— Il me paraît bien épais ! remarqua Grindel en humectant nerveusement ses lèvres sèches.

— Cela tient à ce que le défunt y détaille tous les éléments d’une fortune imposante et d’une collection de joyaux qui ne l’est pas moins… Maintenant, veuillez, s’il vous plaît, ne plus m’interrompre !

À mesure que défilait l’énumération des biens composant la fortune de Kledermann, Aldo s’efforçait de ne pas montrer sa surprise. Il savait son beau-père fort riche mais ne l’imaginait pas à ce niveau et en vint à se demander s’il ne dépassait pas largement Cornélius B. Wishbone, le milliardaire texan. Outre la banque et le palais de la Goldenküste, il possédait des terres, des immeubles en Suisse, en France, en Angleterre et aux Pays-Bas. Il finit par se désintéresser de la nomenclature pour observer Grindel. Visiblement, il découvrait lui aussi l’ampleur du patrimoine et sa langue n’arrêtait plus d’humecter ses lèvres. Quant à Lisa, immobile et pour ainsi dire absente, elle ne semblait pas concernée.

Soudain le notaire fit une pause :

— Avant d’en venir à la collection, qui est à part, je vais vous donner lecture des bénéficiaires.

Il y en avait aussi pas mal. Moritz avait été un homme généreux s’intéressant à la misère d’autrui. Après l’énumération d’un certain nombre d’associations charitables, vint celle des serviteurs dont aucun n’était oublié, puis le neveu qui héritait de la succursale de Paris, d’un immeuble à Zurich et d’une maison sur le lac. Enfin tout le reste allait à Lisa qui ne bronchait toujours pas.

— Je suppose que je ne vous surprends pas beaucoup, ma chère princesse ? fit aimablement maître Hirchberg.

— Pas vraiment ! Je sais que mon père était la générosité même !

— Malheureusement, soupira Grindel avec âme, ces largesses ne compensent pas son absence !

— Sans doute ! Venons-en à la collection !

Dans le dossier, il prit une enveloppe cachetée de cire elle aussi, l’ouvrit et fit tomber sur le cuir du sous-main une feuille de papier pliée et une petite clef qu’Aldo reconnut aussitôt :

— Comment se fait-il qu’elle soit là, maître ? C’est la clef qu’il portait au cou et qui ne le quittait jamais…

— Non. C’est un double qu’il avait fait faire afin de la joindre à ses dernières volontés. Je ne l’ai même jamais vue car il me l’a remise toute cachetée !… Je dois vous apprendre qu’il y a un an environ, M. Kledermann a modifié ses dispositions testamentaires au sujet de sa collection… Auparavant elle vous était destinée, Lisa, en précisant qu’elle devait être gérée par le prince Morosini ici présent, et qu’au cas où vous la refuseriez – il pensait que vous n’éprouviez pas la même passion que lui pour ces étincelantes splendeurs – elle irait à vos enfants, leur père étant toujours désigné pour y veiller.

— Et qu’a-t-il changé ? demanda Mme von Adlerstein qui n’avait pas ouvert la bouche jusque-là.

— Il a pensé que cette clause était bien compliquée et que le plus simple était de la léguer directement au prince dont les enfants sont les héritiers naturels. Aussi…

— Un instant, maître ! coupa Lisa. Vous l’ignorez peut-être mais j’ai demandé le divorce.

— Le divorce n’existe pas en Italie et vous le savez parfaitement ! répliqua maître Hirchberg en fronçant le sourcil.

— Mais il existe chez nous et j’ai la double nationalité.

— Cela ne suffira pas. Si…

— Je demande aussi l’annulation en cour de Rome ! Et je suis prête à me convertir au protestantisme !

— Lisa ! s’offusqua sa grand-mère ! Comment oses-tu alors que nous venons juste de porter ton père en terre ! Ton père qui était catholique comme moi, comme ta mère, comme tes enfants ! Sache que je m’y opposerai de toutes mes forces ! Et vous, Aldo, c’est tout ce que vous trouvez à dire ?

Pensant qu’elle ne devait pas être au courant de ce dernier détail il lui sourit :

— Je le savais !… Tout ce que je peux répondre c’est que je ferai tout pour garder mes enfants ! Ils portent mon nom et cela Lisa n’y peut rien !

— Aucun juge ne les confiera à un débauché comme toi ! hurla celle-ci hors d’elle. Tu oublies que j’ai la preuve de ta trahison ! La lettre que ta maîtresse m’a écrite pour me demander pardon ne laisse aucun doute sur ta conduite ! Je l’ai conservée !

Aldo regarda sa femme et ne la reconnut pas. Elle était semblable à ce qu’elle était pourtant : les traits fins, la bouche bien dessinée dont il aimait tant les baisers, les immenses yeux violets, la peau claire, l’épaisse chevelure d’un blond ardent, mais le teint était blême, les yeux sans éclat, la bouche serrée, le corps raide. En fait, il ne manquait que les grosses lunettes cerclées d’écaille et le tailleur gris taillé en cornet de frites pour que ressuscite « Mina Van Zelden », la secrétaire hollandaise qui avait été son assistante pendant deux ans. À cette différence près que Mina avait le sens de l’humour…

— Tu ne feras pas cela ! articula-t-il lentement. Tu ne te serviras pas d’une lettre douloureuse pour t’en faire une arme contre moi.

— Crois-tu ?… C’est néanmoins ce que tu verras !

— Lisa ! s’écria sa grand-mère alarmée. Aldo a raison. Tu ne feras pas cela !

— En voilà assez ! trancha maître Hirchberg en se servant du dossier pour frapper sur le bureau. Dans l’état actuel des choses, rien de ce que vous annoncez, madame, ne peut intervenir dans mon office. Le testament doit être appliqué selon les volontés de votre père. Et je vais, à présent, remettre la collection au prince Morosini !

Allant jusqu’à la porte du cabinet de travail, il la ferma soigneusement en expliquant :

— La chambre forte ne peut être ouverte que si le bureau est fermé.

Cela fait, il traversa la grande pièce après avoir pris la clef contenue dans l’enveloppe sans oublier le papier plié qui l’accompagnait, l’introduisit dans une moulure de la bibliothèque occupant le mur du fond : une épaisse porte doublée d’acier tourna lentement sur d’invisibles gonds entraînant avec elle son habile décor de faux livres et éclairant du même coup la chambre forte.

Celle-ci devait être presque aussi vaste que le cabinet de travail mais l’espace en était réduit par la douzaine de coffres alignés le long des murs.

— Chacun d’eux possède une combinaison différente, continua le notaire. Elles sont indiquées sur ce feuillet que je ne regarderai pas, ajouta-t-il en le tendant à Aldo.

Ce ne fut pas sans émotion que ce dernier pénétra dans ce lieu aussi sacré qu’un sanctuaire pour lui, dont son beau-père, un jour, lui avait fait les honneurs. Chaque détail de ce moment magique était gravé au burin dans sa mémoire. Et aussi son émerveillement devant les trésors qu’il avait découverts. Ainsi il entendait encore la voix précise de Kledermann disant, indiquant le premier coffre à main droite :

— Celui-ci renferme une partie des bijoux de la Grande Catherine et quelques joyaux russes de provenances diverses.

Aldo revoyait nettement les longs doigts manipulant les deux grosses molettes. Il l’imita, après un coup d’œil au code et commença à tourner : à droite, à gauche, encore et encore, à droite deux fois et encore à gauche. Le lourd battant s’ouvrit dévoilant une pile d’écrins dont il prit le premier frappé de l’aigle impériale russe. Il savait qu’il avait entre les mains la célèbre parure d’améthystes et de diamants de la Sémiramis du Nord…

Sa passion des pierres reprenant le dessus, il eut pour le noble écrin un geste caressant puis l’ouvrit… et, avec un cri, le lâcha comme s’il l’avait brûlé…

Il était vide.



7


Le testament

Un profond silence salua la découverte comme si chacun retenait son souffle.

Aldo se reprit le premier, saisi d’une sorte de frénésie, il sortit les écrins l’un après l’autre, les ouvrit, passa au coffre suivant pour faire la même affolante constatation. Vides ! Ils étaient tous vides !

Envolés les bracelets de Marie-Antoinette, et cet autre composé de diamants provenant du fameux collier de la Reine, envolée la parure de saphirs de la reine Hortense, envolés les nœuds de corsage de la Du Barry, envolées les fantastiques émeraudes d’Aurengzeb, le grand sautoir de la Reine Vierge, les girandoles de diamants de Marie Leczinska, le diadème de l’impératrice Eugénie, les trois diamants de Mazarin, le cimier de rubis de Charles le Téméraire et tant d’autres merveilles patiemment rassemblées par trois générations de collectionneurs aussi patients que riches…

Et soudain, Gaspard Grindel émit une sorte de gloussement :

— Ça, c’est amusant ! Voilà une collection qui ne sera pas difficile à protéger !

Il aurait été mieux inspiré de se taire. Le poing d’Aldo partit comme une catapulte et l’envoya au tapis trop étourdi pour se relever. Lisa poussa un hurlement et voulut se précipiter à son secours mais sa grand-mère la retint avec une force inattendue chez une femme que l’âge aurait dû fragiliser :

— Non, dit-elle. C’est une affaire d’hommes et tu n’as pas à t’en mêler ! D’ailleurs nous allons sortir toutes les deux si maître Hirchberg n’y voit pas d’inconvénient et n’a plus besoin de toi !

— Non, allez vous reposer ! approuva le notaire occupé à aider la « victime » à se relever avant de l’asseoir dans un fauteuil. Nous nous reverrons plus tard pour les signatures. Pour l’heure présente, la parole est à la police que nous attendrons ici après avoir refermé cette chambre forte… dont on pourrait dire qu’elle ne l’était pas tant que ça ! À moins que vous ne désiriez continuer l’inventaire des autres coffres, prince ?

Celui-ci refusa, il serait bien temps d’y procéder tout à l’heure avec les flics. On referma donc afin de débloquer la porte du bureau. Ce qui permit à Mme von Adlerstein d’emmener Lisa sur les pas de laquelle Grindel soudain ressuscité se précipita après avoir jeté un coup d’œil venimeux à son rival en lui prédisant qu’il le lui « paierait avec le reste ! ». Aldo resta seul en compagnie du notaire qui s’était emparé du téléphone.