— Voyons, Arthur, reviens-nous ! Mme Lebaron te demande si tu te plais ici.
Confus, le garçon vira au rouge brique :
— Je vous demande mille pardons, madame... je... je crois que je me suis laissé distraire.
— Et je peux vous dire par qui, fit le notaire en souriant. Bien que ce soit fort étonnant : même à votre âge on regarde plutôt les jolies filles que les vieilles demoiselles. Figurez-vous, mon cher Tremaine, que votre fils couve des yeux vos nouvelles locataires.
Guillaume se détourna à demi pour voir de qui il s’agissait :
— Oh, les demoiselles Mauger ! Je ne vois pas ce qu’elles ont de si passionnant ! Deux vieilles filles qui ont eu de grands malheurs, si j’ai bien compris, et qui souhaitaient trouver une maison isolée pour y vivre à l’écart avec leurs souvenirs. Pas de quoi accrocher des rêves !
— Je ne suis pas de votre avis, cher monsieur, minauda Mme Lebaron qui faisait toute une affaire d’empêcher le vent de lui enlever sa panne violette et ses plumes. Vous venez de prononcer plusieurs paroles propres à exciter l’imagination : grands malheurs, maison isolée, vie à l’écart. Si l’on a l’esprit un peu curieux, on a envie de savoir le pourquoi de tout cela.
— Me Lebaron pourrait vous en dire plus que moi, puisque c’est lui qui m’a proposé de louer à ces dames la maison du galérien...
S’il pensait calmer la curiosité de son fils, il se trompait. Le nom était trop évocateur :
— La maison du galérien ? Mais qu’est-ce que c’est ?
— Je te raconterai. C’est une assez belle histoire d’ailleurs, et elle est liée à celle de notre famille.
— En tout cas, reprit la notairesse, je ne comprends pas pourquoi ces femmes sont venues à la messe jusqu’ici. Leur maison, si ma mémoire est bonne, se situe sur les hauts de Morsalines, vers le mont Emery, et il y a là-bas une église. Vous-même fréquentez surtout celle de la Pernelle ce qui est normal puisqu’elle est voisine des Treize Vents. Vous êtes descendus à Saint-Vaast pour une occasion particulière, mais quelle raison peuvent avoir ces deux vieilles filles ?
A la mine crucifiée du tabellion, Guillaume devina qu’il allait subir un feu roulant de questions. Peu désireux d’y participer, il estima qu’il valait mieux couper court :
— Qui peut savoir ? Même lorsque l’on choisit la solitude, il peut arriver que l’envie vienne, à un moment ou à un autre, de s’approcher un peu des autres. Noël est, avec Pâques, la plus grande fête de l’année liturgique. En outre, ajouta-t-il avec un sourire, depuis que le département a décidé de rattacher Rideauville à Saint-Vaast sous un vocable unique, nous sommes devenus une ville de plus de trois mille habitants ! Il est normal que nous attirions les foules... A présent, souffrez que nous vous quittions ! Le vent fraîchit et ce n’est pas agréable pour des dames...
On se sépara. La foule d’ailleurs se dispersait avec l’empressement de gens qu’un bon repas attend. Les Tremaine, augmentés de Mlle Anne-Marie, réintégrèrent leur voiture pour rentrer en hâte : ils avaient des invités. Ils y trouvèrent Adam profondément endormi : ayant eu beaucoup de mal à garder les yeux ouverts pendant la messe, le futur savant s’était hâté de venir chercher là un coin tranquille.
La nuit précédente, en effet, Adam le paisible s’était offert une nouvelle aventure dont il s’était bien gardé de parler à qui que ce soit. Se déclarant un peu patraque, trop fatigué en tout cas pour assister à la messe de minuit à la Pernelle, il avait obtenu de Guillaume la permission de rester à la maison. En fait il s’était esquivé dès qu’il avait vu partir les autres pour gagner les arrières de la propriété.
Il y avait là, dans la profondeur des bois, une de ces grandes pierres levées, un menhir comme on disait en Bretagne, qui témoignait, avec plusieurs autres réparties sur la presqu’île, de l’antique appartenance du Cotentin à la civilisation celte. Or une légende, rapportée avec un rien d’imprudence par l’abbé Landier à ses élèves, assurait qu’au premier coup de minuit sonné aux horloges des églises durant la nuit de Noël, ces monolithes se soulevaient pour laisser apercevoir dans les profondeurs de la terre des trésors fabuleux. Évidemment, celui qui souhaitait s’en emparer devait agir vite car, au douzième coup, l’énorme pierre reprenait sa place. Et tant pis pour l’imprudent qui n’aurait pas échappé assez vite au mirage de l’or.
Cette histoire fascinait le jeune Tremaine et son ami Julien de Rondelaire depuis près d’une année. Surtout le fils du châtelain d’Escarbosville dont le père connaissait, depuis les troubles, des difficultés financières. Guillaume n’ayant pas de ces soucis, son fils obéissait surtout à l’attrait d’une merveilleuse légende joint à son insatiable appétit de découverte. Aussi tous deux se donnèrent-ils rendez-vous près du menhir quelques minutes avant minuit. Peu doué sous le rapport de l’imagination, Julien devait invoquer la même excuse que son ami pour échapper à l’office nocturne.
Mais, sans doute victime d’un empêchement de dernière heure comme il s’en produit dans les plans les mieux agencés, Julien ne vint pas. Un peu déçu mais philosophe, Adam décida d’attendre seul et à l’abri d’un buisson de houx repéré depuis longtemps. C’est alors qu’il entendit des pas. On marchait dans sa direction et ce ne pouvait pas être Julien.
Très contrarié d’abord à la pensée que d’autres chercheurs de trésor en avaient après son menhir, il hésitait sur la conduite à tenir quand son vague mécontentement se changea en peur bien réelle. Les voix de ceux qui approchaient étaient rudes, plutôt vulgaires et prononçaient des paroles assez inquiétantes :
— T’es sûr que le rendez-vous est là ? fit l’une.
— Sûr ! Le chef a dit « la pierre levée aux environs de minuit quand tous ces imbéciles sont à leurs patenôtres ». J’ai l’impression qu’on est les premiers mais les autres vont pas tarder.
— Tu sais où on va ?
— Les Étoupins, je crois mais j’suis pas certain. T’aurais pas un peu de tabac ?
De toute évidence, ils resteraient là un moment. Adam pensa qu’il était temps de prendre le large. Tant pis pour le trésor ! On en serait quitte pour recommencer l’année prochaine... Aussi doucement qu’il put, il voulut sortir de derrière l’arbre qui lui servait de refuge quand son pied se prit dans une branche de lierre rampant. Il tomba : heureusement sans grand mal mais il avait fait du bruit.
— Tu as entendu ?...
Par chance d’autres pas résonnèrent à cet instant. Vite relevé, Adam détala sans demander son reste, fonçant droit devant lui sans s’inquiéter du chemin : surtout mettre le plus de distance possible entre lui et ces coureurs de bois ! Quand il s’arrêta enfin hors d’haleine, il était beaucoup plus loin de la Pernelle qu’il ne l’aurait voulu. Pas perdu d’ailleurs : il connaissait trop bien les environs pour ne pas se retrouver même dans le bois le plus touffu et même en pleine nuit, mais lorsqu’il atteignit enfin la maison il était affreusement tard et lui à moitié mort de fatigue. Par chance les portes n’étaient pas encore fermées. Il y avait eu un petit souper au retour de l’office et on s’agitait dans la cuisine et l’office.
A pas de loup, Adam grimpa jusqu’à sa chambre, se coucha en hâte, mais il était tellement énerve qu’en dépit de sa fatigue il eut beaucoup de mal à trouver le sommeil. D’où ce grand besoin de récupération éprouvé tandis qu’alternaient les prières et les chants de la cérémonie solennelle. Donc légèrement soporifique !... Il dormait d’ailleurs de si bon cœur dans la voiture que personne n’eut l’idée de le déranger. Surtout pas Arthur qui avait d’autres chats à fouetter et qui, à peine assis, réclama un supplément d’informations touchant les demoiselles Mauger. Ce qui fit sourire son père :
— Décidément, elles te tiennent à cœur ! Il n’y a pourtant pas grand-chose à savoir.
Pas grand-chose en effet. Elles venaient de Bayeux où leur père occupait jadis une fonction de juge au tribunal. Elles avaient perdu leur mère très jeunes. Elles s’appelaient Célestine et Eulalie et, tandis que l’aînée assumait la charge ménagère et s’efforçait de remplacer l’absente, la plus jeune se destinait au mariage après avoir longuement hésité à entrer au couvent : il y en avait beaucoup dans cette ville de prêtres, paisible et silencieuse, tournée vers le passé mais dont la magnifique cathédrale — un peu trop grande pour elle d’ailleurs — semblait posée directement sur les herbages peuplés de bétail qui l’environnaient. Eulalie était fiancée quand, sur cet univers tranquille, passa la tourmente révolutionnaire. Qui épargna curieusement les bâtiments mais maltraita les âmes.
Le père fut tué. Les filles purent s’enfuir mais tombèrent dans une de ces embuscades de chemin creux où, prises entre deux feux, elles eurent à souffrir : Eulalie en particulier fut gravement blessée. Sur le fiancé, aucune information n’était parvenue à Me Lebaron.
Pas davantage d’ailleurs sur la longue période écoulée entre le départ de Bayeux et la lettre écrite au printemps de 1802 par le notaire de ces demoiselles à son confrère de Saint-Vaast, lui demandant s’il aurait connaissance d’une maison à louer dans les conditions souhaitées par ses clientes.
— Vous savez la suite, conclut Guillaume. Elles sont à Morsalines depuis la fin de l’été et je ne vois pas ce que je pourrais vous dire de plus. Sinon... que les curieux devront attendre à demain pour connaître l’histoire du galérien dont le nom est resté attaché à la maison.
Quelque envie qu’il en eût, Arthur n’osa pas insister mais M. Niel vint à son aide en lui jetant un coup d’œil amusé :
— Et tu n’as pas essayé d’en savoir davantage, Guillaume ? La vie de ces femmes a pourtant l’air d’un vrai roman. Pourquoi, par exemple, l’une d’entre elles ne relève-t-elle pas son voile ? Les conséquences d’un vœu ?
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