— Vous ne voudriez pas y goûter par hasard ?
L’autre se redressa comme s’il l’avait frappé :
— C’est d’un goût ! Mais que peut-on attendre d’un nécrophile qui passe sa vie à déterrer et à dépiauter des momies ?…
— C’en est assez maintenant ! trancha le commissaire. Cette scène tourne à l’indécence ! Contentez-vous de répondre monsieur Grindel : vous le reconnaissez ou pas ?
— J’avoue qu’au premier abord ce n’est pas facile… mais il y a un moyen de le savoir. Sur le moment, je n’y ai pas pensé mais mon oncle porte sur l’omoplate gauche un signe de naissance, une sorte de fraise…
Il recula tandis que le docteur Louis faisait signe à son aide. Ils enfilèrent des gants de caoutchouc et soulevèrent le corps avec précaution afin de le tourner de façon à découvrir l’endroit indiqué. Et, en effet, chacun put voir une excroissance d’un rouge brunâtre.
— Comment pouvez-vous le savoir ? attaqua Adalbert. Votre oncle ne devait pas avoir coutume de se déshabiller devant vous !
Grindel haussa les épaules :
— Jusqu’à la mort de Dianora, sa seconde épouse, mon oncle entretenait sa forme en nageant régulièrement dans le lac. C’était d’ailleurs un excellent nageur ! Il m’est arrivé de me baigner avec lui et Lisa quand nous étions enfants. Satisfait ? Je peux partir maintenant ?
— Oui et non ! répondit Langlois. Vous voudrez bien me suivre jusqu’à mon bureau du Quai des Orfèvres ! J’ai quelques questions à vous poser !
— Pourquoi pas ici ? J’ai des rendez-vous, moi !
— Eh bien, vous les remettrez ! Appelez votre secrétaire : nous avons le téléphone ! On va vous montrer !
Force fut de suivre l’agent qui indiquait le chemin. Cependant Langlois demandait au docteur Louis ce qu’il pensait. Celui-ci replaça le drap sur le corps et retira ses gants :
— N’ayant pas eu l’honneur de connaître M. Kledermann, je ne sais trop que vous répondre, cher ami. Il semblerait que la preuve soit faite…
— Semblerait ? C’est dubitatif, et vous n’avez pas l’habitude d’employer des mots approximatifs. Pourquoi ?
— En toute honnêteté, je ne sais pas !… Ce qui me gêne, voyez-vous, c’est qu’avant de jeter ce malheureux à la mer on se soit acharné à détruire ainsi son visage et ses mains. Pure cruauté ou…
— Ou camouflage ? avança Aldo.
— Encore faudrait-il, pour cela, avoir sous la main un corps possédant toutes les caractéristiques du modèle…
— Et ce ne doit pas être facile à trouver, reprit Adalbert. Même taille, même corpulence, même couleur de cheveux. Je reconnais que rien n’y manque. On ne peut évidemment pas juger de l’allure…
— … et elle était inimitable, murmura Aldo. Et pourtant, je ne parviens pas à me débarrasser de ce doute qui m’est venu sans que je sache comment !
— Moi non plus ! appuya Adalbert. Il y aurait bien un moyen d’éclaircir la chose…
— Sa fille ! hasarda Langlois, mais déjà Aldo protestait :
— La mettre en face de cette abomination ? Je m’y oppose formellement ! Ce serait la condamner à des cauchemars sans fin… peut-être à la destruction de sa raison qui vient de subir plus d’un choc…
Il avait la certitude de garder imprimée à jamais au fond de sa mémoire l’image hideuse à présent cachée par le drap. À aucun prix il ne voulait la partager avec sa femme !
— Calme-toi ! apaisa Adalbert. Je n’ai pas imaginé ça un instant mais on pourrait peut-être lui demander si elle peut confirmer… ou infirmer la présence de la marque ?
— Tu as raison. Moritz disait qu’elle nageait comme une truite et ils ont dû se baigner ensemble assez souvent quand elle était enfant ! Qu’en pensez-vous, commissaire ?
— Qu’il connaît son oncle mieux que vous ou alors que ce cadavre n’est pas le bon et que c’est lui le meurtrier. Ce qui est impossible.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il était à Paris quand ce malheureux est mort et qu’il n’en a pas bougé depuis.
— Qu’il n’ait pas tué lui-même je le conçois, mais vous oubliez son associé ? répliqua Aldo amèrement.
— Je n’oublie rien, rassurez-vous ! Et j’ai encore des questions à lui poser. Après quoi je téléphonerai à votre femme, Morosini. Je suppose qu’elle est toujours à Vienne ?
— Je le suppose aussi. Voulez-vous le numéro ?
Le policier ébaucha un sourire :
— Je l’ai depuis longtemps ! Comme tout ce qui peut vous concerner l’un et l’autre… Si elle confirme, il faudra se résoudre à laisser Grindel escorter la dépouille de son oncle à Zurich pour les funérailles.
Quelques heures plus tard, il obtenait par téléphone la confirmation, de la voix même de Lisa. Une voix brisée, lourde de larmes qu’il n’eut cependant aucune peine à identifier malgré la distance : c’était elle en personne et la marque sur l’omoplate existait bel et bien. Il vint lui-même rue Alfred-de-Vigny en informer « la famille » :
— Je n’ai aucun moyen d’empêcher Grindel de ramener les restes de son oncle chez lui et de l’enterrer. Je suppose que vous y serez présent Morosini ?
— Plutôt deux fois qu’une ! Je songeais même à me rendre à Vienne pour une explication face à face… avec ma femme.
— Que vous n’auriez peut-être pas obtenue ! glissa Plan-Crépin. On aurait allégué sa santé…
— Jusqu’à preuve du contraire, je suis son mari ! En outre, sa grand-mère n’est pas femme à encourager les faux-fuyants et j’aurais réclamé sa présence. Elle est droite comme un i et n’a pas dû apprécier le désir de Lisa de se convertir au protestantisme. Je suppose d’ailleurs qu’elle assistera aux obsèques. Elle au moins m’écoutera !
— Je crains que vous n’ayez à vivre des heures pénibles, soupira Langlois. Et je ne suis pas certain de votre résistance physique !
— Moi non plus, fit Adalbert. Mais vous pensez bien que je serai là pour le soutenir !
— Et nous aussi ! affirma la vieille fille. Notre marquise s’entend parfaitement avec Mme von Adlerstein. On vous racontera tout ça à notre retour, commissaire !
— Oh, mais j’ai l’intention d’y aller, moi aussi ! J’en ai déjà averti la police fédérale et celle du canton de Zurich. Je ne serais pas surpris d’y voir par la même occasion Warren. Enlevé en Angleterre, retrouvé en France, Kledermann est devenu un cas international. Ne vous imaginez pas, ajouta-t-il en faisant peser sur eux son regard gris, qu’en laissant Grindel rentrer chez lui derrière le cercueil de son oncle je me désintéresse de lui. Il est toujours dans mon collimateur…
Construite au XIIIe siècle, l’Augustinerkirche (église Saint-Augustin) avait connu nombre de vicissitudes. Sécularisée en 1524 par la montée des thèses protestantes d’Ulrich Zwingli – Zurich sera d’ailleurs la première ville helvétique à se convertir –, elle abrita même pendant longtemps la Monnaie du canton jusqu’à ce que, en 1844, elle soit finalement rendue au culte catholique. C’est dans sa crypte qu’à son arrivée dans sa ville le corps du banquier fut descendu pour y attendre la cérémonie. Ainsi en avaient décidé sa fille et son neveu – ou plus exactement son neveu et sa fille ! – afin d’éviter que la réunion de « la famille » ne se déroule dans la fastueuse demeure des Kledermann sur la Goldenküste. On se rendit donc directement à l’église. À la grande satisfaction de Marie-Angéline qui voyait un « signe » dans le fait que le sanctuaire soit dédié au même saint que sa chère église de Paris où elle se rendait chaque matin entendre la messe la plus matinale… et faire sa récolte de potins du parc Monceau.
La cérémonie était prévue pour onze heures mais Aldo choisit d’arriver quelques minutes avant dans le but d’occuper la place qui lui revenait et de remettre ainsi à la fin des funérailles la rencontre qu’il souhaitait et redoutait à la fois.
Il y avait déjà foule quand on y parvint venant du Baur-au-Lac. Des curieux d’abord sur la place où se remarquait une jolie fontaine de la « Tempérance », mais aussi un nombre impressionnant de personnes venues d’horizons différents. À l’entrée de l’église, sobre, austère même avec l’ogive pure de son portail sous la flèche pointue du clocher, ses murs nus, sa nef longue et étroite sans la moindre fioriture de pierre mais de très beaux vitraux, un maître de cérémonie en grande cape noire sur un habit à culotte courte de soie noire et souliers à boucle vérifiait les cartons d’invitation – assisté de deux aides ! – afin de répartir au mieux les notabilités et, comme la place, l’église était déjà aux trois quarts pleine quand la voiture déposa le clan parisien en grand deuil.
— Sacrebleu ! émit Adalbert entre ses dents. On a droit à la presse de l’Europe entière ! Heureusement que la police l’a prévu et fait bonne garde !
— Il fallait s’y attendre. Ce déploiement de curiosité plus ou moins malsaine me déplaît ! J’aurais cent fois préféré une cérémonie plus intime… Moritz aussi d’ailleurs ! Surtout si l’on tient compte des circonstances tragiques de cette mort !
— Justement ! Ce machin digne d’un chef d’État accrédite l’identité du défunt ! Il faut que tout le monde soit persuadé que l’on va enterrer ton beau-père ! Même si toi et moi on n’en est pas absolument sûrs !… Toute cette mise en scène afin de pouvoir ouvrir le testament !…
Le maître de cérémonie accueillit les arrivants avec le respect qui leur était dû. Un imposant catafalque se dressait à l’entrée du chœur drapé de noir, galonné d’argent et surmonté d’un grand coussin de somptueuses orchidées pâles. Des cierges allumés l’entouraient à l’exception de la face regardant l’autel. Les places destinées à la famille et aux proches attendaient de chaque côté : celles des hommes à droite, les femmes à gauche.
Précédés de l’homme à la cape Aldo et Adalbert furent dirigés vers la travée des hommes tandis que son assistant guidait les dames vers l’autre mais en arrivant au premier rang de chaises, ce fut la deuxième place que le cérémoniaire indiqua à Aldo d’un geste empreint d’une certaine gêne. Ce dernier le toisa :
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