— Tu ne m’as pas compris. Je ne pense pas qu’il habite là mais vu la réputation – culinaire entre autres ! – du Splendide, il peut parfaitement y venir déjeuner ou dîner. À Zurich il ne se gêne pas pour se montrer dans le meilleur hôtel. Alors, je répète : que fait-on ?

— On improvisera ! Maintenant redémarre ! J’ai besoin d’une douche !

— … et moi d’un verre !

Moins d’une demi-heure plus tard, dans une suite ouvrant sur le lac où les reflets du soleil achevaient de mourir, ils étaient satisfaits l’un et l’autre. L’hôtel n’était pas plein mais l’eût-il été que l’on aurait fait l’impossible pour les garder. Ils y avaient déjà séjourné et avec l’infaillible mémoire des réceptionnistes on savait qu’ils étaient des clients de choix.

Aux approches de vingt heures, rafraîchis de toutes les façons et impeccables dans l’obligatoire smoking noir, ils effectuaient leur entrée sous les plafonds peints à fresque de la salle à manger, sur les talons d’un maître d’hôtel qui les guida vers une table voisine d’une des hautes fenêtres donnant sur le parc éclairé plutôt que sur le lac, contentant ainsi Aldo qui avait demandé un « coin tranquille ».

Après avoir consulté la carte et choisi leurs plats, ils commençaient à grignoter les amuse-gueule quand, soudain, l’œil d’Adalbert qui faisait face à la plus grande partie de la salle à manger devint fixe. Il reposa son verre, secoua la tête en fermant les yeux, les rouvrit…

— Qu’est-ce que tu as ? demanda Aldo.

— Ce n’est pas possible, je rêve !

— Mais de quoi, bon sang ?

— Retourne-toi ! J’ai besoin de savoir si je ne suis pas devenu fou !

Aldo obéit et ses yeux s’arrondirent :

— Si tu l’es, moi aussi. Mais qu’est-ce que ces deux olibrius fabriquent ici… et ensemble ?

Il fallut bien, pourtant, se rendre à l’évidence. Les deux hommes en tenue de soirée qui venaient de faire leur entrée et se dirigeaient escortés par un maître d’hôtel n’étaient autres en effet que le professeur Hubert de Combeau-Roquelaure et son Texan Cornélius B. Wishbone, ce dernier très reconnaissable bien qu’il n’arborât pas son chapeau de feutre noir en auréole et qu’il eût sérieusement raccourci sa barbe et ses moustaches. Tous deux paraissaient d’excellente humeur et s’entendaient visiblement à merveille.

— Ce n’est pas possible ! exhala Adalbert. Ils sont en voyage de noces ou quoi ?

— Tu as toujours l’esprit mal placé, fit Aldo qui ne put s’empêcher de rire. Mais il est vrai qu’il y a là un mystère.

Il tira d’une poche un petit calepin de galuchat noir à coins d’or, griffonna dessus quelques mots, déchira la page, la plia puis fit signe à un garçon de s’approcher et le lui donna avec un billet de banque en désignant discrètement la table des nouveaux venus.

— Qu’est-ce que tu as écrit ?

— Notre numéro d’appartement, mon nom et onze heures. Observe la réception, moi je ne me retourne pas !

Ce fut au professeur que le garçon remit le papier. Il le lut, montrant une stupeur non feinte, ses sourcils blancs et touffus remontés jusqu’au milieu du front. À travers la salle, son regard et celui d’Adalbert se croisèrent. Il eut alors un large sourire, agita la tête en signe d’assentiment puis tendit le billet à Wishbone en lui demandant sans doute de ne pas bouger car il ne regarda pas de leur côté.

Bien que la route eût creusé leur appétit, aucun des deux hommes ne prêta beaucoup d’attention à ce qu’ils mangeaient. Pas plus à ce qu’ils buvaient tant ils grillaient de curiosité. Comment l’habitant de Chinon et le milliardaire texan en étaient-ils arrivés jusqu’à Lugano ?

— Ils doivent avoir déniché quelque chose, hasarda Adalbert. Tu as dû remarquer que le professeur est fouineur comme pas deux ?

— Et ils n’ont pas dû arriver ici par hasard ! Ce que je me demande, c’est s’ils ont prévenu Langlois.

— On ne lui a pas annoncé davantage notre changement de programme. On s’est contenté d’envoyer un télégramme rue Alfred-de-Vigny… Reste à attendre qu’ils nous rejoignent… Mais bon sang de bois, pourquoi as-tu écrit onze heures ? Tu aurais pu indiquer…

— Ne rouspète pas ! C’est très bien ainsi. Ce n’est pas parce qu’on expédie un délicieux dîner qu’il faut les obliger à en faire autant ! Un peu de charité chrétienne, comme dirait Plan-Crépin !

— C’est bien la première fois que je t’entends l’invoquer ! grogna Adalbert en attaquant son risotto aux bolets comme s’il lui en voulait.

Aldo le considéra avec un léger dégoût :

— Prends tout de même le temps de déguster ! À notre dernier passage, tu avais adoré cette spécialité tessinoise et… on n’est pas pressés à ce point !

— Justement ! J’ai fermement l’intention d’en commander un second !

Battu, Aldo se consacra à sa propre assiette. La présence du « druide » de Chinon et de celui qu’il considérait comme son « Américain » lui causait une joie d’autant plus savoureuse qu’elle était inattendue. Ils ne pouvaient pas être venus à Lugano par hasard ! Il « fallait » qu’ils eussent saisi une piste. Et maintenant il avait hâte de savoir et commençait à regretter de ne pas avoir fixé le rendez-vous un peu plus tôt. Mais il ne l’eût avoué pour rien au monde !

Ce repas un brin chaotique enfin achevé sur un admirable café, on gagna la sortie par le fond de la salle à manger afin d’éviter de passer près des deux dîneurs… Dans le hall, Adalbert sortit de son gousset une montre plate(5) qu’il consulta :

— Dix heures un quart ! marmotta-t-il. On va fumer un cigare dehors !

Sans attendre la réponse, il se dirigea vers l’entrée où le groom chargé d’ouvrir ou de fermer la porte l’arrêta :

— Si je peux me permettre, monsieur, il pleut !

— Il pleut ? Ici ?

— Cela arrive quelquefois, fit le jeune homme avec un bon sourire. Sans cela nos jardins ne seraient pas si beaux !

— Évidemment !

Résigné, il rejoignit Aldo qui l’attendait au pied du grand escalier.

— J’ai demandé qu’on nous monte une bouteille de champagne.

— Avec quatre verres ? Comme ça le personnel saura qu’on tient une réunion !

— Non, deux ! Nous on se servira de ceux qui sont dans le petit bar du salon !

— Et on fera la vaisselle après !

En fait le temps passa plus vite qu’Adalbert ne le redoutait pour l’excellente raison que les « visiteurs » sans doute aussi pressés qu’eux-mêmes apparurent avec un quart d’heure d’avance ! Ce fut d’ailleurs le professeur qui attaqua :

— Mais qu’est-ce que vous faites là tous les deux ? On vous croyait encore en convalescence, cousin !

— La convalescence, c’est surtout un état d’esprit et ça ne vaut rien de traîner dans une chaise longue quand on se sent suffisamment en forme pour se remettre au travail. Donc nous voilà après un passage à Zurich où nous avons appris que le comte de Gandia-Catannei « habitait » Lugano…

— … villa Malaspina, sur les pentes du mont Brè… Un fort bel endroit qui présente l’avantage d’être très proche de la frontière italienne.

Assez content de son effet, le professeur alla s’asseoir dans un fauteuil proche de la table où le plateau était posé :

— Vous voyez, Cornélius, que vous avez eu raison de ne pas prendre de champagne ce soir ! J’étais sûr qu’on nous en offrirait ! On sait recevoir dans la famille !

— Comme si j’en doutais ! Vous êtes agaçant, Hubert, à toujours vouloir avoir raison… grommela Wishbone après avoir serré chaleureusement les mains de ses hôtes.

— Ce qu’il ne sait pas encore, c’est qu’il n’aura droit à un verre que quand il nous aura dit comment vous en êtes arrivés là ! En tout cas, félicitations, mon cher Wishbone ! Vous avez fait d’énormes progrès en français ! Allez, cousin, nous sommes tout ouïe.

— Oh, c’est simple : en fouillant dans ce qui restait de la chambre du vieux Catannei, au rez-de-chaussée de la Croix-Haute, nous avons découvert quelques papiers froissés et salis mais qui ne pouvaient provenir que d’un bloc de correspondance et nous avons réussi à reconstituer l’entête gravée : villa Malaspina et Lugano. On a décidé d’un commun accord d’y aller voir…

— Vous auriez pu commencer par prévenir le commissaire Langlois au lieu de venir jouer tout seuls aux petits détectives ! remarqua Aldo.

Aussitôt Hubert de Combeau-Roquelaure se rebiffa :

— Pourquoi ? Ses sbires ne sont pas plus intelligents que nous ! Et ils ne disposent pas des mêmes moyens ! On a pris le train, on s’est installés dans cet hôtel dont on nous a dit qu’il était le meilleur, on a loué une voiture et on a entamé nos investigations. On aurait pu s’adresser au réceptionniste mais c’est un Suisse de Lausanne et on n’avait guère envie de dévoiler le but de notre voyage. C’est alors que Cornélius a eu l’idée de génie de nous adresser à une agence immobilière…

— En général, coupa l’auteur de l’idée de génie, ces gens-là connaissent leur coin rue par rue et maison par maison. J’ai dit que je voulais acheter une maison et que le prix n’avait pas d’importance !

— Comme d’habitude ! ricana Adalbert. Cet homme-là a dû vous baiser les pieds !

Le Texan dédia à son ancien rival un coup d’œil sévère :

— Quand on veut être bien servi, on fait ce qu’il faut !

— Et il le fait à la perfection ! reprit le professeur qui détestait qu’on s’insinue dans son discours. Pendant deux jours on a parcouru Lugano. La riva Paradiso d’abord où notre homme avait deux bicoques à vendre qui, comme vous devez le penser, ne nous convenaient pas. Alors j’ai parlé d’une « certaine villa Malaspina » dont on nous aurait vanté le site, la beauté, etc. Et il nous a regardé avec une espèce d’horreur disant qu’elle n’avait jamais été à vendre, qu’elle appartenait à la même famille depuis des lustres et que, de toute façon, et au cas où elle viendrait sur le marché, il refuserait de s’en charger pour la bonne raison qu’elle était hantée ! On lui a demandé d’où il sortait ça et il a répondu que cette réputation ne datait pas d’hier !…