Aldo n’oublia pas de complimenter aussi Plan-Crépin qui ne manquait pas d’allure dans sa longue robe en crêpe de Chine « parme » complétée par un boléro de dentelle assorti et la parure de perles, d’améthystes et de diamants dont l’avait décorée la marquise. Se sentant à son avantage, elle était d’une humeur charmante.
Quand leur hôte les installa au premier rang de leur loge où les attendaient des bouquets ronds faits de roses pompons entourées de dentelle de papier, elle avisa aussitôt une troisième chaise et un troisième bouquet. Elle ne put s’empêcher de demander :
— Vous avez invité une autre dame ?
— Évidemment. J’ai tenu à réunir ce soir tous mes vrais amis. Qui sont aussi les vôtres…
Il n’eut pas le temps d’achever sa phrase. La porte de la loge s’ouvrait pour livrer passage à Pauline Belmont qui ressemblait à une pluie d’été dans sa robe de mousseline gris pâle entièrement brodée de longues traînées de minuscules perles de cristal pareilles à autant de gouttelettes dans la lumière de l’immense lustre qui les faisait scintiller. Une écharpe assortie complétait cette toilette ravissante et permettait de voiler avec une certaine hypocrisie les vertigineux décolletés en V de la poitrine et du dos. Pas de bijoux au cou ni aux oreilles mais une multitude de légers cercles de diamants aux bras et d’autres fils précieux jouant dans l’épais chignon massé sur la nuque. Du coup, la belle humeur de Marie-Angéline accusa une fêlure. Seule avec Aldo, elle n’eut pas de joyeuse exclamation devant cette rayonnante apparition. Elle, c’était par un dépit proche de la colère, lui, par la surprise doublée d’une émotion inattendue qu’ils perdirent un instant l’usage de la parole.
« Doux Jésus ! pensa la marquise. Pourvu que Plan-Crépin ne se livre pas à quelque esclandre ! Quant à lui, Dieu seul sait ce qu’il nous réserve ! Il est devenu d’une pâleur sidérante ! »
Elle-même cependant avait accueilli avec une souriante amitié la belle Américaine à qui elle ne pouvait s’empêcher de porter de l’estime et de l’affection, parce qu’elle avait pu mesurer les qualités foncières de cette femme aussi attachante que bourrée de talent. Grâce à Dieu, une loge d’Opéra n’était pas le lieu idéal pour bavarder et, occupant le siège central, elle opposait toute sa personne aux velléités agressives qu’elle devinait de la part de Marie-Angéline.
— Qu’avez-vous fait de votre chevalier servant habituel ? demanda cette dernière à Pauline.
Ce fut Cornélius qui lui répondit :
— Manque de place ! Cette loge est parfaite pour six personnes. Au-delà, c’est incommode ! D’ailleurs, ajouta-t-il sans se départir de sa redoutable franchise, j’ai invité seulement mes amis et il n’est pas du nombre !
— Logique imparable ! commenta Adalbert avec un large sourire. Mais s’il vous manque tellement, marquise, sachez qu’il n’est pas loin ! Regardez donc à l’orchestre ! Le troisième à partir de la gauche dans la seconde rangée des messieurs célibataires(13) ! Il est facile à repérer : il ne nous quitte pas des yeux !
Le bel Ottavio était là, en effet, ce qui ne semblait pas lui procurer un plaisir intense. Sa colère était quasi palpable tandis qu’il contemplait la loge d’où l’on avait osé l’exclure.
— Seriez-vous fiancés ? demanda Aldo à Pauline d’un ton qu’il espérait léger.
— En aucune façon ! En ce qui me concerne, je le considère comme un compagnon agréable. Apparemment, il n’a rien d’autre à faire dans la vie que fréquenter les palaces et les endroits les plus huppés d’Europe et d’Amérique. Il peut être très amusant, vous savez ?
Adalbert se mit à rire.
— À condition de trouver Othello amusant, on peut le considérer de la sorte !
Le chef d’orchestre l’interrompit en mettant la salle debout pour entendre La Marseillaise aussitôt suivie de l’hymne américain : le président et son invité d’honneur venaient de faire leur apparition. La salle tournée vers la loge officielle écouta en silence.
À peine les spectateurs assis de nouveau, les lumières s’éteignirent tandis que le rideau de scène s’éclairait. L’orchestre jouait l’ouverture de La Traviata… Peu après, ledit rideau se levait, découvrant un salon magnifiquement éclairé. La salle éclata en applaudissements : la Torelli, très entourée, s’entretenait sur le mode badin avec ses invités.
L’enthousiasme s’adressait aussi bien à la cantatrice de renommée mondiale qu’à sa beauté réellement rayonnante.
— Dieu qu’elle est belle ! souffla Adalbert, stupéfait.
— N’est-ce pas ? fit même jeu Cornélius avec un sourire. Vous comprenez maintenant pourquoi je suis prêt, pour elle, à toutes les folies ?
Il avait parlé un peu fort.
— Chut ! intima, dans une loge voisine, une voix indignée.
On n’eut pas besoin de répéter. Un silence quasi religieux passa sur les spectateurs. La voix de la Torelli s’élevait pure comme un cristal, souple et chaude comme un velours noir, si heureusement accordée à celle qui l’émettait que tous, y compris Aldo, si prévenu contre elle cependant depuis qu’il avait refusé de se rendre à une invitation un peu trop autoritaire pour qu’il pût l’accepter. Il le regrettait presque à présent : cette femme valait le déplacement…
Assise sur un canapé où s’étalait le flot de sa crinoline d’épais satin blanc nacré de rose dont le large décolleté laissait nues des épaules et une gorge ravissante, elle érigeait sur un cou de cygne une tête fine qu’une lourde chevelure sombre simplement piquée de deux roses pâles derrière une oreille, semblables à celle agrafée à sa ceinture, magnifiait. Aucun bijou ne détournait le regard du fascinant visage aux longs yeux noirs et veloutés, dont la bouche exquise laissait s’envoler cette voix envoûtante. Elle ressemblait à une jeune fille dont elle conservait la silhouette élancée. Si la presse n’avait révélé son âge – trente-huit ans ! –, on lui en eût donné sans hésiter quinze de moins. À la regarder, à l’écouter, on oubliait le temps. Seul peut-être Aldo, tout en gardant les oreilles ouvertes, se détacha de la contemplation générale pour se laisser charmer par un spectacle plus émouvant pour lui : regarder Pauline tout à son aise. Elle était si belle ce soir qu’il sentait revenir ce désir brûlant qu’elle lui inspirait. Ses yeux caressaient ses épaules, son cou, sa joue, laissant revenir le souvenir – trop précis ! – de ce que cachait la robe somptueuse. Sans doute eut-elle conscience – les femmes sentent cela ! – de ce regard qui ne la quittait pas. Elle se retourna, frissonna sous cette ardeur qui lui rendait l’amant passionné d’une nuit, y plongea le sien et mit tout son amour dans le sourire qu’elle lui offrit.
Le tonnerre d’applaudissements de la salle debout sauva Aldo d’une folle impulsion : saisir la main de la jeune femme pour l’entraîner… il ne savait où, mais dans un lieu où ils seraient seuls et libres de s’aimer autant qu’ils le voudraient… L’immense lustre se rallumant fit retomber la magie.
— Admirable ! apprécia Mme de Sommières. Cette Lucrezia Torelli est exceptionnelle. Rencontrer tant de talents joints à tant de beauté et à une voix de cette qualité est une expérience comme je n’en ai jamais connu ! Qu’en pensez-vous, Adalbert ?
Encore prisonnier du sortilège, celui-ci soupira :
— Il n’y a pas de mots pour la décrire : elle est sublime…
Wishbone, lui, exultait.
— Je vais tout de suite la féliciter. Voulez-vous venir avec moi… ou préférez-vous attendre la fin du spectacle ?… Nous souperons avec elle ! J’ai retenu une table au Café de Paris.
Il trépignait presque dans sa hâte de rejoindre son étoile et, sans attendre une réponse pour lui acquise d’office, il sortit de la loge presque en courant…
— Qu’est-ce qui lui prend ? ronchonna Adalbert… J’y serais bien allé, moi !
— On dirait que tu as attrapé le virus ! fit Aldo, moqueur. Essaie de prendre patience ! Tu vas souper avec elle. C’est mieux que d’aller encombrer sa loge à un moment où elle va changer de costume, de coiffure et où elle préfère sans doute se détendre avant le deuxième acte. N’oublie pas que Wishbone la considère comme sa fiancée !… à condition, bien sûr, qu’il lui apporte la Chimère baladeuse ! Et là, je crois qu’il va un peu vite et n’a que trop tendance à prendre ses désirs pour des réalités. Quant à toi, je te rappelle que tu n’as pas une fortune faramineuse à mettre à ses pieds !
— C’est aimable de me le rappeler alors que je te considère comme mon frère...
— Ah non ! intervint Mme de Sommières. Vous n’allez pas recommencer à vous disputer ! Et pour une femme dont je suis persuadée qu’elle sait parfaitement ce qu’elle veut. Et je subodore que ce n’est ni vous ni ce cow-boy milliardaire… Entrez ! cria-t-elle après avoir entendu frapper à la porte.
À la surprise générale, ce fut Ottavio Fanchetti qui apparut, tout sourires, bien que voilés de quelque mélancolie. Et ce fut au tour de Pauline de froncer les sourcils.
— Que venez vous faire ici, Ottavio ?
— J’aimerais beaucoup être présenté à ces dames puisqu’elles sont vos amies…
— Bon ! Pourquoi pas ? Chère marquise, je vous présente donc le comte Ottavio Fanchetti. Maintenant vous pouvez saluer Madame la marquise de Sommières, tante du prince Morosini que vous connaissez déjà, et Mademoiselle du Plan-Crépin sa cousine.
À la suite d’un échange de saluts – plutôt froid de la part d’Aldo – où le Napolitain s’inclina devant les deux femmes avec un sourire ravageur, celui-ci expliqua qu’il souhaitait ardemment obtenir une toute petite place dans une loge aussi attirante.
— Je me sens affreusement seul et j’ai l’impression de faire de la figuration au milieu de ces hommes qui ont l’air en uniforme. En outre, ma chère Pauline, vous savez que je suis malheureux loin de vous…
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