– Hon ! grogna-t-il. Je me méfie des Abénakis que la Robe Noire a dressés contre nous. Ils sont nombreux, grands guerriers sans parole... Vois Piksarett, cette belette sournoise...

– Ne le nomme pas... Tu sais, toi-même, qu'il est en dehors des traités. Ne fais pas porter un trop lourd fardeau à ton peuple, par la manœuvre d'un seul. Tu connais Piksarett ? Il est comme le glouton, le diable des bois. Il est seul et ne poursuit qu'un but, le sien, et nul ne sait quel est ce but...

Les yeux du Mohawk se plissèrent jusqu'à n'être qu'une mince fente brillante et mouvante comme le mercure. C'était sa façon de sourire ou de marquer sa gaieté.

– Je vois que tu nous connais bien, tous tant que nous sommes, Indiens, peuple des forêts. Soit, je me rends à tes raisons. Je n'en veux pas à Piksarett.

– Et tu lui es même reconnaissant de t'avoir donné une raison pour venir sous Québec, manifester ta force et l'habileté de tes campagnes.

– Tu nous connais bien ! approuva encore l'Iroquois avec satisfaction.

Ses traits continuaient de s'éclairer de cette onde de sourire amusé.

– Ce fut ainsi, je n'en disconviens pas.

Il resta silencieux.

Puis il désigna le collier de Wampum à leurs pieds.

– Reprends ce collier et continue à garder par lui la parole des Mères des Cinq-Nations. On saura désormais qu'il est bon d'être de vos alliés. Et la paix pourra régner encore aux rives de la Mohawk. Et maintenant, je vais aller vers Onontio et Ticonderoga. Je vais réclamer les « rassades » et les « branches » des traités par lesquels ils doivent m'assurer de leur parole.

– Je sais qu'ils ont emporté de nombreux Wampums et plus encore de cadeaux à te remettre.

– J'aime à l'entendre. Et toi, femme, reprends ce collier. Garde-le comme un signe entre nous. Au moins, tant que tu vivras et qu'il y aura ce collier entre nous, il y aura de l'espérance. J'ai dit !

Angélique se pencha pour ramasser l'écharpe de coquillages dont le dessin sur fond blanc représentait les Mères du Conseil iroquois, rangées autour de leur présidente, envoyant une pluie de haricots destinés à nourrir les Blancs de Wapassou qui allaient mourir de faim dans leur fort de bois, isolé par l'hiver.

Lorsqu'elle se releva, Outtaké avait disparu. Il s'était effacé comme une ombre sans qu'elle ait surpris un frôlement de son pied sur le sol, ni le craquement d'une ramille écartée.

Et l'on aurait cru avoir rêvé le passage des Iroquois sans cette odeur de fumée et de chair brûlée qui montait du ravin.

*****

Son Wampum roulé sous le bras, Angélique redescendit le champ en pente. Elle se sentait légèrement abasourdie.

« Ce ne sont que de pauvres sauvages, se dit-elle, de pauvres sauvages déconcertés, inquiets, cherchant l'Étoile de leur univers bouleversé. »

Elle marchait les yeux baissés et, cette fois, elle voyait nettement, elle voyait partout devant elle ces petits brins d'herbe froissés qui pointaient entre des morceaux de glaise dure que leur force frêle avait repoussés.

– Et maintenant, la voilà qui s'en revient comme si elle était allée cueillir la primevère, chuchota le milicien confondu.

On leur avait bien dit que la Dame du Lac d'Argent n'était pas comme les autres.

« Oui ! Certain ! Elle n'était pas comme les autres ! »

Angélique découvrit le sous-bois rempli de têtes avides, de faces stupéfaites, car tandis qu'elle palabrait là-haut avec Outtaké, le contingent des défenseurs s'était grossi de tous ceux qui, pouvant porter armes, avaient couru vers les points menacés pour défendre les arrières de la ville.

– Outtaké m'a donné sa parole, leur dit-elle. Il se retire. Il épargne Québec. Il ne reviendra pas.

Comme elle revenait vers la ville, entourée de ceux qui avaient assisté à sa rencontre avec le chef des Iroquois, une femme sortit d'une maison pour se jeter à ses genoux.

– Vous êtes allée au-devant de ce barbare, comme sainte Geneviève au-devant d'Attila. Vous avez sauvé la ville comme elle sauva Paris... Dieu vous bénisse !

C'est ainsi que Mlle d'Hourredanne présenta les choses dans un courrier qui se révéla une véritable chronique heure par heure.

*****

La Haute-Ville était dans l'agitation. Il arrivait sans cesse des nouvelles de différents points de la bataille vers lesquels s'étaient portés spontanément, et sans avoir le temps de requérir des ordres, tous ceux qui, dans un instant de leur vie quotidienne, avaient été saisis, avertis, de ce qui se tramait. Certains par un pressentiment, d'autres par une odeur, une rumeur lointaine, un aspect du ciel. Avec l'Iroquois comme avec l'incendie, c'était une question de rapidité. Il fallait courir sus sans attendre...

La Basse-Ville sur son front de mer et la Mi-Ville à mi-côte demeurèrent presque à l'écart du drame malgré le tocsin. Le temps de monter s'informer et déjà les défenseurs refluaient, ramenant leurs blessés, entourant les rescapés des massacres environnants qui, par miracle, s'étaient cachés ou s'étaient enfuis à temps.

Suzanne vint au-devant d'Angélique en criant de loin :

– Il est sauvé ! Il est sauvé !

– Qui ?

– Notre Cantor !

C'est ainsi qu'Angélique apprenait en même temps qu'une escouade composée des jeunes gens de la Haute-Ville s'était portée en courant à la rencontre des Iroquois, qu'elle avait été décimée dans un combat corps à corps à coups de hachettes et de tomahawks, mais que Cantor qui en faisait partie revenait sain et sauf.

Elle défaillit de peur rétrospective et de soulagement.

– Madame, venez vite vous asseoir dans la maison.

Le jeune Alexandre de Rosny avait été tué et aussi un fils de seize ans de M. Haubourg de Longchamp.

Le but des jeunes gens qu'entraînait Cantor avait été de se porter au secours d'une bastide, construite aux avancées de Québec par M. de Peyrac, et où trois de ses hommes luttaient, interdisant le passage à coups de mousquets. Ils allaient être submergés lorsque les jeunes arrivèrent. Leur intervention avait permis de tenir en respect plus de deux cents Iroquois, sauvant ainsi les campements des Hurons de Lorette et de Sainte-Foy qui avaient eu le temps de se retrancher sous les directives des pères jésuites qui desservaient leurs paroisses.

Soudain, les Iroquois s'étaient retirés dans les bois et avaient disparu.

Angélique s'informa des ursulines et de leurs enfants. Dès la première alarme, le monastère avait été aussitôt entouré de soldats et de défenseurs, mais l'ennemi n'ayant pu avancer au-delà de la bastide des gens de Peyrac, du côté de Sainte-Foy toute la ville en fait était restée calme. Pour l'heure aux Ursulines, les religieuses s'y livraient à l'action de grâces, tandis que les enfants mangeaient leurs tartines de mélasse comme d'habitude.

Dans la maison, il y avait beaucoup de monde, les enfants de Suzanne qu'on réconfortait, le voisinage qui s'informait. Angélique monta et s'enferma dans sa chambre, comme elle l'avait fait quelques heures auparavant, dans un moment qui paraissait incroyablement lointain.

Cantor était sauvé. La ville était sauvée. Outtaké s'était retiré.

Elle jeta le collier de Wampum sur son lit et le contempla de loin comme dans un rêve :

« Merci ! Merci aux Mères des Cinq-Nations », dit-elle, une bonne fois comme pour en finir. « J'irai un jour dans la vallée des cinq lacs pour les remercier. »

Elle était épuisée. Comme dédoublée. C'était arrivé et le pire danger était passé. Mais elle n'était pas heureuse. Ses yeux tombèrent sur les débris du petit réchaud de faïence qu'elle avait brisé dans un accès de colère impuissante et le souvenir lui revint de la catastrophe qui n'avait cessé de la ronger en sourdine et de lui mordre le cœur, tandis qu'elle courait au-devant d'Outtaké pour l'arrêter, comme sainte Geneviève au-devant d'Attila. Mais sainte Geneviève, elle, n'avait pas au cœur une peine si cuisante. La douleur se réveillait comme celle d'une blessure engourdie par le choc.

La vie allait reprendre et avec elle il lui faudrait faire face à une vision corrosive. Joffrey la trahissant. Joffrey penchant vers Sabine de Castel-Morgeat ce même sourire qui la bouleversait. Lui... Lui, qui était son tout. Sans lequel elle ne pouvait vivre, il ne l'aimait plus, elle l'avait lassé...

Là, sa pensée s'arrêta, car elle trouvait à ce qu'elle imaginait un ton faux. Déclarer qu'il ne l'aimait plus et qu'elle l'avait lassé, c'était de la mauvaise tragédie qui rendait un son creux. Cela ne valait pas plus que si on avait voulu la convaincre que Nicolas de Bardagne avait pour elle plus d'importance que Joffrey. Or, elle l'aurait volontiers rayé d'un trait de plume, effacé d'un souffle si elle l'avait pu, le pauvre Bardagne.

Mais Lui ! Lui ! C'était différent. Il n'était pas comme une femme étourdie... Elle fut exaspérée à l'idée qu'il eût pu éprouver du désir pour Sabine de Castel-Morgeat, d'autant plus qu'elle avait été la première à remarquer la beauté originale de la grande dame toulousaine. Elle était parvenue à ses fins, l'hypocrite ! Alors qu'elle-même chaque jour se croyait plus assurée de l'amour de son mari et s'épanouissait dans son rayonnement, la belle dame toulousaine s'occupait de le détacher d'elle.

« Bien fait pour toi ! Ça t'apprendra ! »

La catastrophe forait son trou brûlant dans son cœur. Jamais plus... jamais plus rien ne serait comme avant. Elle ne pouvait détacher les yeux de ces débris de son rêve à ses pieds, signe d'une réalité que le jeune Anne-François vindicatif lui avait jetée au visage dans une aurore si belle. Quand cela ? Il y avait très longtemps dans une autre vie... Une autre vie si belle ! Si belle ! Et qu'elle avait perdue...