— Je ne sais pas... On verra bien !
Quelle réponse donner à pareille question ? Arthur finissait par le trouver touchant, ce gamin dont il n’arrivait pas à croire qu’il était plus vieux que lui tant il était encore proche du bambin qu’il avait dû être... Comment lui dire que si l’on ne venait pas à leur secours avant que l’eau ne recouvre leur asile, il n’y aurait plus de salut possible parce que, lui, Arthur, n’aurait pas la force de le ramener à la nage ni d’ailleurs de se sauver lui-même ?...
Oh, il tenterait l’impossible bien sûr, mais, même indemne, ce serait une entreprise sans espoir. Or, il portait au côté une blessure qui le brûlait, l’affaiblissait, mais dont il ne voulait pas parler.
Les heures passèrent. Le jour se leva, traînant les écharpes de brume évoquées par Adam. Les deux garçons étaient transis. Ils avaient faim, soif surtout, et c’est une chose horrible de souffrir de la soif au milieu d’une immensité d’eau. Leurs forces déclinaient, surtout celles d’Arthur qui sentait monter la fièvre. L’espérance déclina de même quand la marée entreprit sa remontée...
Ce fut pourtant leur chance. En refluant, la mer emporta les nappes de brouillard et le rocher devint visible. Jean Calas, l’un des patrons pêcheurs de Saint-Vaast, qui avait décidé de profiter de l’éclaircie pour aller relever des casiers à homards, aperçut l’excroissance inhabituelle que les deux enfants formaient sur leur rocher et fit prendre les rames pour aller voir de plus près. C’était un bon marin. Ses yeux habitués depuis belle lurette à fouiller les nuages, l’horizon et les couleurs changeantes de la mer devinèrent vite de quoi il s’agissait :
— On dirait bien qu’ce sont deux gamins, les gars ! Et m’est avis qu’ça pourrait bien être ceux d’Tremaine !
Un moment plus tard, les garçons étaient étendus au fond du lougre, sur des filets de pêche où des mains vigoureuses s’efforçaient de les réchauffer. Ils étaient trop épuisés pour répondre aux questions. Pourtant, tandis qu’on le frictionnait, Arthur émit un gémissement de douleur et un des pêcheurs aperçut du sang sur ses doigts...
— Celui-là est blessé, dit-il en tournant le corps inerte.
André, le fils du patron, se pencha sur l’enfant sans connaissance :
— Pauvre gosse ! murmura-t-il apitoyé. Qu’est-ce qu’ils pouvaient bien faire là tous les deux ? Celui-là a dû perdre pas mal de sang et ça saigne encore ! Faudrait l’emmener au docteur Annebrun.
— Trop loin ! dit son père. On va les porter au plus près : chez Anne-Marie Lehoussois. Elle saura donner les premiers soins et, pendant ce temps-là, j’irai chercher le médecin. Toi, fils, tu monteras aux Treize Vents ! Même s’ils sont pas en bien bon état, il va être rudement soulagé qu’on les ait retrouvés, le Guillaume !
Pendant que leurs compagnons reprenaient les longues rames — presque des rames de galère — qui leur permettraient de remonter le vent et de rentrer plus vite, père et fils tentaient de ranimer les jeunes naufragés. Sans grands résultats ! Tout ce qu’on pouvait dire, c’est qu’ils vivaient encore mais parvenus sans doute à un extrême degré d’épuisement. André avait déshabillé Arthur pour panser sommairement la longue déchirure qu’il avait au côté. Il le regardait attentivement et baissa la voix pour dire à son père :
— Tu as vu à qui il ressemble celui-là ? Ça doit être le bâtard ?
— Un bon conseil : dis jamais ça quand les oreilles de Guillaume sont à portée ! Je connais l’histoire et on peut pas lui reprocher grand-chose au Tremaine, si j’en crois les bruits qui ont couru il y a une dizaine d’années. On doit seulement penser que c’est son fils, voilà tout ! Et vaudra mieux passer le mot !
Le jeune homme approuva d’un hochement de tête, enveloppa le blessé de sa vareuse puis s’attela lui aussi à une rame. Le lougre volait sur l’eau comme si le diable le poursuivait...
Pendant un long moment, le père Calas, assis à son gouvernail, considéra les deux enfants étendus à ses pieds. Le petit Adam, il ne le connaissait pas trop bien. On le voyait rarement à Saint-Vaast. Quand il n’était pas dans ses livres aux Treize Vents, il était dans ceux d’Escarbosville ou bien courait la campagne en compagnie du jeune Rondelaire et d’un abbé entre deux âges toujours vêtu d’une soutane verdie et effrangée. Celui qui l’intéressait, c’était l’autre parce qu’il lui rappelait ce soir, vieux de plus de quarante ans à présent, où, tout jeune pêcheur travaillant alors avec son père, il s’était attardé à l’auberge du port. Mlle Lehoussois était entrée, réclamant des bras solides pour porter chez elle une femme qu’elle venait de recueillir sans connaissance dans la rue :
— C’est Mathilde, ma cousine, la fille du vieux Hamel, le saulnier, qui nous revient du bout du monde et elle a besoin d’aide..., avait-elle déclaré.
Avec deux ou trois autres, il s’était hâté de suivre la sage-femme. Ils avaient transporté la malade dans la petite maison d’Anne-Marie et il y avait là un gamin de neuf ou dix ans dont le visage désespéré l’avait frappé : il avait une figure étroite et déjà burinée mais surtout des yeux de fauve, pleins de méfiance et d’un chagrin sauvage, qu’il n’avait jamais réussi à oublier pendant toutes les années où on l’avait cru mort. Et puis, le gamin était devenu un homme et cet homme son ami à lui, Calas, mais ça faisait tout de même une curieuse impression de retrouver là, au fond de sa barque, la copie fidèle de l’enfant d’autrefois !
Que ce soit un bâtard ne changeait rien à la chose : c’était Guillaume tout craché ce garçon ! Il lui ressemblait bien plus que l’autre petit, celui qu’il avait eu de cette bizarre demoiselle de Nerville dont on disait parfois que son père avait été une créature du Diable avant de trouver sa malédiction dans les sables de la baie, damné à la face du Ciel ! Et voilà qu’on venait de les tirer tous deux de cette même baie ! Il y avait là un signe et le brave homme pensait qu’il devrait suffire à faire taire les langues qui marchaient ferme depuis qu’on avait vu Tremaine descendre de l’Élisabeth la main appuyée sur l’épaule de ce garçon venu on ne savait d’où et qu’il paraissait décidé à imposer aux gens d’ici que ça leur plaise ou non.
Une chose était certaine : le mioche avait autant de courage que son père et, s’il fallait user de la salive pour boucler le bec aux commères et des poings contre les mauvais propos des hommes, il s’en chargerait volontiers et sans tarder ! Ce soir, il irait voir Louis Quentin, le fournier et quelques autres. Fallait pas que Tremaine ait à souffrir des cancans à cause de cet enfant naturel. Côté femmes, on pouvait faire confiance à la vieille Anne-Marie : celle qui lui imposerait son point de vue sur une question touchant le maître des Treize Vents n’était pas encore née...
Lui et ses hommes firent si bien qu’il fallut moins d’une demi-heure pour toucher le port de Saint-Vaast.
A quatre-vingt-trois ans, Mlle Lehoussois demeurait fidèle à elle-même. Pas une once de graisse superflue sur sa grande carcasse dont on avait peine à croire que l’échine, toujours aussi droite, s’était courbée durant tant d’années sur le ventre des femmes en mal d’enfant. Évidemment, la longue bouche aux lèvres minces qui s’ouvrait sous le grand nez bourbonien renfermait un peu moins de dents qu’autrefois, mais son sourire, lorsque Anne-Marie voulait bien s’en donner la peine, demeurait aussi chaud et aussi attirant que par le passé. En outre, l’âge ne faisait que confirmer une majesté naturelle qui se teintait parfois d’une grâce inattendue. On disait même, bien qu’elle n’eût jamais été belle, qu’elle ressemblait un peu à présent à ces gravures, représentant la reine Marie-Antoinette dans sa prison, que libraires et colporteurs avaient disséminées dans toute la Normandie. Ce qui la flattait secrètement. Aussi portait-elle volontiers un fichu de batiste blanche croisé sur sa simple robe noire.
Après l’épreuve cruelle subie pendant la Terreur aux mains de la bande d’Adrien Hamel, elle était restée presque une année aux Treize Vents, cachée à la vue de tous18. Mais quand la Nature lui eut fait repousser ses cheveux — plus beaux et plus épais d’ailleurs que par le passé, ils étaient d’un blanc argenté qui adoucissaient beaucoup son visage — , elle voulut rentrer chez elle, dans sa jolie maison de Saint-Vaast bordée d’une haie de tamarins et fleurie, au tout petit printemps, de camélias et de primevères. Guillaume aurait aimé la garder encore. Par pur égoïsme : il savait qu’elle n’avait plus rien à craindre et qu’au contraire tous les gens de bien lui portaient encore plus de respect et d’amitié que par le passé. Tout ce qu’il obtint fut de la reconduire lui-même, en grande pompe, dans sa plus belle voiture attelée de ses plus fringants carrossiers avec Prosper Daguet en grande tenue sur le siège du cocher. Elle fut accueillie avec des fleurs et des acclamations. Il y eut même un grand dîner chez les Baude, ses voisins du bout de la rue des Paumiers.
Depuis, elle avait repris ses habitudes et quelque activité. Naturellement, on avait ramené aussi son âne Sainfoin et sa petite voiture qui lui évitaient bien des fatigues. Cependant, le docteur Annebrun, qui l’aimait beaucoup, gardait un œil sur elle et ne perdait pas une occasion de s’arrêter sous le manteau de sa cheminée pour bavarder avec elle en buvant un peu de la vieille eau-de-vie de pomme réservée aux plus chers amis.
Revenant du cimetière en ce jour des Morts, elle ne s’attendait certes pas à découvrir devant sa maison un grand concours de gens parlant tous à la fois et gesticulant autour des Calas et de leurs compagnons transportant, comme s’il s’agissait de reliques à la Fête-Dieu, deux gamins inertes qui semblaient n’avoir plus que le souffle. Elle ne vit pas tout de suite Arthur mais reconnut Adam avec un cri de joie :
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