angélique se douta de ce qui les amenait là.
– Fais-les entrer sans crainte. Ce sont des envoyés de mon mari. Ils doivent t'apporter de sa part un présent...
– À moi ? fit la Polak presque effrayée.
– Il doit en remettre un à chacune des dames les plus importantes de la cité.
– Entre, cria la Polak au garçon qui recommençait à tambouriner au vantail.
– Patronne, il y a là un gentilhomme qui demande à vous voir en personne de la part de Monsieur le comte de Peyrac.
– Combien de fois t'ai-je dit, hé balourd, qu'il ne fallait pas frapper ainsi dans une demeure de condition, mais gratter à l'huis... tu entends : gratter.
Angélique, ne tenant pas à se faire remarquer de Nicolas de Bardagne, ne l'accompagna pas dans la salle où elle se rendit afin de recevoir Barssempuy.
Elle revint peu après, éperdue, portant à plat sur ses deux mains un petit coffret de velours rouge, ayant en son milieu, incrusté en or, le monogramme de l'Agneau Pascal. Le couvercle soulevé révéla un reliquaire d'or, au centre duquel, dans une custode de verre, reposait une pastille de cire. Ces pastilles étaient reconnues comme ayant une grande valeur de protection car elles étaient façonnées et bénies par les mains mêmes du Pape à Rome chaque année, au cours de la messe pascale.
– Un Agnus Dei, émit la Polak d'une voix étouffée, mais comment a-t-il pu deviner que c'était mon rêve ?
– Il devine tout.
– C'te Balafré ! soupira la Polak, quel homme !
Elle tomba à genoux, à la fois sous le coup de l'émotion et du respect devant le pieux porte-bonheur papal.
– Mais alors, ce n'est pas le diable ! Écoute-moi, Marquise des Anges, es-tu bien digne d'un homme comme celui-là ? Folâtre et hardie comme tu l'es, est-ce qu'il sait le danger qu'il court à t'avoir épousée ?
– Ne crains rien ! Lui non plus n'est pas de tout repos.
Le soir tombait.
– Faut que tu retournes là-haut, dit la Polak. Dans la Haute-Ville. C'est pour les belles dames de ton genre aujourd'hui.
À l'arrière de l'auberge s'étendait une vaste cour fermée d'une palissade de pieux de cèdre. Différents bâtiments de pierre ou de bois devaient abriter marchandises, réserves de vivres et de boissons. Avec le soir, une petite brume flottait au ras du sol. Angélique ne désirant pas rencontrer Nicolas de Bardagne qui n'hésiterait pas à lui demander des explications sur sa présence au Navire de France, son amie la fit passer par là.
L'odeur musquée des fourrures entassées ou pendues aux voûtes des entrepôts luttait avec les effluves échappés de la rôtisserie.
– Écoute, Marquise des Anges, dit Mme Gonfarel, gardons notre secret. Le passé de la femme qu'ils aiment, les hommes n'y tiennent pas tant. Ils veulent toujours se dire qu'ils ont été le premier et que les autres n'ont pas compté. Crois-moi, ce que nous avons vécu dans ce temps-là, ça n'appartient qu'à nous. Le serment secret de la matterie demeure.
Elle croisa deux doigts et cracha dans l'âtre.
– Et mon chat ? rappela Angélique.
– C'est lui qui choisira, fit la Polak avec grandeur.
Angélique sortit de l'enclos et se retrouva dans une des rues transversales de la Basse-Ville que l'obscurité envahissait déjà. On allumait des quinquets çà et là. Angélique s'enveloppa étroitement dans sa mante et en rabattit la capuche sur son front. Elle continuait à se sentir très heureuse. Elle regrettait de ne pouvoir révéler à Joffrey la rencontre fortuite qu'elle venait de faire en la personne de Janine Gonfarel. Mais celle-ci avait raison, il fallait tout dire ou ne rien dire.
Or, tout en gravissant la côte de la Montagne, elle leva les yeux vers le ciel d'or qui s'apercevait là-haut, comme du fond d'un puits, entre les parois de la falaise et celles des hautes maisons dont la chevauchée en frise noire des cheminées et des pignons pointus prenait d'assaut la clarté du couchant.
Les passants, qui montaient ou descendaient, se faisaient rares et ne la reconnaissaient pas. Elle allait seule et heureuse et envahie d'un sentiment nouveau de liberté et de plénitude.
En se retournant pour regarder l'admirable étendue du fleuve, comme un bouclier étincelant entre ses îles et ses promontoires, elle aperçut le chat qui la suivait.
Chapitre 21
Le soir, au souper, le chat sauta sur la table et entreprit une marche précautionneuse parmi les couverts et les plats afin de reconnaître les siens.
– Sire chat, comment vous nommerons-nous ? s'enquit Joffrey de Peyrac.
– Père, c'est toi qui l'as nommé, s'écria Honorine, Sire Chat ! Quel beau nom ! Sire Chat, nous vous saluons.
Luminaires brasillant dans de multiples flambeaux. Vaisselle d'argent. Le maître d'hôtel, comme la veille, avait dressé la table au milieu de la grande salle.
Dans la lumière des chandelles, Angélique prit plaisir à regarder tour à tour ses fils Florimond et Cantor.
Florimond aidait le maître d'hôtel, M. Tissot, à faire le service. Il était toujours très actif et très obligeant et son service de page à la Cour avait développé ses dispositions naturelles. Il aimait entreprendre mille choses et s'y adaptait sans effort. D'être revenu du Grand Nord après une odyssée de plusieurs mois, de savoir tuer un ours au coutelas, et discourir avec les Indiens, ne l'empêchaient pas de retrouver avec entrain les gestes consacrés pour tenir la serviette sur un bras et lever l'aiguière dans son rôle d'échanson. Il dépouillerait vite sa défroque chamoisée de coureur des bois pour les habits du jeune seigneur.
Cantor, par contre, était différent.
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