Pour Raguenel, qui ne possédait au monde que sa solde d'écuyer et un manoir à demi ruiné aux environs de Dinan, c'était une manne inespérée. Elle lui avait apporté une nouvelle liberté. Riche désormais, intelligent cultivé, noble et plutôt bien de sa personne, il aurait pu se marier cinq ou six fois mais il était demeuré fidèle à son amour de jeunesse dont il reportait une grande partie sur Sylvie qu'il considérait à présent comme sa fille : il entendait vivre pour elle car elle était son ouvre plus encore que celle des malheureux Chiara et Jean de Valaines dont, pour protéger leur enfant, il avait fallu laisser le nom s'enfoncer dans les ténèbres de l'oubli. Il lui avait tout appris, prenant un plaisir toujours plus vif à façonner cette petite fille pas bien jolie mais qui, en grandissant, devenait charmante. Elle était intelligente, espiègle et tendre mais facilement emportée, et là il n'avait rien pu contre le côté irascible de son caractère. Soupe au lait elle était et resterait sans doute toute sa vie. Et ce n'était pas sans une certaine inquiétude qu'il avait appris qu'elle allait devenir fille d'honneur de la Reine.

- Elle n'a pas quinze ans, tenta-t-il d'expliquer aux Vendôme. Elle est trop jeune pour vivre à la Cour.

- Sottises ! répliqua le duc César - la scène se déroulait à Chenonceau où l'on avait passé les fêtes de Noël. Il y a des filles que l'on marie à cet âge. Mme de Guéménée n'avait que douze ans, en 1604, lorsqu'elle a épousé son cousin. Quant à Charlotte de Montmorency, aujourd'hui princesse de Condé, elle en avait à peine quatorze quand mon père la vit danser dans un ballet au Louvre et en devint amoureux fou. Cette petite est mignonne et grâce à vous elle possède tout ce qu'il faut pour faire son chemin à la Cour. Je suis certain qu'elle n'aura aucune peine à y trouver un époux...

- N'y a-t-il donc pas assez de gentilshommes autour de vous, monseigneur, pour lui en faire un mari sans l'éloigner à ce point d'une maison et d'une famille où elle a toutes ses affections ?

- À cet âge, le cour n'est pas fixé. Celui de Mlle de L'Isle a tout le temps de se découvrir de multiples sujets d'intérêt. En outre, si comme vous le dites elle tient à nous, il ne sera pas mauvais d'avoir par son truchement des yeux et des oreilles dans l'entourage de la Reine.

Perceval était trop fin pour insister. César, il le savait, n'aimait pas Sylvie à laquelle il reprochait non seulement une trop grande liberté de langage, mais, surtout, l'amour évident qu'elle portait à son fils François. Un fils de France, même bâtard, pouvait prétendre à une tout autre alliance qu'une fille de petite noblesse. Lui-même n'avait-il pas obtenu la main d'une princesse de Lorraine possédant l'une des plus grosses dots qui se pussent trouver ? En outre, les incessantes charités de sa femme étendues à toutes les classes de la société, même et surtout aux filles de joie, l'agaçaient. Il trouvait qu'elle en faisait trop, qu'elle aurait dû le ménager davantage puisqu'elle gardait, elle, l'inappréciable chance de pouvoir vivre à Paris et paraître à la Cour avec ses fils alors que lui-même était contraint à la campagne toute l'année, même si ses " campagnes " figuraient parmi les plus beaux châteaux de France. Il en avait compté chaque pierre, chaque ornement, et pour passer le temps chassait, buvait, jouait, culbutait quelque jouvenceau local en soupirant après tous ces jolis muguets de cour, poncés, adonisés, parfumés autant et plus que femmes, dont ses fils pouvaient faire leur société. Ce qui d'ailleurs n'était pas le cas, Mercour comme Beaufort n'ayant nullement hérité les goûts grecs de leur père et trouvant les femmes infiniment plus intéressantes. Enfin, la duchesse avait consenti à le débarrasser d'une de ces maudites femelles, celle peut-être qu'il craignait le plus parce qu'elle ne savait pas dissimuler et ne se donnait même pas la peine de cacher la méfiance qu'il lui inspirait !

Tout cela, Perceval le savait et c'était l'une des raisons pour lesquelles il avait choisi de s'éloigner dès que la fortune lui avait souri. La haine que César éprouvait pour Richelieu lui tenait compagnie autant que ses mignons, mais ne lui suffisait certainement pas. Il entretenait d'excellentes relations de bon voisinage avec Monsieur, sans compter une correspondance discrète avec les ennemis acharnés du Cardinal : le comte de Soissons, réfugié à Sedan chez le redoutable duc de Bouillon, et Mme de Chevreuse, exilée comme lui en Touraine mais qui n'en demeurait pas moins fort active. Et Perceval craignait que les menées tortueuses du père ne causent dommages et douleurs à ceux de sa maison. César s'illusionnait s'il croyait que le tout-puissant ministre hésiterait un seul instant à faire tomber sa tête si elle devenait trop gênante, le Roi qui détestait son frère bâtard signerait l'arrêt de mort avec enthousiasme. Au moins, en cas de drame, Sylvie trouverait-elle un abri tout naturel chez celui qu'avec la permission de la duchesse Françoise, elle appelait maintenant parrain. Et c'était en pensant à elle qu'il s'était plu à arranger avec goût le petit hôtel dont il avait fait l'achat rue des Tournelles, aux abords immédiats de la place Royale, centre magique de l'élégance parisienne.

II y vivait au milieu des livres, servi par son fidèle Corentin qui attendait patiemment que Jeannette consente à " couronner sa flamme " et une vigoureuse commère de quarante ans, Nicole Hardouin, qui possédait toutes les qualités d'une grande ménagère et tenait sa maison d'une poigne de fer. Tout comme elle tenait son éternel amoureux, un exempt du Châtelet décoré du nom champêtre de Desormeaux.

C'était donc vers cette maison que Sylvie se hâtait, en compagnie de Jeannette, dans une des chaises de louage que l'on trouvait aux alentours du Louvre et qui " étaient un retranchement merveilleux contres les insultes de la boue ". Cette escapade l'enchantait. La jeune fille n'était allée que deux fois chez Perceval, mais elle gardait de sa maison un souvenir chaleureux. Peut-être parce que, habituée depuis l'enfance aux vastes demeures des Vendôme - l'immense hôtel de Paris, Anet, Vendôme, Chenonceau ou La Ferté-Alais - elle trouvait là une maison aux dimensions humaines : un petit hôtel entre cour et jardin offrant sur la rue un portail et sur la cour une sorte de pavillon bâti sous Henri IV avec, au rez-de-chaussée, de part et d'autre de l'escalier central en bois joliment sculpté, une assez grande salle, une chambre et une garde-robe. Au premier, il y avait le cabinet de Raguenel, bourré de livres, et deux chambres dont l'une était occupée par Nicole. Corentin s'était établi au-dessus de l'écurie, dans l'une des ailes sur cour, l'autre étant réservée à la cuisine et à ses dépendances. Sur le derrière de la maison, un petit jardin déployait son modeste parterre autour d'une jolie fontaine et, pour les jours chauds, recevait l'ombre d'un grand tilleul qui embaumerait quand juin reviendrait et qui, en attendant, faisait la joie d'Achille, le chat de dame Hardouin.

Ce fut lui que Sylvie et Jeannette rencontrèrent en premier. Il traversait la cour d'un pas exténué, leur jeta un regard désabusé et fila s'installer devant la cheminée de la cuisine dans l'espoir d'obtenir une avance sur son souper. Jeannette l'y suivit pour causer avec Nicole tandis que Corentin, un grand sourire sur sa bonne figure ronde, conduisait Sylvie jusqu'au cabinet de lecture où elle trouva son parrain en compagnie d'un homme d'une cinquantaine d'années, vêtu en bourgeois d'un habit gris à col blanc rabattu et qui, à son entrée, tourna vers elle un visage étroit encore allongé par une barbiche poivre et sel comme les moustaches. Il avait posé sur un tabouret son chapeau à haut fond ceint d'une cordelière noire, son grand manteau, et tendait à la flamme de la cheminée ses pieds chaussés de gros souliers à boucle. Perceval et lui semblaient engagés dans une conversation animée d'où la politique ne devait pas être exclue car Sylvie saisit au vol les noms du duc d'Orléans et du comte de Soissons, mais son entrée l'arrêta net. Le visiteur sauta sur ses pieds en annonçant aussitôt qu'il lui fallait prendre congé :

- Ne soyez pas si pressé, mon ami, protesta Raguenel. Laissez-moi au moins vous présenter ma filleule, Mlle de L'Isle. Sylvie, voici un homme qui a voué sa vie au bien des autres : Théophraste Renaudot, médecin, philanthrope et, depuis tantôt six ans, éditeur de notre chère Gazette, ajouta-t-il en prenant sur sa table le petit cahier de huit feuillets dont les Parisiens guettaient, chaque semaine, la sortie. Il n'a qu'un seul défaut, reprit Perceval en riant, il adore le Cardinal !

- N'exagérons rien, sourit le publiciste en échangeant avec Sylvie les gracieux saluts rituels. Je ne l'adore pas mais je lui dois beaucoup puisque c'est le père Joseph, son intime conseiller, qui m'a tiré de mon Loudun natal pour m'amener à Paris. Là, j'ai réalisé, grâce à lui, à peu près tout ce que je souhaitais. Oh ! je sais ! ajouta-t-il en se drapant dans son manteau, qu'il est de bon ton si l'on veut briller dans le monde de vitupérer Son Éminence et j'admets volontiers qu'il est un homme de fer, mais j'espère sincèrement qu'un jour viendra où l'on rendra justice à ses grands desseins politiques. Il n'a qu'une idée en tête : la France, alors que les princes et même la Reine désirent seulement faire du royaume une colonie espagnole comme Cuba, le Mexique ou le Pérou !

- Vous n'avez sans doute pas tort, mon ami, mais j'aimerais qu'il ne se mêle pas tant des vies privées d'autrui... Il est tard et je vous raccompagne ! Réchauffez-vous au feu, petite Sylvie ! Je reviens dans l'instant.

La jeune fille ôta sa grande mante à capuchon doublée de vair, ses gants fourrés, et tira un tabouret pour être plus proche de la belle flambée. Elle lui tendit ses mains et ses pieds, glacés en dépit de leurs protections.