— Vous voyez comment ce fils de régicide paie ses dettes ? s’était écrié Duchamp. Laffitte s’est à moitié ruiné pour l’aider à grimper sur le trône mais, à présent, le roi-citoyen craint qu’il ne prenne trop de place et installe dans son fauteuil son pire adversaire ! Heureusement, Laffitte garde de nombreux amis et, avec tous les anciens soldats de Napoléon qui peuvent désormais quitter leurs résidences surveillées, nous aurons, je pense, assez de troupes pour balayer l’homme au parapluie…
Ces paroles enthousiastes réconfortaient un peu les deux femmes tandis que, sur les pas du valet de l’archiduchesse revenu les chercher, elles franchissaient une petite porte de la Hofburg menant directement à l’Amalienhof sur laquelle Sophie avait ses appartements.
Ceux-ci comportaient toute la somptuosité convenable pour une future impératrice : meubles lourds et abondamment dorés, nombreux portraits représentant les enfants de la grande souveraine qu’avait été Marie-Thérèse, somptueux gobelins couleur framboise et surtout dans d’admirables céladons chinois, des brassées de fleurs qui embaumaient les salons que l’on fit traverser aux visiteuses jusqu’à une petite pièce plus exiguë et plus intime au seuil de laquelle une dame d’honneur les attendait.
Celle-ci leur sourit mais ne les invita pas à s’asseoir. Tout Vienne savait le goût de l’archiduchesse Sophie pour le respect de l’étiquette et c’était déjà une assez fabuleuse entorse qu’elle y faisait en recevant ainsi des femmes, même très nobles, qui ne lui avaient pas été présentées.
— Veuillez attendre ici, dit la dame d’honneur. Son Altesse impériale va venir dans un instant. Elle désire vous recevoir seule.
Ayant dit, elle disparut dans un bruit de soie froissée, laissant les deux visiteuses debout au milieu de la pièce habitée par le battement d’une grande pendule dorée et le ronflement léger du grand poêle de faïence blanc et or qui entretenait une douce chaleur.
— J’ai les jambes qui tremblent, souffla Hortense.
— Moi aussi, admit Felicia, mais tâchez tout de même de ne pas rater votre révérence : ce serait d’un effet déplorable.
La porte blanc et or surmontée d’un cartouche dans le goût de Boucher s’ouvrit et les deux jeunes femmes plongèrent avec ensemble dans leurs révérences mais, au lieu d’une robe de soie, leurs yeux découvrirent une paire de bottes étincelantes suivies d’une autre paire de bottes.
— Relevez-vous, mesdames, dit le duc de Reichstadt, et laissez-moi vous présenter mon ami le chevalier de Prokesch-Osten, sans qui je ne prends aucune décision. Il est mon mentor et le meilleur conseiller qu’un prince puisse avoir.
— Ce qui n’est pas un rôle aussi facile qu’il y paraîtrait, dit Prokesch en souriant.
C’était un homme de trente-cinq ans, mince et élégant, avec un visage sensible et des yeux profonds, d’une grande douceur, mais qui ne manquaient pas de perspicacité. Une courte moustache soulignait un sourire charmant et, tout de suite, Felicia et Hortense l’habillèrent à leurs couleurs. Indépendamment de tout le bien qu’elles en avaient entendu, cet homme leur plaisait.
— Je sais que vous avez des choses graves à me dire, reprit le prince, mais vous pouvez, croyez-moi, parler sans crainte devant Prokesch. Auparavant, veuillez vous asseoir, ajouta-t-il en désignant le cercle de fauteuils qui tenait le milieu de la pièce non loin du grand poêle de faïence.
— Un instant, Felicia garda le silence. Ses yeux sombres contemplaient le prince avec une joie avide mais aussi une tendresse comme Hortense leur en avait rarement vue.
— Ce que j’ai à dire tient en peu de mots, monseigneur. La France est aux mains d’un boutiquier, d’un homme qui, pour prendre le trône de son cousin, a accepté bien des compromissions et devra en accepter encore beaucoup d’autres s’il veut le garder. Ce n’est pas là le souverain qui convient à un peuple qui a vécu sous le père de Votre Altesse… que nous aimerions tant appeler Votre Majesté ! Il faut un empereur à la France, un prince qui sache manier le sceptre mieux que le parapluie.
Prokesch se mit à rire.
— Voilà un beau début, princesse. Je gage, à l’entendre, que vous n’aimez pas beaucoup les Orléans ?
— Je n’ai rien contre les Orléans dès l’instant qu’ils restent à leur place mais j’avoue bien volontiers que je déteste Louis-Philippe. Ce n’est pas pour lui que nous avons fait les Trois Glorieuses !
— Vous êtes-vous donc battue ? dit le prince avec un sourire amusé.
— A la barricade du boulevard de Gand, oui, monseigneur. Cependant que Mme de Lauzargues ici présente soignait les blessés à l’Hôtel de Ville en compagnie du peintre Delacroix.
— Il y a, en France, un peintre qui s’appelle Delacroix ? C’est un beau nom…
— Et un beau peintre aussi. Il est le fils naturel du vieux Talleyrand mais je crois que personne ne saurait, comme lui, peindre votre sacre. Il y mettrait une flamme et une passion qui feraient oublier David. Revenez en France, monseigneur, il le faut… il est temps !
— Croyez-vous ? Le maréchal Maison que l’on s’ingénie à me faire rencontrer à tout bout de champ ne cesse de me vanter le bonheur du peuple français sous un roi si bon et si sage…
— Il est son ambassadeur, c’est son travail. Il est payé pour cela. Est-ce aussi ce que dit le maréchal Marmont que Votre Altesse a la bonté de recevoir régulièrement ?
— Que voulez-vous que dise un homme qui, après avoir trahi mon père, a fait tirer, pour Charles X, les canons du Louvre contre le peuple ? Il ne dit rien. Crainte de se tromper, j’imagine. Je pense d’ailleurs en avoir bientôt fini avec lui…
— Que voulez-vous dire ?
— Que lorsqu’il aura terminé son récit, ce qui ne saurait tarder, je n’aurai plus guère de raisons de le recevoir. J’avoue que je ne l’aime pas beaucoup. Mais il m’est utile…
— Il pourrait l’être plus encore. Comprenez donc, monseigneur, qu’il ne pourra jamais rentrer en France à moins que ce ne soit dans vos bagages ? Cela le ronge et il se pourrait qu’il y ait là un dévouement prêt à se donner.
Le duc de Reichstadt sourit :
— Nous verrons bien… s’il y a quelque chose à voir car avant de songer à ramener le duc de Raguse il faudrait me ramener moi-même.
— C’est à quoi nous travaillons. Puis-je demander à Votre Altesse impériale qu’elles sont les dispositions de son grand-père à son égard ?
Cette fois, ce fut Prokesch qui se chargea de la réponse.
— L’empereur François aime beaucoup son petit-fils. Et je ne suis pas éloigné de penser qu’il serait heureux de le voir sur le trône de France. Ce serait à son sens une garantie d’alliance perpétuelle entre l’Autriche et la France et je crois qu’il éprouverait même quelque vanité à laisser entendre que Napoléon II lui doit tout. Mais il y a Metternich…
— Et de ce côté, rien à faire ?
— Cela m’étonnerait car au choix politique se mêle la vieille haine que le chancelier éprouve toujours pour Napoléon.
— Napoléon est mort.
— Il y a des haines qui dépassent le tombeau. Metternich a eu tellement peur tant qu’a duré le vol de l’Aigle !…
— Qu’il refuse de lâcher l’Aiglon ? Nous sommes ici pour ouvrir la cage.
— Eh bien, parlons-en ! dit le prince avec un empressement que traduisirent un peu de rose à ses joues, une étincelle dans ses yeux bleus. Que proposez-vous ?
— Rapidement, Felicia développa le plan de fuite qui arracha au prince un éclat de rire :
— Partir sous des vêtements de femme ? Faire le chemin sous l’identité d’une femme ? Je sais bien que nous sommes en carnaval…
— L’idée n’est pas si mauvaise, coupa Prokesch, et personnellement, je la trouve séduisante, mais êtes-vous sûre de n’être pas très surveillée par la police ?
— Nous l’avons été, je crois, dans le premiers jours de notre installation au palais Palm mais la duchesse de Sagan nous ayant prises en amitié, la surveillance a disparu.
— Il est certain que cette chère Wilhelmine est la meilleure protection que vous puissiez trouver. Metternich n’a jamais cessé d’être amoureux d’elle…
— Moi, dit le prince, il y a une chose qui me déplaît surtout : c’est de prendre la place de Mme de Lauzargues. Je ne veux à aucun prix qu’elle coure le moindre danger. Et je n’ai guère confiance dans ce retour déguisée en garçon en compagnie de ce Duchamp…
— N’en parlez surtout pas avec dédain, monseigneur ! intervint Hortense qui jusqu’à présent n’avait pas ouvert la bouche. Il a été l’un des meilleurs et des plus fidèles soldats de votre père. Avec lui je serai en parfaite sécurité…
— Vous le seriez peut-être davantage avec moi ? dit Prokesch. J’ai une sœur, en Bohême, qui est à peu près de votre âge et qui vous ressemble. Vous pourriez voyager sous son nom en ma compagnie car naturellement si monseigneur part, je le suis…
— Je n’en attendais pas moins, s’écria le prince. Vous savez très bien que je ne partirais pas sans vous car j’aurai besoin de vos conseils. Votre idée d’ailleurs me séduit. Mais, une fois à Paris, que ferez-vous de moi, princesse ?
— Si Votre Altesse impériale veut bien me faire l’honneur de loger chez moi un temps, celui de rassembler ses partisans, je serai la femme la plus heureuse du monde.
— Où est-ce, chez vous ? dit le prince avec une curiosité enfantine.
— Rue de Babylone…
— Rue de Babylone ! A Paris ! Comme ce doit être agréable d’habiter rue de Babylone à Paris. Avez-vous un jardin ?
— Un petit mais plein de fleurs et le printemps arrive. Vous verrez comme c’est beau Paris au printemps !
— Je sais. Je n’ai pas oublié les marronniers des Tuileries ni le jardin de la terrasse du bord de l’eau… Revoir Paris !
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