— Je vais vous raconter une histoire. C’était à la fin de l’année dernière, le... 28 décembre, je pense. Ce soir-là, alors que je vaquais à je ne sais plus quelle occupation, j’ai vu rentrer... mon logeur! Ou du moins quelqu’un qui lui ressemblait à cette différence près qu’il avait plutôt l’air d’un fantôme que d’un vivant. Il a commencé par s’effondrer sur la table en pleurant toutes les larmes de son corps, après quoi il s’est emparé d’une bouteille de vin qu’il a vidée jusqu’à la dernière goutte. Ensuite il est retombé sur la table et s’est endormi d’un sommeil de plomb. J’aurais voulu lui porter secours : lui rafraîchir le visage par exemple parce qu’il était à faire peur... et sale pardessus le marché. En outre, il fallait absolument le monter dans sa chambre et le coucher. Mais c’était vraiment au-dessus de mes forces. Alors je suis allée demander du secours à notre voisin d’en face avec lequel j’avais lié quelques amitiés depuis plusieurs semaines. Il s’appelait - il s’appelle même toujours ! -Isidore Sainfoin du Bouloy...
Le nom franchit la brume de désespoir de Charlotte, qui, d’ailleurs, écoutait avec attention le récit de sa cousine. Elle releva un visage délavé par les larmes et accepta le mouchoir qu’elle lui tendait :
— M. Sainfoin du Bouloy ? Il est le voisin de...
— Juste en face, je vous l’ai dit. C’est la maison dont il a hérité de son défunt frère et il y vit avec deux serviteurs : sa cuisinière et son valet cocher Fromentin, solide gaillard s’il en est, qui n’a eu besoin d’aucune aide pour porter notre... malade sur son lit, à la suite de quoi on m’a éloignée tandis qu’on le déshabillait pour le coucher.
— Le 28 décembre ? reprit Charlotte. C’était, je crois...
— Le lendemain de votre mariage ! Et voyez comme les choses sont bizarres, cet événement correspondait à ce désespoir spectaculaire. On a consenti à me confier ledit policier au matin suivant, une fois dissipées les vapeurs d’une... on dit « cuite » maintenant ?... qui a passablement surpris M. de La Reynie étant donné la capacité d’absorption habituelle de son jeune cousin.
— Ah ! M. de La Reynie est au courant ?
— Il est au courant de presque tout ce qui se passe sinon en France, au moins dans Paris et Versailles. Mais pour en revenir à mon histoire je disais donc que l’on consentit à me mettre au fait de ce gros chagrin mais en me faisant jurer de ne plus jamais - jamais vous m’entendez ? - prononcer votre nom devant lui. C’est curieux comme les grands esprits se rencontrent parfois ?
Charlotte avait cessé de pleurer. Tournée vers sa cousine qui lui tamponnait doucement la figure pour sécher les dernières larmes, elle la regardait avec une sorte d’incompréhension :
— Et vous dites que c’est ce mariage qui...
— Exactement ! ... Ou plutôt non ! Pas exactement. Nul n’ignore que vous avez épousé un nom et une... apparence. C’était la suite prévue de cet événement qui l’écœurait. Il semblait entendu pour d’aucuns que vous étiez destinée à un lit plus auguste...
— Quelle indignité ! Alors que je servais la Reine qui m’avait sauvée d’un sort détestable ?
— Allons, Charlotte ! Ne me dites pas que vous n’en aviez pas connaissance. N’était-ce pas Mme de Montespan elle-même qui, oubliant joyeusement l’épisode Fontanges, manigançait en votre faveur un destin aussi glorieux parce que vous lui sembliez la seule capable d’éloigner le Roi de Mme de Maintenon ?
— C’est vrai, je l’ai su, mais moi je n’avais pas la moindre intention de me laisser mener dans la chambre du Roi. C’est toute ma différence avec cette pauvre Angélique : elle l’aimait, elle. Moi pas !
— On ne peut jurer de rien, Charlotte ! Votre différence à vous c’est que vous n’avez aucune famille qui pût pâtir d’un refus à devenir favorite. Alors que votre semblant d’époux ne doit demander que cela !
— Libre à lui ! Moi je me refuse à ridiculiser le nom qu’il m’a donné. Ou plutôt je m’y refusais, mais...
Prestement elle se leva, les larmes recommencèrent à couler, et serrant ses mains contre sa bouche pour retenir un cri ou un sanglot, elle sortit de la bibliothèque en courant, grimpa l’escalier et se réfugia dans sa chambre dont la porte claqua derrière elle.
Le départ subit de la jeune fille ne faisait pas l’affaire de Mlle Léonie pour qui l’abcès incisé devait absolument être vidé. Après un moment de réflexion, elle rangea son tricot, gravit l’escalier à son tour et alla coller son oreille à la porte de Charlotte. Elle n’entendit rien mais le vantail étant de chêne, elle l’entrebâilla avec mille précautions, passa la tête, ce qui lui permit de la voir effondrée à plat ventre sur son lit, pleurant de plus belle.
Cette fois elle n’hésita qu’un instant, redescendit, alla verser de l’eau-de-vie de prune dans un verre -sans oublier de s’en adjuger une rasade au passage -, remonta, entra d’un pas décidé et marcha jusqu’au lit où elle s’assit :
— Buvez ça ! ordonna-t-elle. Vous vous sentirez mieux!
Sans bouger, Charlotte fit non de la tête.
— Il le faut ! C’est nécessaire ! Celui dont le nom ne doit pas être prononcé en a fait l’expérience il n’y a pas si longtemps.
Péniblement, Charlotte se remit sur son séant et considéra sa cousine d’un œil méfiant :
— Qu’est-ce ?
— De l’eau-de-vie de prune ! Un sacré remontant !
— Mais je n’en ai jamais bu.
— Il y a un commencement à tout et je pars de ce principe que dans la vie il ne faut pas mourir idiot ! Buvez, vous dis-je !
Charlotte prit le verre d’épais cristal, huma le contenu, trouva l’odeur agréable et trempa ses lèvres :
— Ça brûle !
— Mais non. C’est la première impression ! Goûtez pour de bon que diable !
— Mais... ce n’est pas l’usage qu’une dame...
— Votre mère n’hésitait pas à y recourir quand elle avait ses vapeurs. Et Dieu sait qu’elle en avait ! En outre, je me suis laissé dire que Madame elle aussi...
— C’est vrai, admit Charlotte, se souvenant de l'eau-de-vie de cerise de Heidelberg que la princesse déclarait souveraine contre les moments pénibles de l’existence. Elle lui en avait même administré une dose à l’issue de sa dramatique entrevue avec son cousin, Charles de Brécourt. Sa langue s’en souvenait, encore que la saveur fût différente. Elle but quelques gouttes, s’habitua sans peine à la brûlure et finalement avala la moitié du verre. Une flamme chaude et revigorante s’insinuait dans son corps. Elle s’apprêtait à continuer mais Mlle Léonie l’en empêcha :
— Tout à l’heure ! Il faut aller doucement. A présent je vais vous aider à vous coucher afin que vous ayez vos aises, ajouta-t-elle en joignant le geste à la parole et en commençant à dégrafer la robe de Charlotte. Ensuite je vais rester près de vous...
— Pour me raconter une histoire avant de m’endormir comme quand j’étais petite ?
— C’est un peu l’idée générale. A cette différence près que c’est vous qui allez m’en raconter une... celle qui a succédé à la mort de votre bienfaitrice quand vous vous êtes retrouvée dans un carrosse fermé et en route pour la Bastille.
— Ce n’est pas un souvenir que l’on aime se rappeler...
— Et ce qui a suivi non plus très certainement, mais il faut que vous me disiez... tout ! Non, ne protestez pas ! Vous portez une charge trop lourde pour vous : je veux seulement en prendre ma part !
Vaincue, Charlotte se laissa déshabiller et coucher. Les draps avaient été bassinés et gardaient une tiédeur agréable. Confortablement soutenue par des oreillers, elle sentit ses nerfs se dénouer, savoura la sensation puis invita sa vieille cousine à s’asseoir en tapotant le bord de son lit :
— Lorsque je me suis retrouvée dans cette voiture obscure, j’étais morte de peur. Je n’entendais que le galop des chevaux, devant, derrière et sur les côtés. On m’avait autant dire jetée là sans me donner la moindre explication et il n’y avait personne auprès de moi. Au bout d’un temps que je ne saurais déterminer, mais qui m’a paru une éternité, on m’a fait descendre dans ce qui semblait un immense puits de pierres noires éclairé par des torches. J’ai compris que j’étais à la Bastille. Il y avait des soldats, des chevaux et je pouvais voir des canons sur le couronnement des tours et je ne comprenais pas ce que je faisais là. Personne ne disait rien et l'on ne répondait pas à mes questions.
« On m’a fait monter deux étages d’un escalier à vis suffisamment large pour trois personnes de front mais au lieu du cachot sordide auquel je m’attendais on m’a abandonnée dans une grande chambre pourvue d’une cheminée éteinte, d’un lit dont les courtines étaient drapées de tissu vert, d’une table, de deux escabeaux et de plusieurs ustensiles de toilette. J’ai entendu claquer les verrous, grincer les clefs de la porte bardée de fer où s’ouvrait un étroit guichet puis, ensuite, plus rien que les heures sonnées à l’horloge de la cour.
« Avant de refermer sur moi, le geôlier m’a dit qu’il m’apporterait mon souper dans quelques instants, Cétait la première fois, depuis mon départ de Versailles, que l’on m’adressait la parole. J’ai essayé d’en profiter, de demander la raison de mon incarcération. On m’a répondu que c’était d’ordre du Roi sans préciser davantage. »
— Mais enfin, qu’étiez-vous allé dire à Sa Majesté aussitôt après que la Reine eut expiré ?
— Je n’ai pas le droit de le divulguer. Je l’ai juré !
— Et malgré cela on vous a enfermée ?
— Sans doute n’a-t-on pas cru que je respecterais ma parole ?
— C’était bien la peine de vous la demander alors ! Continuez !
— Que vous dire ? Les jours se sont écoulés lentement, toujours semblables. Je n’étais pas maltraitée en dehors de la privation de liberté et de la semi-obscurité de ma prison éclairée seulement par une étroite fenêtre à barreaux placée trop haut pour que je puisse voir au-dehors et qui donnait la mesure de l’épaisseur des murs[11]. La nourriture était abondante, pléthorique même, et on ne me laissait manquer ni de linge propre ni de savon, mais au fil du temps qui passait - j’ai su l’arrivée de l’automne en voyant ma cheminée allumée! -l’ennui me rongeait peu à peu. Ne sachant pas la raison de mon emprisonnement, je ne voyais pas non plus comment je pourrais en sortir. Ma santé devint moins bonne. Je peinais à quitter mon lit le matin et j’ai fini par le garder. J’étais lasse à un point que vous ne pouvez imaginer. Le médecin de la Bastille m’est venu voir et a ordonné un fortifiant que je répugnais à prendre, n’ayant plus d’appétit. Et puis, une nuit, des hommes sont entrés avec le geôlier. Il m’a annoncé qu’on m’emmenait dans un endroit où je me rétablirais.
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