Une voix l'appelait au-dehors, avec des accents déchirants.

– Angélique ! Angélique !

Une voix détestée.

– Angélique ! Angélique ! Par pitié !

La voix se rapprochait montant de la rue. La voix de Sabine de Castel-Morgeat.

Angélique redressa la tête, ne pouvant en croire ses oreilles. Comment osait-elle, la misérable !

L'appel maintenant ne venait plus de la rue mais de l'intérieur même de la maison. De grands cris mêlés de sanglots qui s'élevaient au sein d'une rumeur de voix apitoyées, prodiguant des adjurations au calme et à l'espérance, des mots de conseil et de consolation, de grands cris mêlés de sanglots.

– Angélique ! Angélique ! Au secours !

Angélique sortit lentement de sa chambre et vint sur le palier d'un pas tremblant qui se posait comme sur un sol cotonneux. Elle aperçut, en bas, dans la grande salle, parmi les bonnets blancs des commères, de Suzanne et de Yolande, parmi les soldats et les voisins tenant encore leurs mousquets en main, les enfants et les rescapés enveloppés dans des couvertures devant le feu et que l'on réconfortait à coups de bols de cidre, de soupe et de vin chaud, elle aperçut Sabine de Castel-Morgeat qui tendait les bras vers elle.

– Angélique ! Venez ! Venez vite ! Je vous en supplie ! Anne-François ! Mon fils ! Mon enfant ! Il est terriblement blessé ! Il se meurt ! Nul chirurgien n'ose approcher ses plaies... Vous seule ! Vous seule pouvez le sauver !

Angélique penchée au-dessus de la balustrade de l'escalier se cramponnait des deux mains à la rampe et fixait sur Mme de Castel-Morgeat des regards fulgurants. Elle n'avait rien entendu.

– Comment osez-vous franchir le seuil de ma maison ? Et m'adresser la parole après ce que vous m'avez fait ? dit-elle d'une voix étouffée. Comment avez-vous seulement le front de vous présenter devant moi sans rougir ?

Sabine déjà pâle devint livide. Ses prunelles dilatées s'attachèrent à la physionomie d'Angélique comme si elle était la proie d'une apparition effrayante. Et elle comprit qu'il était arrivé ce qu'elle n'avait cessé de craindre : qu'Angélique n'apprît un jour cet unique moment de faiblesse hors du temps et de la vie qu'elle avait connu dans les bras de Joffrey de Peyrac. Ce moment qui n'appartenait pas à la vie, à leurs vies, et qui ne changeait rien ou si peu au cours des choses. Sauf qu'elle, Sabine, avait été sauvée.

Trop bouleversée par le danger mortel dans lequel se trouvait son fils, elle n'eut pas le temps de feindre comme l'autre fois, de se redresser en protestant contre l'accusation.

Et Angélique, voyant se peindre sur ses traits tous les symptômes de la culpabilité, sentit son cœur s'arrêter, se figer comme serré dans une poigne de glace.

Elle n'entendait plus rien. Un grondement de torrent ronflait à ses oreilles, emplissait sa tête. Elle se cramponnait à la rampe pour ne pas tomber.

Les paroles suppliantes de Sabine ne lui parvenaient plus.

– Angélique, ne refusez pas de sauver mon fils... Ne condamnez pas mon enfant à cause de moi ! Mon seul fils, mon amour, ma vie !

Elle n'entendait que cette voix honnie qui disait des mots effrayés, parmi lesquels se glissait celui d'amour.

– Taisez-vous !

Sentant la partie perdue et folle de crainte pour son fils, Sabine se laissa glisser à genoux sur le dallage, levant vers Angélique ses mains jointes si serrées que ses doigts blanchissaient, translucides.

– Pardon ! Pardon !

Et Angélique lui en voulut à mort. Par son abaissement qui était un aveu, Sabine ne lui laissait même plus l'espoir d'un doute. Elle avait toujours su que c'était vrai. Pourtant, à cet instant qui la condamnait sans rémission, elle crut mourir de douleur.

– Vous m'avez pris mon mari ! hurla-t-elle.

« Imbécile ! songeait-elle, tu sais bien qu'elle ne t'a rien pris du tout. »

Mais elle ne se possédait plus. Il fallait qu'elle trouvât quelque chose à crier sinon elle allait étouffer de rage et de chagrin.

– Taisez-vous ! Relevez-vous ! Et quittez ma demeure ! Vous me répugnez !

Sabine continuait à lever vers elle ses deux mains jointes tremblantes.

– Venez ! Venez ! répéta-t-elle d'une voix brisée qui avait de la peine à franchir ses lèvres.

– Non !

– Mon fils ! Mon enfant ! Ma fierté !

– Non !

– Il va mourir...

– Eh bien qu'il meure, ce petit crétin !

Madame de Castel-Morgeat demeura sans voix. Frappée au cœur, elle se vit au sein d'un cauchemar où s'effondrait son instable univers, malgré tout tant aimé. Elle vit dans cette femme qui se penchait vers elle une inconnue cruelle, ce n'était pas Angélique. Angélique avait disparu. Peut-être n'avait-elle jamais existé ? Bientôt Anne-François aussi ne serait plus qu'une ombre loin d'elle.

Elle laissa retomber ses mains. Elle se releva péniblement. Debout au milieu du cercle muet des assistants médusés, elle cherchait des yeux le moyen de rompre l'emprisonnement de ces regards et de fuir.

Quelqu'un se précipita pour lui ouvrir la porte sur la rue.

Il lui fallait retourner vers Anne-François, le retrouver avant qu'il ne la quitte. Il avait besoin d'elle. Il l'appelait peut-être.

Elle traversa la salle, descendit les marches qui menaient au petit vestibule et sortit. On s'écartait devant elle comme devant le symbole du deuil, du désespoir et de la malédiction.

Lorsqu'elle eut quitté la maison le voile qui brouillait la vue d'Angélique parut se dissiper. Elle se retrouva au sommet de son escalier dominant l'assemblée qui ne soufflait mot.

Il lui apparut qu'elle n'avait jamais tant dit et tant fait de sottises dans un si court instant. Et devant l'expression de stupeur des personnes présentes, l'idée lui vint que son infortune n'avait jamais été soupçonnée de quiconque, en dehors des protagonistes, de la Delpech et du fils jaloux, et que c'était elle qui venait – en chaire, pour ainsi dire – d'en informer Québec.

Tant pis. D'avoir crié lui avait fait du bien. Soudain elle prenait conscience des regards levés vers elle, emplis d'ahurissement, d'incompréhension. Des visages simples et candides.

Sa colère l'abandonnait, la laissant vidée de rancœur, ne sachant même plus pourquoi elle avait eu si mal. Il n'y avait vraiment pas de quoi. Elle était lasse.

Elle avait dit des choses horribles :

« Qu'il meure, ce petit crétin ! »

Elle imagina Florimond mourant, perdant la vie qu'il aimait tant. Son regard chercha celui de Suzanne, la femme courageuse si franche, si jeune, si « nature », une sœur de cœur à son image.

– Suzanne, que dois-je faire ?

– Madame, vous ne pouvez laisser mourir ce bel enfant.

Angélique haussa les épaules. C'était bien là une protestation de mère. Les mères, elles étaient toutes les mêmes. Comme elle ! Elles aimaient la beauté. Tout être jeune était beau, le prolongement de la vie qu'elles avaient donnée, défendue. La mort d'un homme les frappait dans la continuité de leur œuvre et le sens de leur combat. Souvent avec le fils qui disparaît c'est l'échec d'une vie de femme, le non-sens de tant de soins et de rêves.

– Je vais le faire, dit-elle, mais que c'est dur, Suzanne, que c'est dur !

– Madame, vous le pouvez.

– Donne-moi ton Pacôme pour me porter mon sac...

Elle entra dans son cabinet aux plantes, choisit ce qui lui était nécessaire.

Suzanne lui mit son manteau sur les épaules.

Dans la rue, Angélique fut surprise d'apercevoir Sabine de Castel-Morgeat ayant à peine dépassé la maison de Mlle d'Hourredanne. Écrasée par la douleur, elle n'avançait qu'à pas défaillants, courbée en deux comme une vieille femme, et devant s'appuyer au mur.

Angélique la rejoignit et lui prit le bras en disant :

– Dépêchez-vous !

Avec le petit Pacôme, chargé du sac de médecine, courant sur leurs talons, la Haute-Ville les vit ainsi passer, ce qui infirmerait plus tard les ragots faisant état d'une terrible querelle qui aurait éclaté entre elles.

En chemin, Angélique s'informa des blessures d'Anne-François.

– Il est blessé au ventre. Et comme vous avez recousu...

– Toutes les blessures ne sont pas les mêmes... Rien ne dit que je pourrai, cette fois, quelque chose...

Dans la grande salle du conseil du château Saint-Louis on avait posé des paillasses à terre et on y avait amené les premiers blessés dont le jeune Castel-Morgeat. Les dames de la Sainte-Famille, Mme de Mercouville à leur tête, avaient apporté tout ce qu'il fallait pour les premiers soins.

Elles rapprochèrent tables et escabeaux de l'endroit où gisait le blessé, déposèrent cuvettes et linges, tandis que l'on apportait des cuisines des chaudrons remplis d'eau.

Il était difficile de comparer le cas du jeune homme à celui d'Aristide. Ses blessures étaient multiples et il avait reçu des coups à la tête. Il n'était pas imbibé d'alcool comme le vieux pirate, ce qui n'avait pas nui à celui-ci et semblait avoir aidé à sa guérison. Mais il n'avait pas attendu aussi longtemps les tripes à l'air que le frère de la côte. En agissant vite, on pouvait espérer que sa jeunesse saine et robuste ferait le reste.

– Qu'attendez-vous ? Qu'attendez-vous ? gémissait Sabine de Castel-Morgeat en se tordant les mains.

Angélique eut envie de la faire enfermer à double tour en quelque chambre éloignée. Elle bouleversait les courants bénéfiques qu'elle essayait d'établir autour du blessé par sa pensée confiante. Elle fit signe à Mme de Mercouville et lui murmura que si quelqu'un pouvait s'occuper de Mme de Castel-Morgeat, ce serait charité.

– J'y vais.

– Non ! J'ai besoin de vous.