Guy abandonna le papier sur le plateau du ravissant bureau « Mazarin » et soupira.

— C’est assez répugnant, en effet ! Comment est-ce arrivé ? Par la poste ?… Non, c’est idiot ! Je sais trop qu’ici comme dans toute l’Italie il arrive que notre courrier soit lu avant nous.

— Un gamin venu par les rues l’a déposé à la cuisine et a filé sans demander son reste…

— Le coup classique ! Et que pensez-vous faire ? Obéir ?

Elle eut un sourire nerveux en levant sur lui ses yeux las.

— Me donne-t-on le choix ?

— Non, il est vrai, mais on pourrait peut-être transiger sur… le porteur de la rançon puisqu’il faut bien l’appeler ainsi. Pourquoi pas moi ? On m’a si souvent répété que je faisais partie de la famille ! Et vous avez une mine affreuse. Qu’en sera-t-il après ce calvaire que l’on veut vous imposer ?

— Je sais, mais je pense que mon humiliation… ma douleur aussi – pourquoi le dissimuler ? – en voyant mon époux et cette femme ensemble doivent faire partie du scénario. À moins que le dégoût ne vienne à mon secours. Auquel cas, il me restera le divorce !

— Vous savez que c’est impossible ! Le divorce est interdit en Italie à moins d’une dispense papale. Vous êtes croyants tous les deux, même si vous n’êtes pas des modèles de dévotion. En outre, vous avez trois enfants…

— Quatre ! Je suis enceinte de plus de trois mois ! De là ma mauvaise mine !

— Doux Jésus !

Quittant le siège de son bureau, Guy en fit le tour, attira l’un des fauteuils visiteurs près de celui de la jeune femme pour prendre ses mains dans les siennes.

— Mais vous êtes gelée ! Et vous tremblez ! Attendez !

Après l’avoir munie d’un verre d’armagnac dont il avala lui aussi une ration, il revint s’asseoir près d’elle et reprit ses mains.

— Je refuse de vous laisser partir dans cet état. Il faut trouver un moyen d’entrer en contact avec ces gens pour leur dire ce qu’il en est !

— En admettant que nous y arrivions, cela ne fera peut-être que leur faire plaisir… Ce chiffon respire le sadisme…

— Qui pourrait vous remplacer ?… Si vous ne voulez pas de moi ?

En dépit de sa situation dramatique, Lisa se mit à rire.

— Vous, vous avez dans la tête de rééditer l’idée de Marie-Angéline(16) quand Aldo était aux mains de ce malade… Je dirais qu’elle s’en était tirée plus que brillamment mais les miracles ne se répètent pas deux fois…

— Possible !… Encore que je n’en sois pas certain ! De toute façon, on pourrait au moins lui demander son avis et celui de Madame la marquise ? Sans compter Vidal-Pellicorne !

— Vous oubliez qu’il s’est entiché de la Torelli et vit à Londres auprès d’elle en compagnie de ce drôle d’Américain que nous avons eu ici… Les journaux en ont assez parlé ! Quant à Tante Amélie, je ne veux à aucun prix qu’elle apprenne dans quel marasme nous nous débattons ! Elle doit déjà se faire un sang d’encre pour Aldo !

— Elle serait peut-être contente tout de même d’apprendre au moins qu’il est toujours vivant ?

Pendant quelques instants Lisa garda le silence, à la suite de quoi elle laissa tomber d’une voix enrouée :

— Si seulement on en était sûrs ! Qu’est-ce qui nous prouve qu’on ne nous le rendra autrement que m…

Elle buta sur le mot puis, se levant soudain, quitta le bureau en courant. Resté seul, Guy se servit un second verre, le but d’un trait et retourna s’asseoir au bureau d’Aldo. Là, il entra en méditation. De tout cela, il ressortait qu’il fallait agir. Mais comment ?

Le dernier appel des cloches de la Salute, toujours légèrement en retard sur celles de San Marco, se fît entendre. Le vieux monsieur les accueillit d’un signe de croix… assez machinal, en pensant tout de même qu’une intervention du Saint-Esprit serait la bienvenue…

Le lendemain, Lisa montait dans le train à destination de Zurich afin de prendre avec son père les dispositions exigées, et prévint Guy qu’elle ne reviendrait pas avant une semaine. Elle souhaitait, en effet, aller embrasser ses enfants et avertir sa grand-mère de la menace qui planait sur eux. Elle avait une mine si épouvantable qu’il avait essayé de la persuader de l’envoyer, lui, tandis qu’elle se reposerait avant l’épreuve. Mais elle n’avait rien voulu entendre, lui opposant un argument aussi désolant qu’irréfutable :

— Je ne sais si nous sortirons vivants de ce guêpier. Je veux pouvoir une fois encore embrasser mes petits et j’aurai bien deux ou trois jours de repos chez mon père et autant chez Grand-Mère…

On pouvait au moins l’espérer… et surtout que Moritz Kledermann ou Valérie von Adlerstein trouvent l’idée géniale que n’arrivait pas à faire surgir son vieux cerveau fatigué…


Le commissaire principal Langlois avait passé la nuit de la Nativité dans son bureau du Quai des Orfèvres et c’étaient les cloches de Notre-Dame qui s’étaient chargées de lui suggérer que la Terre n’était pas peuplée uniquement de criminels en fuite et de bandits de tout poil ! Ce faisant, il n’avait fait que suivre une habitude instaurée depuis qu’il était devenu le patron : celle de rester au bureau en compagnie de l’obligatoire équipe de garde, de casser une petite croûte et de boire un verre de champagne avec eux.

Célibataire – on pourrait presque dire par vocation bien qu’il aimât les femmes –, il se considérait comme marié à la police, une épouse ô combien exigeante à laquelle il avait sacrifié un légitime désir d’avoir un foyer et des enfants. Le foyer, il avait failli le bâtir. Jeune inspecteur alors âgé de vingt-cinq ans, il avait aimé Marion qui en avait dix-neuf et le lui rendait de tout son cœur. Ils étaient sur le point de se marier quand sa ravissante fiancée avait été fauchée par une voiture que conduisait un chauffeur ivre. Les fleurs blanches du mariage avaient été celles du tombeau et Pierre, crucifié, avait juré qu’il n’y aurait plus jamais de fiancée. Quelques aventures rafraîchissantes seulement. Autre élément féminin dans sa vie : sa « gouvernante » Félicité qui veillait avec compétence et dévouement sur son appartement du boulevard Saint-Germain, sur son élégance vestimentaire, sur les casseroles de la cuisine quand il était là – et non sans un certain talent qu’appréciaient ses amis –, enfin sur les petits détails de la vie quotidienne. En fait, un mode de vie beaucoup plus proche de celui de Vidal-Pellicorne que de Morosini, le type parfait de ce qu’il voulait s’éviter à tout prix : les dangers que sa profession pouvait faire courir à une épouse et à des enfants.

C’était à ce dernier d’ailleurs qu’il pensait au moment où les notes allègres du carillon venaient frapper les vitres de ses fenêtres. Où pouvait-il être depuis tout ce temps ? L’inquiétait surtout l’absence de demande de rançon. Même chose pour Mrs Belmont. Cela pouvait signifier, hélas, qu’ils étaient morts, victimes de quelque obscure vengeance peut-être ?… L’Américaine était liée, évidemment, à l’identification de la célèbre Torelli par sa femme de chambre et Aldo était lié à elle par cette attirance sensuelle dont il lui avait fait l’aveu chez Mme de Sommières, ainsi que par le fait qu’Helen avait été abattue presque sous ses yeux, et à la Torelli par cet Américain qui l’avait supplié de retrouver pour elle la Chimère. Que l’on ait enlevé l’une pour faire chanter l’autre ou vice versa eût été compréhensible mais les deux à la fois ? Et surtout pour ne rien réclamer ensuite !

L’arrestation du faux chauffeur de taxi de Sauvageol, après une période d’observation, n’avait rien donné. L’homme était resté aussi muet qu’un mur, même quand le jeune policier, exaspéré, avait entrepris un interrogatoire… musclé, il n’avait pas bronché. Ses papiers – vrais ou faux ? – avaient révélé son nom : Carlo Bacci, qu’il était sicilien mais c’était strictement tout ! Autant pour le taxi passé au peigne fin : aucun indice. Enfin et en dépit d’une attentive surveillance – rétribuée ! – du « pote » Pignon qui n’avait pas caché son vif désir d’entrer dans la police, le double garage n’avait pas vu revenir la voiture noire. Langlois se trouvait donc face à un énorme point d’interrogation que n’arrangeait pas celui posé à son collègue britannique : où était passée la Torelli ?

D’après le Chief Superintendant, elle semblait s’être volatilisée avec sa femme de chambre, son accompagnateur et son imprésario. Aucune trace. Nulle part ! Mais, en fait, le « ptérodactyle » ne s’attendait guère à en relever. Il était probable que le groupe s’était scindé et que l’on avait dû user de déguisements. Plus inquiétante, l’éclipse de Cornélius Wishbone qui n’était pas reparu au Ritz autrement que sous forme d’un chèque réglant sa note d’hôtel enflé d’un supplément confortable. Il ne faisait même aucun doute pour les deux policiers qu’il avait dû mettre sa personne et son incalculable fortune au service de sa divinité. Tout était envisageable avec ce genre de Crésus, depuis l’achat clandestin d’un avion, d’un chalutier ou de n’importe quoi d’autre pour transporter la bien-aimée là où elle le souhaiterait. Et cela avec d’autant plus d’enthousiasme que l’encombrant Vidal-Pellicorne avait disparu du paysage.

En fait la récupération de l’égyptologue par l’incroyable Mlle du Plan-Crépin était le seul cadeau de Noël tombé du Ciel. Non qu’il pût leur apprendre grand-chose : le coup asséné par le policier anglais l’avait autant dire anesthésié mais il n’en était pas moins rentré en France et Langlois avait accepté avec bonheur l’invitation de Mme de Sommières à partager le déjeuner de Noël rue Alfred-de-Vigny car, au fond, la disparition de la cantatrice n’était pas ce qui le tourmentait le plus, mais en priorité de ne retrouver qu’un cadavre dans les jours à venir. Si dur à cuire qu’il soit, il éprouverait une peine infinie à lire une douleur crucifiante dans les yeux de trois femmes exceptionnelles…