– Je savais que je ne pouvais rien contre les choses déplaisantes, expliquait Cantor. Il me fallait seulement être patient et attendre l'occasion de jouer ma partie : par exemple : rejoindre mon père. J'ai toujours raisonné ainsi, même, je le crois, lorsque j'étais un bébé dans la crèche.
Florimond et lui reconnaissaient volontiers qu'ils avaient souffert de jalousie à cause de leur mère. Elle appartenait à d'autres. On ne la voyait jamais. À l'examen, leur rancune venait du sentiment de perte irréparable qu'ils éprouvaient lorsque son visage s'effaçait à leurs yeux, disparaissant comme le soleil, ce qui les replongeait dans une ombre où ils se sentaient en butte à ce que Cantor appelait les « choses déplaisantes ». Tourments et peines informulés qu'ils sentaient tapis autour de leur frêle existence. Et lorsqu'ils habitaient la petite maison de cocher alors qu'Angélique travaillait à l'auberge du Masque rouge ou à la chocolaterie, Barbe, oui, alors leur servante avait aussi peur qu'eux.
Menaces larvaires dont l'ombre s'envolait comme par enchantement dès que leur mère réapparaissait.
Et tout en parlant les jeunes gens s'avisaient que ce beau visage de femme s'incorporait à leurs sensations de bonheur les plus lointaines. Ils évoquèrent le cheval de bois de Florimond, la boîte à trésors où leur mère avait commencé de déposer des objets de sa vie passée et qu'elle ouvrait d'un air mystérieux.
Honorine écoutait en ouvrant des yeux attentifs et posait des questions.
– Maman, qu'y avait-il dans ta boîte à trésors ?
Angélique dut faire un effort de mémoire. Il y avait certainement la dague effilée de Rodogone l’Égyptien, ce poignard avec lequel elle avait menacé la fermière. Il y avait une plume du pamphlétaire impénitent qu'on appelait le Poète crotté et qui avait fini pendu pour avoir trop chansonné les scandales de la Cour.
Plus tard, il y eut une émeraude d'un prince de Perse, Bachtiari-Bey...
– Maman, qu'as-tu fait de ta boîte à trésors ?
De cela aussi, Angélique ne parvenait pas à se rappeler.
*****
La pénombre venait. La neige tombait toujours. Dans la maison il n'y avait que la lueur du feu éclairant les jeunes visages et, dans un coin de la salle, la flamme du cierge de la Chandeleur, qui devait présider à cette première journée et qu'on allumerait ensuite au cours de l'année pour les tempêtes, pour écarter le péril iroquois, pour veiller les agonisants et les morts.
Angélique interrogea Florimond sur le voyage au-delà des mers qu'il avait entrepris sur une « idée », une certitude de trouver son père et Cantor et qui lui avait sauvé la vie. Ils parlèrent de Nathanaël de Cambourg qui était parti avec lui.
Mais ce volet le plus récent de leur existence leur plaisait moins que l'autre, le « temps du chocolat », et ils y revinrent, faisant peu à peu de cette période de leur petite enfance un conte de fées inoubliable, peuplé de jouets, de croquignols et de pâtés chauds, de promenades l'été, avec le cadre d'eau de la Seine pour se rendre à Versailles et voir manger le Roi, des danses du singe Piccolo, des rires et des chansons, de la bonne Barbe qui les embrassait en les serrant sur son ample poitrine, recréant des jours touchés du parfum de leur mère, éclairés par la présence de sa beauté et qu'ils transformaient, d'un souvenir à l'autre, en une enfance de paradis où elle ne les avait jamais quittés.
Septième partie
Le jardin du Gouverneur
Chapitre 50
Quelques jours après la Chandeleur, à la sortie de la grand-messe, Monsieur le Gouverneur décida de se rendre en son jardin.
« Avec toutes ses dames... », aurait dit la chanson.
Le temps était pur et beau. On venait d'entrer dans cette période de l'hiver où les jours s'égrenaient si clairs et si sereins qu'il ne paraissait pas un nuage en trois semaines.
Le cortège remontant de la cathédrale passa devant le château Saint-Louis et traversa la Place d'Armes. Un peu plus haut, l'on atteignait le jardin qui avait été dessiné par M. de Montmagny, deuxième gouverneur de la Nouvelle-France, et dans les allées duquel M. de Frontenac, se promenant, se sentait un peu Louis XIV à Versailles.
Toutes proportions gardées.
Cependant, quant à la beauté et à la grâce des dames du cortège, la prestance et l'entrain des messieurs, le luxe de leurs vêtements auxquels les capes et manteaux de fourrure, les manchons, les bonnets ornés de plumes, les bottes travaillées à l'indienne ajoutaient une note somptueuse, la petite cour du gouverneur valait bien celle du Roi-Soleil. Les gentilshommes portaient l'épée. Certains, comme Ville d'Avray, appuyaient sur une canne à pommeau d'or ou d'ivoire une main gantée de peau fourrée.
Le chemin qui serpentait entre deux murets de neige donnait moins d'assurance à une noble démarche que les allées sablées des parterres royaux mais l'on pouvait encore se distinguer par des propos choisis et de la gaieté. C'était la Cour au Canada.
De même, le jardin du gouverneur dont le tracé à la française présentait une certaine rigueur avec son labyrinthe de buis taillé par lequel on avait cherché à lui donner un petit air de Versailles, perdait de sa solennité lorsque l'on arrivait devant ce qui faisait la fierté de Frontenac : son carré de choux.
Il y en avait là une réserve pour l'hiver entier, affirmait-il, car il en avait fait planter plusieurs arpents. Aux premières gelées, on coupait les choux, on les retournait cul par-dessus tête dans les sillons où la neige et le froid les conservaient. Quand il s'en faisait besoin, le cuisinier du château envoyait ses aides s'approvisionner.
Ce jour de février, en cette promenade, presque toute la haute société de Québec escorta le gouverneur, officiers, conseillers, nobles et marchands étaient là et jeunes gens et jeunes filles de leurs parentés, ainsi que quelques enfants.
Honorine donnait la main à Angélique.
On s'exclama sur le charme du buis sous la neige et un peu plus loin sur l'ampleur du carré de choux.
– Les horizons de Versailles ne sont-ils pas plus exaltants ? demanda derrière Angélique la voix du duc de La Ferté.
Le froid avivait un peu de couperose aux ailes de son nez. La lumière crue du soleil nordique nuisait aux complexions congestives des gros buveurs.
– Les horizons de Versailles sont fort beaux, mais ceux-ci me charment aussi, répliqua-t-elle, en désignant le désert blanc que l'on envisageait des hauteurs du cap.
– Peuh ! De la sauvagerie ! Quelle déchéance pour une femme vers laquelle tout Versailles tournait les yeux.
– Quelle déchéance pour vous aussi, Monsieur de La Ferté, qui devez cacher votre superbe sous un nom sans éclat !
– Ce n'est que provisoire, vous le savez. En attendant avez-vous réfléchi à mes déclarations dernières ?
– Lesquelles ?
– Que nous pourrions nous désennuyer ensemble.
– Monsieur, je crois que nous avons déjà tout dit à ce sujet.
– Il me passionne...
– Vous radotez...
Elle s'écarta.
La superbe de Vivonne n'avait pas résisté à l'atmosphère du Canada. Il en avait été singulièrement diminué et comme terni, comme un métal non noble ne peut résister à des agressions par trop violentes et contraires de la nature.
Privé d'honneurs, de flatteries, du jeu des intrigues, de l'auréole dont l'entouraient la gloire de sa sœur et l'amitié du Roi, écarté d'une charge qu'il ne remplissait pas sans talent, celle d'amiral des galères du Roi, inoccupé, ressassant ses inquiétudes, ne pouvant trouver en lui-même, pour ne s'être jamais préoccupé de les y mettre, les ressources suffisantes pour lutter, il vieillissait. Il avait su à l'avance qu'il s’ennuierait, mais pas qu'il souffrirait. Et en effet, rien ne serait arrivé s'il n'y avait pas eu cette surprise inouïe de voir surgir Angélique. Sans elle, ç'aurait pu être acceptable.
Mais elle l'empêchait d'oublier. Elle éveillait ses regrets et les rêves en sommeil avaient resurgi avec plus d'acuité. Chaque matin, au réveil, il se disait : elle est là dans cette ville : la plus belle. Et cela suffisait à transformer la petite ville ennuyeuse en un réceptacle d'une aventure qui le faisait frémir d'impatience et d'une attente qui l'exaspérait d'autant plus qu'il savait qu'il n'y aurait rien, qu'il n'y aurait jamais plus rien entre eux. Sa présence était pour lui aussi inutile que celle d'un fantôme, comme s'il l'eût contemplée inaccessible derrière une vitre. Chaque échange qu'il avait avec elle lui laissait une impression pénible, irritante. Il se répétait que, la prochaine fois, il lui dirait ceci et cela, qui la blesserait et le vengerait.
*****
Les groupes s'égaillèrent à travers les allées et beaucoup se rendaient visiter le labyrinthe de buis que Frontenac faisait déblayer aussi souvent que nécessaire par les soldats.
Prenant garde de se tenir à l'écart des oreilles dévotes et ecclésiastiques, Ville d'Avray racontait des histoires lestes.
De son côté Mme de Mercouville faisait part à ses amis de sa victoire. M. Gaubert avait cédé et lui avait donné le nom des prisonniers anglais qui étaient esclaves au village des Hurons et qui connaissaient les secrets de teintures végétales pour la laine. Si on pouvait les faire venir en ville et les employer, le Canada n'aurait plus besoin d'importer des étoffes de France. En attendant, on tisserait le lin dont on avait vu une première récolte cette année sur les rives du Saint-Laurent.
Les menuisiers construisaient des métiers sur le modèle de celui qu'elle avait fait venir d'Aunis.
– J'aime avoir plusieurs fers au feu...
M. de Peyrac, M. de Frontenac et l'intendant Carlon s'entretenaient de mines de potasse et de goudron.
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