« T'ai-je jamais raconté, se disait-elle, que j'avais couru, pieds nus sur la route de Charenton, pour te sauver des Égyptiens8 ? »
Le marquis était venu, il avait trouvé à se loger dans la Basse-Ville et irait prendre ses repas au Navire de France dont la patronne cuisinait divinement. Il espérait que sa servante ne tarderait pas à revenir, sous l'aiguillon de la jalousie. Il accepterait ses services, mais il comptait bien s'inviter souvent dans la Haute-Ville chez ses chers amis Peyrac.
– Quand j'aurai réglé quelques affaires, je viendrai vous aider à vous installer. Je vous montrerai la maison et toutes les commodités. J'ai l'intention de faire monter mon poêle de faïence dans le petit salon attenant à la grande salle.
– A-t-il toujours sa petite armée d'argent ?
Cette phrase sibylline l'intrigua et comme le jeune homme passait à portée, elle lui en demanda l'explication.
– Comment, ma mère, ne savez-vous pas que M. Tissot a été officier de la Bouche du Roi à Versailles ? Troisième porteur du rôt, je l'ai souvent assisté lorsqu'il passait les sauces. À Tadoussac, je l'ai aussitôt reconnu. Et, parfois, je m'informe près de lui des nouvelles de la Cour qu'il a quittée récemment. Je lui demandais, entre autres, si Monseigneur le Dauphin avait toujours la petite armée d'argent que Monsieur Colbert, par l'intermédiaire de son frère intendant d'Alsace, lui avait fait exécuter par les maîtres d'Augsbourg et de Nuremberg.
Jusqu'alors M. Tissot s'était montré peu bavard sur ses antécédents.
D'un geste elle le manda près d'elle et lui parla en aparté.
– Monsieur, je gage qu'il vous a fallu connaître de bien grands déplaisirs pour vous décider à quitter cet emploi fort brillant et fort recherché auprès de Sa Majesté.
– Madame, en effet.
– De quelles sortes ?
– Madame, de ces déplaisirs que vous avez éprouvés vous-même et qui vous ont fait quitter Versailles alors que votre étoile y était pourtant à son zénith...
– Le poison ? avança-t-elle en le regardant d'un air interrogateur.
– Tout le monde use du poison à la Cour. Vous le savez, Madame. Cela arrange bien des choses, et c'est un chemin comme un autre pour parvenir aux sommets et asseoir sa fortune et sa réputation.
– Vous n'avez pas voulu suivre ce chemin ?
– La vie est le bien le plus précieux, répondit-il, et j'étais dévoué au Roi.
– Madame de Montespan est-elle toujours en faveur auprès de Sa Majesté ?
– Sa faveur est plus éclatante que jamais.
– Et les fêtes ?... Dites-moi, Monsieur Tissot, les fêtes sont-elles toujours aussi belles et somptueuses ?
– Nulle Cour d'Europe n'en connaît d'égales. Sa Majesté se consacre à la beauté de son palais et de ses jardins avec une passion et un goût qui en font l'un des plus beaux lieux du monde. Les fêtes sont à l'image de ce décor : magnifiques et galantes.
Ainsi donc, pensait Angélique, en faisant tourner le pied de son verre de malaga qu'elle avait pris machinalement et en faisant miroiter doucement les lumières dans la transparence tour à tour dorée ou pourpre du vin, comme miroitaient en sa pensée les lumières de sa vie, ainsi donc, les choses ne s'étaient pas améliorées à la Cour. On continuait à s'y tuer et à s'y empoisonner allègrement, parmi les fracas des fêtes les plus enchantées.
Un navire, sous le ciel d'hiver, dansait encore à travers l'océan. L'une après l'autre les vagues profondes le poussaient vers l'Europe.
La lettre qu'Angélique, à Tadoussac, avait écrite au policier Desgrez, et que le valet de M. d'Arreboust emportait sur le Maribelle arriverait bientôt à bon port. Le valet irait frapper à la porte de Desgrez... Il lui remettrait la missive venue d'une contrée si lointaine et Desgrez, y jetant les yeux, reconnaîtrait l'écriture de la Marquise des Anges... Il aurait un sourire sur ses lèvres railleuses... Une fois de plus ELLE le rejoignait...
Elle regarda sa main qui avait tenu la plume dénonciatrice.
Sur le feu mouvant des flammes qui craquaient joyeusement dans la grande cheminée se détachaient les visages brillants et animés de sa famille, les siens bien-aimés, elle entendait le rire d'Honorine, les plaisanteries de Florimond, la musique en sourdine sous les doigts de Cantor...
Elle savait en cet instant qu'elle avait écrit cette lettre pour atteindre le Roi et pour en obtenir justice.
Chapitre 22
Le sommeil, encore, avait effacé les souvenirs, et de nouveau l'angélus, aux clochers des églises, rompait la trêve de la nuit. Six heures... à Québec, un second jour commençait.
Joffrey était déjà levé. Angélique ne l'avait pas entendu partir, plongée dans un sommeil léthargique qui ne lui paraissait avoir été qu'un long et doux état de volupté et qui lui laissait le corps léger, l'esprit clair. Elle se souvint de la surprise : la Polak était dans les murs.
Elle se leva pleine d'entrain. Aujourd'hui, elle irait voir l'évêque.
Angélique entendit quelqu'un bouger dans la grande salle en bas. Au craquement du bois sec rompu succéda celui des branchettes mordues par les flammes. Un parfum de fumée monta.
Angélique, après s'être habillée, descendit et aperçut le vieux Macollet qui accrochait à la crémaillère un chaudron contenant de l'eau. Il n'était pas seul. Les deux marmousets, pieds nus, en cotte de nuit, les cheveux hérissés et les yeux gros de sommeil le regardaient faire avec intérêt. Il leur avait promis de leur donner à manger du pemmican qu'il avait rapporté de chez les sauvages. Yolande remontait de la cave avec un seau de lait de chèvre qu'elle venait de traire.
Il y avait beaucoup plus de monde dans cette petite maison qu'on ne l'aurait crû à son silence précédent. Cantor, par exemple, qui surgit on ne sait d'où de son pas d'Indien. Adhémar, plus bruyant, mais qui s'affairait à porter des bûches, Neals Abbal et le négrillon Timothy. Affublés dès la prime aube de leurs redingotes de pages, assis tous deux sur le banc dans le coin gauche de la cheminée, mal éveillés, ils balançaient leurs pieds nus dans leurs gros souliers à boucles. Ces deux-là, les fastes des jours précédents les avaient complètement ahuris...
La vie commençait telle qu'elle l'avait rêvée, d'un hiver à Québec.
On frappa derrière la porte de la cour. C'était le lieutenant de Barssempuy, escorté de deux aides du maître d'hôtel qui apportaient des pâtés chauds et du blanc-manger, des biscuits, une aiguière d'argent contenant du café, le breuvage oriental dont Angélique raffolait. Honorine et Chérubin ne prêtèrent à ces gâteries aucune attention. Ils étaient occupés à surveiller Eloi Macollet qui, dans le creux de sa main, délayait d'un doigt à la façon iroquoise une poudre brune à la forte odeur de boucan avec un peu d'eau. Yolande dit qu'elle ne mangerait pas car elle désirait aller communier si Madame le permettait.
M. de Barssempuy demanda à Angélique si M. de Peyrac l'avait mise au courant des jetons d'argent.
Angélique battit des cils.
– Les jetons d'argent ? Non... Expliquez-moi.
Le jeune homme lui trouva l'air tout à fait rêveur. Mais elle n'en était que plus belle, pensa-t-il. Elle semblait ravie de tout. Il eut un sourire indulgent, un peu triste, car il pensait encore à Marie-la-Douce, sa fiancée qui était morte. Il retint un soupir. Se reprenant, il délivra le message dont il était chargé.
Il lui remit, de la part du comte, une bourse qui contenait des jetons d'argent, lesquels avaient été frappés à Wapassou et qui se trouvaient, de ce fait, non estampillés. Elle n'en pourrait pas moins régler toutes ses emplettes dans les boutiques ou échoppes de Québec avec cette monnaie d'échange. Le Conseil supérieur de la ville déciderait ultérieurement de la formule à adopter pour rendre légale la circulation de cette monnaie étrangère en Nouvelle-France. En attendant, leur valeur serait jugée au poids.
Tous les commerçants possédaient la petite balance adéquate pour peser le marc d'argent et ils avaient été solennellement avertis de l'approbation du Grand Conseil dans cette opération d'émission du métal noble anonyme sur le marché de Québec. Une proclamation serait faite à plusieurs reprises, aux carrefours et sur les places publiques. De plus, Barssempuy avait aussi à lui remettre un billet signé d'un certain Basile, dont la signature ouvrait une garantie de dépenses jusqu'à concurrence de cinq cents livres tournois, ce qui était plus qu'elle ne voudrait et pourrait dépenser, à son sens, pour l'instant. Elle remercia le messager.
On frappa à la porte sur la rue. Angélique alla ouvrir et se trouva devant un homme barbu, coiffé d'un bonnet de fourrure, portant une hache sur l'épaule.
– Voulez-vous que je vous fende votre bois, Madame ?
– Tiens, Nicaise Heurtebise, s'écria Eloi Macollet en se présentant sur le seuil, commences-tu déjà ta tournée de vendeur d'eau-de-vie ?
– Non, pas avant la grande neige et que le Saint-Laurent ne soit pris dans les glaces.
Il cumulait des petits métiers, entre autres celui de vendeur d'eau-de-vie, passant de porte en porte, dans les froids matins, proposer le « coup de l'étrier » aux levés-tôt qui commençaient leur journée de labeur.
Il avait neigé dans la nuit, mais la neige n'était encore qu'une neige fleurie. En couche légère elle fondrait au moindre rayon de soleil. Les toits blancs se détachaient sur l'arrière-plan noir des eaux du fleuve qui roulaient encore leurs flots tumultueux.
Tout en écoutant les deux vieux compagnons discourir sur les mérites de l'hiver et de l'eau-de-vie, Angélique examinait les alentours de ce qui allait devenir son quartier. Leur maison était la dernière lorsqu'on montait la rue en venant de la cathédrale. Après eux, cette rue cessait d'être pavée et se transformait en chemin de terre. On était en fait à la lisière des champs, à un carrefour se dressait un grand orme. Au pied de celui-ci un petit campement d'Indiens avec deux ou trois wigwams arrondis d'écorce d'orme, leurs chiens jaunes, leurs papooses demi-nus se traînant dans la terre mouillée. Une femme enveloppée dans une couverture de traite sortit d'une hutte et tisonna les braises fumantes des foyers à demi éteints.
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