La sueur de l'effort ruisselait sur l'échine et les bras des guerriers. Ils trouvaient, à énumérer leurs rancœurs, un sursaut d'énergie pour lutter contre ce fleuve aussi dur, mauvais et redoutable, que ceux-là, dont les flots baignaient la cité orgueilleuse. Cité muette qui se taisait dans l'ombre.

– Nous vous avons accueillis dans nos wigwams. Nous avons tué nos chiens fidèles pour vous nourrir. Nous les avons mis à bouillir dans les marmites du festin d'hospitalité... Mais vous aviez encore leur graisse à la bouche, que vous avez bouté le feu à nos cabanes et à nos champs...

Quatre par quatre, les pirogues de différentes tailles s'avançaient. Parfois l'une s'isolait, où se trouvait le sorcier à peau de bison brandissant un totem.

Angélique se souvint des différents emblèmes des Cinq-Nations : le Loup, le Chevreuil, l'Ours, le Renard et l'Araignée.

Contre elle, Bérengère gémissait et récitait des prières :

– Seigneur, ayez pitié de nous. Sainte Marie, Mère de Dieu, priez pour nous pauvres pécheurs, maintenant et à l'heure de notre mort !

– Voici Outtaké, dit Angélique en tressaillant.

Elle sentit la main de Sabine de Castel-Morgeat s'agripper à la sienne. Il se tenait, seul debout, au centre d'une grande pirogue, où se trouvait porté le signe de la Tortue, emblème de la confédération iroquoise. Il émanait de lui une force inquiétante. Il leva les yeux et la vit.

Il la vit. Seule éclairée. Là-haut ! À l'avancée de l'orgueilleuse demeure d'Onontio, et serrant contre elle, pour les protéger, deux de ses sœurs terrifiées. Il la vit. Et elle était bien Kawa, l'étoile fixe de la légende, brillante et sans crainte. Elle le regardait partir. Cela l'exalta. Car cette fois elle l'avait vu dans toute sa puissance et sa gloire, elle l'avait vu avant que la puissance des Iroquois ne s'éparpille. Elle le voyait, tel qu'il était, ce dieu des nuages qui conversait avec les esprits. Il n'était pas qu'un guerrier qui se glisse dans la forêt comme le croient les Blancs, mais le chef d'une nation.

Comme il passait devant le sombre Roc où la lueur des torches révélait les maisons muettes, il se réjouit qu'elle les eût rejetés dans les ténèbres, les couards, ne voulant garder la lumière que pour elle et pour lui. C'était un hommage, elle lui exprimait qu'elle le trouvait grand et le seul « de valeur » dans cette nuit où tous les chiens et les chacals se terraient.

Alors, il se déchaîna ; bras ouverts et levés vers la ville, hache et tomahawk brandis.

– Je vous détruirai, Normands... J'arracherai les croix que vous avez plantées... Je vous y lierai pour la torture... J'ouvrirai vos poitrines et je mangerai vos cœurs...

La voix rauque portait loin et faisait retentir les falaises.

– Avec mes dents je vous arracherai un à un les ongles de vos doigts... Avec mes dents les plus aiguisées, je trancherai vos phalanges et je les cracherai avec mépris dans le feu comme une chique de tabac pourri... Je ferai bouillir vos carcasses dans les chaudières de guerre et j'en verserai l'eau pour empoisonner les rivières de mes ennemis...

Pour ceux qui comprenaient, il y avait de quoi se faire craquer les jointures sur la crosse des fusils et vingt fois épauler et viser, dans la tentation de « tuer » cette voix haineuse, d'en avoir fini avec le plus grand ennemi de la Nouvelle-France.

Pour ceux qui ne comprenaient pas, c'était presque plus éprouvant. Cette voix dans la nuit râpait l'échine et pétrifiait de terreur.

– Le démon ! Le démon ! Qu'il se taise ! suppliait Bérengère en se cramponnant à Angélique et en se cachant le visage contre son épaule.

On se mit à craindre que les guerriers, surexcités par ces cris de haine et ces appels au meurtre, ne détournassent leurs pirogues du milieu du fleuve afin de gagner les rivages et de s'y ruer, assoiffés de scalps.

M. d'Avrensson en fut ébranlé.

– Faut-il faire tirer ? demanda-t-il d'une voix sourde.

– Non ! Non ! Pour l'amour du ciel, ne voyez-vous donc pas ? Ils partent ! ILS PARTENT !

Et lui aussi, Outtaké passa. Insensiblement, sa barque l'emmenait au-delà de Québec. Il se tut. Il resta longtemps à guetter la silhouette éclairée, au sommet de la montagne.

C'était le dernier songe. La plus irréalisable vision dont il avait rêvé pour clôturer son expédition guerrière, une expédition qui avait été la plus folle et la plus périlleuse qu'il ait jamais menée, et dont il redoutait de ne pouvoir en monter d'autres aussi prodigieuses pour le renom des Iroquois. Car les forces des Iroquois déclinaient. On les rejetait loin, vers la vallée sacrée où ils demeuraient et où ils resteraient les derniers guerriers libres.

Le passage de la flotte iroquoise de près de trois cents canots parut durer une éternité.

Peu à peu la tension de la ville se relâcha. Par la fente de l'huis ou des volets entrouverts, on se mit à examiner avec plus d'attention le spectacle étonnant qu'offraient ces longs canots noirs glissant sous une pluie d'étincelles tombées des torches qui miroitaient à la surface de l'eau luisante et faisaient briller les panaches dressés des chevelures iroquoises, plantées de plumes et de pointes de porc-épic.

Les regards commencèrent à essayer de discerner si les barbares n'emmenaient pas avec eux des captifs, razziés sur les côtes de Beaupré ou de l'île d'Orléans...

Ce ne fut que vers la fin, tandis que l'obscurité comme un sombre sillage s'avançant à leur suite se refermait sur les dernières pirogues, que l'on distingua, jeté au fond d'un canot, un homme garrotté et, debout près de lui, deux petits enfants qui criaient et pleuraient en tendant les mains vers la ville.

Cet instant où Québec frémit, impuissante, derrière ses volets clos, et celui où le chef des Cinq-Nations se dressa dans toute sa superbe à la lumière des torches, s'exposant, cible haïe et provocante, furent les deux instants au cours de ce défilé interminable où Angélique crut la partie perdue. Elle s'arrêta de respirer, s'apprêtant à chaque seconde à entendre claquer un coup de mousquet, à voir s'effondrer l'un de ces guerriers orgueilleux qui voulaient savoir jusqu'où irait la patience des Normands. Le temps stagnait. On aurait dit que la flottille iroquoise resterait là toujours à remonter le courant sous Québec. Pourtant à un moment, il fallut pour la suivre des yeux tourner la tête vers l'amont.

Puis au premier coude du fleuve, la masse compacte des embarcations commença à se fondre, à s'amenuiser. Enfin les derniers canoës de l'arrière-garde disparurent.

Longtemps encore dans le noir du ciel au-delà des contreforts du Cap Rouge, la lueur des torches et la rumeurs des cris flottèrent. Puis la clarté mourut, les clameurs s'éteignirent.

Une nuit opaque, remuée d'un vent aux senteurs fauves, aux relents acres de fumées, de graisse et de carnage, retomba sur la ville et son fleuve, les enveloppa comme d'une aile duveteuse et ample, et les ramena doucement, sauvés, au sein des ténèbres et du silence.

Là-haut, sur la terrasse du château Saint-Louis, Angélique desserra son étreinte, laissa retomber ses bras et poussa un profond soupir.

En écho, lui répondirent deux autres soupirs aussi profonds.

Angélique de Peyrac, Sabine de Castel-Morgeat et Bérengère-Aimée de La Vaudière s'entre-regardèrent.

Elles s'aperçurent que tout au long de cette terrible épreuve, elles n'avaient cessé de se cramponner l'une à l'autre, priant, pleurant, s'encourageant. Sabine avait été la plus silencieuse, Bérengère la plus effrayée, mais Angélique savait qu'à les soutenir, à les serrer contre elle dans un élan convulsif de protection, elle avait trouvé la force de supporter sans faiblir la tension de cette heure terrible.

Elles poussèrent toutes trois un nouveau soupir et dirent ensemble : « Merci, mon Dieu ! »

Personne ne dormit beaucoup dans Québec cette nuit-là.

La Basse-Ville qui les avait contemplés de plus près, ces démons peinturlurés et hurlants, se remettait de ses émotions dans les tavernes. On y emmena les enfants. On leur donna à boire. Ils burent du vin, de l'eau-de-vie, de la bière, les enfants du Nouveau Monde qui ne craignaient plus rien. Et qui garderaient à jamais le souvenir d'une nuit où, dans un hourvari d'enfer, ils avaient vu de leurs yeux un millier d'Iroquois défiler sous Québec en chantant des insultes aux Français.

Chapitre 84


Le duc de Vivonne, autrement nommé M. de La Ferté, blessé, fiévreux et fort mal en point, ne connut de l'attaque et du passage des Iroquois que l'abandon total dans lequel le laissa sa domesticité.

Cela avait déjà commencé par l'absence du baron Bessart et du vieux Saint-Edme. Réveillé après un premier sommeil douloureux et ne pouvant se rendormir, il les avait appelés l'un ou l'autre, pour faire une partie de jacquet. Bien qu'on fût au cœur de la nuit, on trouva leurs chambres vides. Au matin, ils n'étaient pas encore rentrés.

De plus le laquais qui lui faisait la barbe et sur la vigueur duquel Vivonne comptait pour l'aider à se déplacer dans l'incommodité de ses blessures n'était pas là non plus.

Ayant envoyé aux nouvelles son valet de chambre, puis le secrétaire que Carlon avait mis à sa disposition et qui se présentait, ceux-ci s'en furent et ne revinrent point. Vivonne finit par envoyer l'un après l'autre le maître d'hôtel, le cuisinier et le gâte-sauce. Les coquins disparurent à leur tour.

Il avait passé la journée seul à pester sans pouvoir trouver une position supportable ou même se traîner pour se nourrir, dormant et se réveillant péniblement dans la même solitude, ne mettant plus son espoir que dans la visite du chirurgien qui avait promis sa visite mais qui, lui non plus, ne vint pas. Vers le soir, le marmiton était rentré très excité, le nez barbouillé de noir, disant qu'une armée d'Iroquois avait investi Québec, qu'on s'était battu comme des diables et que Mme de Peyrac avait sauvé la ville.