Elle y gagna la cellule qu’on lui attribuait : quatre murs blancs, une paillasse jetée sur des planches, une croix de bois noir, une cruche et une planchette pour les livres. Et, dès le lendemain, portant le petit bonnet noir des postulantes, Louise se rendit à la cuisine pour y faire les « gros ouvrages ».

Pourtant, elle n’en avait pas encore fini avec le monde. Elle voulait prendre le voile au plus vite. Certes, on exigeait une année de noviciat avant le prononcé des vœux définitifs, mais le temps de probation précédant le noviciat lui semblait affreusement long : pour elle, on le ramena à trois mois et, le 2 juin 1674, huitième dimanche après la Pentecôte, la cérémonie de la prise de voile eut lieu devant toute la Cour, qui s’écrasait dans la chapelle.

Une dernière fois apparut la duchesse de La Vallière en grand habit de Cour de satin violet brodé et rebrodé d’or. Elle entra, un cierge à la main, et vint s’agenouiller devant l’abbé Pirot qui officiait. Le sermon, ce fut Monseigneur de Fromentières qui le prononça. Il dit que la vie religieuse n’était pas un asile pour les âmes faibles ni un abri contre les épreuves :

— Ne croyez pas que cette douceur que vous goûtez ne puisse être altérée. Les peines, je dois vous y préparer, pourront succéder aux douceurs.

Le sermon terminé, Louise reçut l’habit de novice qui avait été béni par l’archevêque de Paris, rejoignit les religieuses, quittant à jamais les atours de son rang. Elle prit le cilice, la bure grossière, le voile blanc et chaussa ses pieds nus des alpargates de corde faites au couvent même, puis elle revint se prosterner devant l’autel tandis que la clôture se refermait sur elle.

Les vœux définitifs eurent lieu un an plus tard et de nouveau, la chapelle s’emplit de la foule des grands jours : on y vit Monsieur, frère du Roi, et la princesse Palatine, sa nouvelle épouse, la Grande Mademoiselle. La duchesse de Guise, tout Versailles et tout Paris… moins le Roi et sa maîtresse qui n’avaient pas davantage osé se montrer lors de la prise d’habit.

Cette fois, ce fut Bossuet qui prononça le sermon, et celui-là effaça celui qui, dans la chapelle de Versailles, avait tant fait souffrir la pauvre amoureuse de Louis XIV. L’Aigle de Meaux avait choisi pour thème : « Et celui qui était assis sur le trône dit : je renouvelle toutes choses… »

Quand la grande voix se tut, chacun retint son souffle : l’instant suprême était venu, celui où les traits de l’ex-duchesse allaient pour toujours disparaître. La Reine se leva, saisit le voile noir que lui offrait le prêtre et le tendit à la mère prieure qui, lentement, le posa sur le visage de celle qui n’était plus désormais que sœur Louise de la Miséricorde.

La prieure prit ensuite la nouvelle carmélite par la main et la conduisit jusqu’au milieu du chœur où elle s’étendit face contre terre entre deux bordures de fleurs comme celles que l’on voit sur les tombes. Sur cette forme prostrée on fit glisser un grand drap noir qui la recouvrit complètement pour signifier qu’elle était à jamais morte au monde.

« Il ne me reste plus rien à souhaiter que de perdre la mémoire de tout ce qui n’est pas Dieu, écrivait-elle quelques jours plus tard au maréchal de Bellefonds. Par sa bonté, le cœur est détaché et la volonté ne tend qu’à lui plaire, mais cette importune mémoire dont je souhaite d’être délivrée me distrait malgré moi. Il n’y a plus qu’elle à détruire… »

Sœur Louise allait s’y appliquer durant trente-six ans, jusqu’à ce 6 juin 1710 où elle devait, après bien des souffrances, rendre à Dieu une âme qui n’appartenait déjà plus qu’à lui seul.

Quand Louis XIV aimait Marie Mancini

Ce jour de juillet 1658 était beau entre tous ; pourtant, malgré le soleil et la chaleur, rien n’était triste et lugubre comme la bonne ville de Calais. On n’entendait partout que prières jaillissant de toutes les églises, que glas lugubres s’exhalant de tous les clochers jusqu’à une mer pourtant d’un joli bleu de vacances. Dans les rues, on ne voyait que gens inquiets, aux yeux souvent rougis, qui s’abordaient avec de grands « hélas ! » et des hochements de tête entendus et désolés.

Mais toute cette douleur populaire n’était rien auprès de celle d’une jeune fille qui, enfermée dans une petite chambre du château, se laissait aller à un affreux désespoir. C’était normalement une jolie jeune fille : le teint un peu brun peut-être et les traits encore incertains, mais la bouche fraîche et, surtout, les plus beaux yeux du monde. Pour l’heure présente toutefois, les plus beaux yeux du monde, rougis et tuméfiés, avaient perdu la plus grande part de leur séduction et de grandes marbrures marquaient les joues lisses, tandis que les doux cheveux bruns s’emmêlaient plus que de raison.

La jeune fille allait continuellement de son prie-Dieu, sur lequel elle s’élançait par instants pour adjurer le ciel d’écouter ses prières, à son lit, où elle se jetait aussitôt après dans un paroxysme de chagrin et de désespoir de trouver le ciel aussi muet et aussi insensible.

La jeune désolée se nommait Marie Mancini. Elle était la troisième des cinq nièces du cardinal Mazarin, cet escadron de jolies filles que l’on avait surnommées les Mazarinettes. Elle était aussi celle à marier. L’aînée, Laure, avait épousé le duc de Mercœur, la cadette, Olympe, était comtesse de Soissons. Quant aux deux dernières, Hortense et Marie-Anne, âgées respectivement de treize et neuf ans, elles étaient trop jeunes pour que l’on s’occupât de les établir.

Mais ce n’était pas pour un éventuel fiancé que Marie pleurait si fort et en si belle harmonie avec la bonne ville de Calais : c’était parce que le jeune roi Louis XIV, qui avait contracté une fièvre putride à la bataille de Mardyck, se mourait lentement, inexorablement, à vingt ans, et parce que Marie en était éperdument amoureuse.

Amour non payé de retour hélas ! Depuis trois années environ qu’ils se voyaient assez intimement, Louis considérait Marie plus comme un compagnon de jeu que comme une jeune fille. Bien sûr, ils ne jouaient plus aux barres ni à la marelle, mais ils s’initiaient ensemble à la lecture des romans qui faisaient fureur à cette époque, Astrée par exemple, ou bien la Diane de Montemayor. Le Roi aimait lire et bavarder avec Marie, mais ses amours allaient ailleurs. En soupirant, la jeune fille avait dû le voir porter ses hommages à sa sœur Olympe, l’éblouissante comtesse de Soissons qui, si elle n’avait rien accordé avant son mariage, s’était empressée, une fois en puissance de mari, de « couronner la flamme » du monarque. Ensuite, Marie dut être le témoin de l’amour du Roi pour une ravissante blonde, Mademoiselle de La Motte d’Argencourt. Mais cet amour-là non plus ne dura guère. On expédia bien vite au couvent la trop jolie Angélique et Marie respira, mais comme on respire entre deux plongées. Qui allait venir maintenant lui enlever son ami ?

À cette question que tant de fois elle s’était posée, le destin apportait une réponse tragique : c’était la mort, et Marie, déchirée, offrait à Dieu d’immoler son propre cœur pour que Louis vécût.

Elle était si absorbée dans son chagrin qu’elle n’entendit pas sa porte s’ouvrir. Ce fut quand sa sœur Hortense la secoua en criant : « Écoute, Marie, une grande nouvelle ! » qu’elle se résigna à lever la tête.

— Quelle nouvelle ? Depuis que le Roi a reçu les derniers sacrements, je n’en attends plus qu’une !

— Eh bien, justement, tu pourrais bien l’attendre longtemps, celle-là. Figure-toi qu’en désespoir de cause on a fait venir un médecin d’Abbeville, fort réputé pour son savoir. Il se nomme Du Saussois et…

— Dis vite ! Qu’a-t-il fait ?

— Il a fait avaler au Roi un nouveau médicament, du vin d’émétique. C’est un remède terrible. Pendant deux heures le Roi a rejeté du poison par tous les côtés. Mais à cette heure, il va mieux. On augure bien de sa guérison… et Monsieur Vallot, son âne de médecin, pense en crever de rage. D’ailleurs, écoute !

Au dehors, le glas avait cessé. Le murmure des prières s’éteignait peu à peu. On entendait de loin en loin quelques appels de hérauts. Puis un grand silence, que seul le bruissement de la mer osait troubler, s’étendit sur Calais comme un grand manteau.

Hortense mit un doigt sur ses lèvres.

— Le Roi dort ! dit-elle seulement.

Marie, une fois encore alla se jeter sur son prie-Dieu pour y verser des torrents de larmes. Mais c’étaient des larmes de soulagement.

Les langues des courtisans sont bien rarement en repos. À peine le Roi fut-il hors de danger que cancans et potins reprirent de plus belle. Chacun oublia ses angoisses ou ses petits calculs pour s’occuper à nouveau de son voisin, et Marie se trouva tout à coup le point de mire de tous. Son désespoir spectaculaire et tout italien n’était évidemment pas passé inaperçu, et à la première occasion, tandis que l’on revenait vers Paris à petites journées pour ne pas fatiguer l’auguste convalescent, ce fut à qui le régalerait du récit fort imagé mais le plus souvent ironique d’une si grande douleur.

Or, Louis XIV, qui avait réellement vu la mort de près, jugea qu’il n’y avait vraiment rien de si amusant dans ce chagrin bruyant dont il était l’objet. Selon lui, il n’eût été que très naturel que tout le monde en montrât autant, et singulièrement les plaisants conteurs. Il le leur fit savoir fort sèchement et, en revanche, montra beaucoup de gentillesse envers Marie

— Il est doux, lui dit-il, d’être cause d’une grande douleur car elle donne la juste mesure de l’affection dont le cœur est empli.

Alors, pour la première fois peut-être, Maria laissa entrevoir le sentiment qui l’habitait tout entière.

— Sire, fit-elle avec une révérence, dans le cœur de Marie Mancini, il n’y a jamais eu d’autre image que celle de son souverain.