L’arrivée en trombe de Plan-Crépin les interrompit. Visiblement, leur retour l’enchantait.

— Comment vous êtes-vous débrouillés pour revenir si rapidement ?

— Tout le mérite en revient à Monsieur ! grogna Aldo. Il a conduit sans désemparer depuis Lugano et n’a pas consenti à me céder sa place même dix minutes ! En tout cas, vous m’avez l’air de bien belle humeur ? D’après le télégramme – fort succinct ! – de Langlois, on s’attendait à une nouvelle désastreuse, ajouta-t-il en s’extirpant de son siège.

Elle se précipita pour l’aider mais il lui tapa sur les mains :

— Vous n’allez pas vous y mettre, vous aussi ? Sachez tous les deux que j’ai retiré un grand bénéfice de l’air de la montagne ! Alors cessez de me traiter comme si j’étais un « biscuit » de Sèvres et permettez que j’aille embrasser Tante Amélie !

— Tu n’auras pas loin à aller ! fit celle-ci en lui tendant les bras. Heureuse de voir que tu sembles aller beaucoup mieux en effet, constata-t-elle en l’embrassant.

— Vous savez pourquoi Langlois nous a rappelés sans même prendre le temps d’une quelconque formule de politesse ?

— Malheureusement oui… et c’est une catastrophe : on vient de retrouver le corps de ton beau-père !



6


Funérailles…

Le commissaire Langlois regarda l’un après l’autre les quatre regards tournés vers lui :

— Ce n’est pas beau à voir. Le visage a été écrasé comme s’il était passé sous un rouleau compresseur, les mains aux ongles arrachés n’ont plus guère de chair et portent des traces de brûlures mais on ne lui a rien volé bien que sa montre en or, à elle seule, vaille une petite fortune.

— Vous pensez qu’il a été torturé ? émit Aldo d’une voix blanche.

— C’est probable, pour l’obliger à avouer je ne sais trop quoi. En outre, la mer n’a rien arrangé…

— Où l’a-t-on trouvé ?

— Au pied de la falaise de Biville, près de Dieppe…

— C’est assez loin de l’Angleterre, non ? s’étonna Plan-Crépin.

— Vous auriez préféré Calais ? Et pourquoi pas par le ferry ? D’après notre légiste il n’a pas séjourné très longtemps dans l’eau et on a dû l’amener près de la côte avant de le larguer afin d’être sûr qu’il échouera bien là où on l’avait décidé. Et maintenant Morosini, j’ai une question pénible à vous poser et c’est la raison pour laquelle je vous ai rappelés tous les deux : acceptez-vous de venir identifier le corps ? Dans l’état où il est on ne peut pas infliger cette épreuve à sa fille…

— La question ne se pose même pas. J’irai !

— Nous irons, rectifia doucement Adalbert. Dans cette affaire comme dans… quelques autres, vous savez que nous sommes associés !

— Alors demain matin, onze heures à la morgue ! Et maintenant racontez-moi un peu vos aventures et comment vous vous êtes retrouvés à Lugano alors que vous ne deviez faire qu’un aller et retour à Zurich ?

— Ne prenez pas ce ton menaçant ! soupira Aldo. Ce qu’on vous rapporte devrait vous faire plutôt plaisir. Vas-y, Adalbert.

Celui-ci s’exécuta et à mesure que se déroulait le récit, le visage soucieux du policier se détendait pour en arriver jusqu’à rire franchement, accompagné par Mme de Sommières. Seule Marie-Angéline protesta :

— Ne me dites pas que ce vieux fou ose singer notre marquise ? Ce n’est pas tolérable !

— Disons plutôt, calma Aldo lénifiant, qu’il s’est inspiré de sa manière de s’habiller afin de dissimuler ses pieds et ses mains – qui sont belles d’ailleurs ! – tandis que les chapeaux à voilette épaisse estompent un visage qu’il a soigneusement rasé et qu’il maquille légèrement… Avec une perruque blanche, il a une certaine allure !

— Il aura toujours l’air d’une vieille tortue et…

— Ça suffit, Plan-Crépin ! Si le commissaire est d’accord, je ne vois pas pourquoi je ne le serais pas ! Il passe pour une antique Américaine un rien piquée ?

— C’est tout à fait ça !

— Alors applaudissons ! J’ajoute que je donnerais cher pour voir Hubert dans ses falbalas !

Pierre Langlois se leva, s’inclina pour baiser la main de son hôtesse :

— Moi aussi, et si la situation n’était pas aussi dramatique, je serais vraiment content. Il vous reste, messieurs, à me donner un plan situant les deux villas et quelques précisions autour. Vous m’apporterez ça demain ! Je compte envoyer sur les lieux deux de mes hommes qui parlent italien : Sauvageol fera un domestique fort convenable et Durtal, plus bourgeois d’aspect, s’installera dans l’hôtel le plus proche, jouera les touristes et assurera la liaison avec moi. Au besoin, je ferai un saut là-bas…

— Avez-vous découvert quelque chose sur Gaspard Grindel ? demanda Morosini.

— Rien pour le moment. Il a repris ses fonctions à la banque et vit normalement en apparence. Inutile de rappeler qu’on le surveille ! À demain, messieurs !


Situé place Mazas, l’institut médico-légal élevait(6) en bordure de la Seine une bâtisse de briques dont un mur quasi aveugle plongeait sur la berge du fleuve puis remontait jusqu’au niveau de la chaussée, laissant un assez large espace planté d’arbres au débouché du pont d’Austerlitz. Aldo n’y était jamais venu et quand Adalbert y rangea sa voiture, il ne put se défendre d’un frisson désagréable à la pensée de l’épreuve au-devant de laquelle il allait et que Langlois avait décrit sans nuances. Ce qui valait mieux d’ailleurs en vertu de l’axiome assurant qu’un homme averti en vaut deux.

— Pas très folichon ce qui nous attend ! émit Adalbert d’une voix enrouée qu’il corrigea aussitôt en se raclant la gorge. Ce qui réconforta quelque peu Aldo.

— Toi aussi tu appréhendes ? Pourtant avec…

— Ne recommençons pas avec mon métier ! Entre une momie bien sèche et bien propre et le cadavre tout frais d’un ami, il y a la largeur d’un océan ! On va d’abord laisser partir ceux-là !

En effet, un corbillard entouré de quelques personnes en deuil attendait devant la grande porte à double battant ouverte pour livrer passage aux employés des pompes funèbres portant un cercueil. Ils se découvrirent tandis que la voiture de Langlois venait se ranger à côté de la leur. Lui non plus ne bougea pas avant que le cortège se fût mis en marche.

— Venez à présent ! invita-t-il après avoir jaugé d’un coup d’œil la mine de Morosini qui eut un bref ricanement :

— N’ayez pas peur, je ne vais pas m’évanouir !

Il en était moins sûr quand, un moment après, un employé ouvrit devant eux la porte d’une salle sentant fortement le formol où le médecin légiste attendait auprès d’une table couverte d’un drap blanc sous lequel un corps se profilait. Le docteur Louis était un homme de taille moyenne au visage mince et intelligent allongé d’une courte barbe grisonnante, au regard attentif, qui s’attarda un instant sur la figure de Morosini :

— J’espère que vous les avez prévenus, commissaire ?

— Naturellement. Allez-y !

Le légiste et son assistant prirent chacun un coin du drap pour le rabattre jusqu’aux genoux sans déranger le linge pudique posé sur le ventre.

Repoussant farouchement la tentation de fermer les yeux, Aldo enfonça ses ongles dans les paumes de ses mains et s’obligea à fixer ce que la haine de certains avait fait de l’un des hommes les plus remarquables qu’il ait connus. Derrière lui, il entendait la respiration un peu saccadée d’Adalbert mais il ne se retourna pas, ne bougea pas, ne cilla pas. Au contraire, il scruta ce corps, méticuleusement nettoyé comme il convenait, saisi d’une bizarre impression…

— Le reconnaissez-vous ? demanda le docteur Louis.

— Je ne sais pas… Il y a quelque chose qui m’échappe…

— Cela peut se concevoir, intervint Langlois. Il est salement amoché…

— Sans doute !… Quelque chose me souffle pourtant que ce n’est pas lui… que ce ne peut pas être lui ! Ne me demandez pas pourquoi !

Et il se détourna pour avaler d’un seul coup le petit verre de rhum que lui offrait le médecin.

— J’éprouve la même sensation, murmura Adalbert. Ce sont peut-être ses mains. On s’est acharné sur elles au point qu’elles n’ont plus de peau. Difficile dans ces conditions de relever les empreintes !

— Quand on torture quelqu’un on n’y regarde pas de si près ! lança un personnage que l’on n’avait pas vu entrer. Laissez-moi voir ! Je le connaissais mieux que vous puisqu’il était mon oncle !

— Que faites-vous ici, monsieur Grindel ? Je ne vous ai pas convoqué !

— Les journaux de ce matin s’en sont chargés à votre place, commissaire. Je suis venu en hâte. Bonjour, messieurs !… Vous n’avez pas l’air dans votre assiette, cousin ?

Une poussée de rage rendit ses couleurs à Aldo. Un pli de mépris au coin des lèvres, il riposta :

— Cela ne devrait pas vous surprendre, vous avez fait le nécessaire pour que je n’aie plus aucune mine !

— Ce qui signifie ?

— Avez-vous vraiment besoin d’explications ? gronda Aldo dont les poings se crispaient, prêts à frapper.

Langlois le sentit et s’interposa fermement :

— Du calme ! Tout se réglera en temps voulu mais ce n’est pas l’endroit ! Et vous, contentez-vous de regarder ce corps et – puisque vous vous êtes imposé pour ce faire ! – de nous dire s’il s’agit réellement de votre oncle ?

— Au contraire de ce que pensent ces messieurs ? Je reconnais qu’à première vue ce n’est pas évident. Il fallait vraiment le haïr pour l’avoir arrangé de la sorte, ajouta-t-il en penchant, sans répugnance apparente, son grand corps à deux centimètres de l’effrayant cadavre.

Il ressemblait tellement à un savant examinant une pièce rare qu’Adalbert exaspéré lâcha avec une ironie féroce :