Avisant le cabaret de laque posé sur un meuble d’appui, il l’ouvrit, prit deux verres ballons après avoir interrogé Hirchberg du regard, y versa une honnête ration de fine Napoléon hors d’âge, revint poser l’un d’eux sur le bureau, s’assit, huma un instant l’arôme exceptionnel en le réchauffant entre ses mains, en but une gorgée… et se sentit revivre. Amusé d’ailleurs de constater que le notaire se livrait au même cérémonial en y ajoutant un :

— Tudieu ! Cela réchoupille !

Puis sans lâcher son verre :

— Que pensez-vous de cette histoire ? Comment une collection de cette importance a-t-elle pu se volatiliser ? Et sans laisser de traces…

— Son importance ne fait rien à l’affaire… dès l’instant où l’on possède la clef du trésor. Et vous savez peut-être que Kledermann ne s’en séparait jamais et la portait à son cou attachée par une chaîne d’or. L’assassin n’a eu qu’à la cueillir… et venir une belle nuit se servir !

— C’est aussi mon sentiment mais il ne suffisait pas d’ouvrir la chambre forte. Les codes des coffres étaient les principaux obstacles. Et il n’est pas possible que ce soit chez moi qu’on se les soit procurés ! Le mien n’a pas été violé et vous avez pu constater que l’emballage du testament était intact.

Il avala une copieuse gorgée de cognac et Aldo comprit que lui était venue la crainte qu’on ne lui mette sur le dos une quelconque complicité.

— Personne n’en doutera, maître ! fit-il rassurant. Vous l’ignorez sans doute, mais celui que nous avons porté au tombeau hier avait peut-être été torturé. Ses mains n’étaient plus que des lambeaux. La résistance d’un homme à la douleur, même celle de mon beau-père, a ses limites. Et puis on a eu la faculté d’user de chantage en menaçant la vie de sa fille et de ses petits-enfants !

Le notaire laissa échapper un énorme soupir de soulagement… et vida son verre :

— J’ignorais cela ! En ce cas vous devez avoir raison !

— Mais bien sûr que j’ai raison !

Il trouva même un sourire pour appuyer cette affirmation mais, dans son for intérieur, la question restait entière. Que l’on eût pris la clef au cou de Moritz était plus que probable, les codes c’était différent ! Les lui avait-on arrachés d’une façon ou d’une autre ?… Si l’on acceptait cette hypothèse, pourquoi la substitution, à laquelle il croyait de plus en plus à mesure que passait le temps ?

La venue de la police apporta une diversion.

Ce fut assez bref. À l’officier qui se présenta en excusant son patron occupé ailleurs, maître Hirchberg fit le récit de ce qui venait de se passer. On rouvrit la chambre forte, puis cette fois on ouvrit tous les coffres. Pour arriver chaque fois à la même constatation navrante : la collection avait disparu, ne laissant que des écrins vides. Les policiers chargés des empreintes en emportèrent quelques-uns, photographièrent pratiquement tout dans la chambre forte, sans oublier les listes des joyaux fixées à l’intérieur de chaque coffre, ce qui permit à Aldo désolé de constater que la collection était encore plus fabuleuse qu’il ne le croyait – « sa » collection depuis peu, du moins officiellement –, ce qui le faisait trembler à la fois d’excitation et de colère. Et tandis que le travail se poursuivait, il recopia les listes avec l’aide obligeante de maître Hirchberg.

Quand ce fut fini, il déposa une plainte contre X en tant que propriétaire, après quoi les policiers se retirèrent. Aldo referma tout et mit clef et codes dans la poche intérieure de sa veste.

— Qu’allez-vous faire maintenant ? demanda le notaire.

— Dans l’immédiat rentrer à l’hôtel. Je ne crois pas que ma femme souhaite ma présence plus longtemps. Pour aujourd’hui tout au moins ! Puis-je vous poser une question avant de vous quitter ?

— Mais je vous en prie !

— La banque ? Qui va la diriger ? J’ai noté que mon beau-père avait fait don à son neveu de sa succursale française mais qu’en est-il du siège social et du reste ?

— Le Conseil d’administration demeure sous la direction du fondé de pouvoir qui va devenir directeur général. La princesse Morosini n’aura qu’une présidence honoraire. Chez nous, ajouta-t-il avec l’ombre d’un sourire, on ne saurait confier à une femme des affaires d’hommes.

— Grindel y siégera-t-il ?

— Il pourra… S’il se maintient dans le groupe en étant propriétaire il lui est loisible de se détacher mais je ne vois pas où serait son intérêt.

— Pourquoi Moritz ne lui a-t-il pas confié la direction générale ? Il est son neveu.

— Il était, corrigea maître Hirchberg qui tenait aux détails… Au point où nous en sommes, je crois pouvoir vous faire une confidence : il ne l’aimait pas, même s’il lui reconnaissait une certaine valeur professionnelle ! Voulez-vous que je vous ramène à l’hôtel ? J’ai ma voiture en bas ! proposa-t-il en remettant en place la montre qu’il venait de consulter.

— Volontiers ! Le temps de saluer cette grande dame qui est devenue ma grand-mère et que j’aime infiniment. Je suppose qu’elle ne va pas s’éterniser à Zurich et j’espère de tout mon cœur que Lisa l’accompagnera.

— Vous pourriez l’y obliger ! En dépit de cette délirante demande en divorce, elle est toujours votre femme légitime et comme telle vous doit obéissance !

— Je sais, mais c’est un droit qu’il me déplairait d’exercer. Elle ne me le pardonnerait pas !

— Hum !… Ne m’en veuillez pas de ma franchise mais je me demande si vous n’avez pas un peu trop tendance à inverser les rôles !

En sortant du cabinet de travail, ils trouvèrent Mme von Adlerstein sur le seuil de la porte, visiblement très soucieuse :

— Savez-vous que Frau Wegener est encore ici et que Lisa s’oppose formellement à son renvoi ? fit-elle d’une voix que la colère faisait trembler.

Aldo échangea un regard avec le notaire dont les sourcils se relevèrent de façon significative.

— Attendez-moi un instant, maître… ou plutôt venez avec moi. Où est-elle ?

— Dans la bibliothèque avec cette femme. J’ajoute que Grindel y est aussi !

— Allons nous joindre à la réunion !

Il bouillait intérieurement mais s’efforça au calme… Jamais encore il n’avait fait preuve d’autorité depuis qu’ils étaient mariés et il détestait y recourir mais il n’y avait vraiment pas d’autre moyen !

La première chose qu’il vit en pénétrant dans la pièce fut la Wegener qui s’apprêtait à lui injecter on ne sait quoi. Elle avait relevé un côté de la jupe de la jeune femme dans l’intention de planter l’aiguille dans le gras de la cuisse au-dessus du bas de soie noire.

— Lâchez ça ! ordonna-t-il en fonçant sur elle.

Surprise, elle émit un glapissement et abandonna la seringue qu’Aldo tendit au notaire en lui disant de l’emballer dans ce qu’il trouverait aux fins d’analyse. Mais déjà Lisa réagissait violemment !

— De quoi vous mêlez-vous ? Sortez ! Vous n’avez rien à voir ici !

Il nota au passage l’emploi nouveau du « vous » mais ne le souligna pas. Il se contenta de hausser les épaules :

— Croyez-vous ? riposta-t-il. Il me semble, à moi, qu’il est largement temps de remettre les choses en place entre vous et moi !

— Il n’y a rien à remettre en place ! Vous avez tout brisé, tout sali…

— Une minute, voulez-vous ? Accordez-moi de faire un peu de ménage… Sortez ! intima-t-il à l’infirmière puis à Gaspard qui, debout devant une fenêtre, regardait dehors à son entrée.

Naturellement celui-ci protesta :

— Pourquoi sortirais-je alors que vous amenez le notaire sans même demander à Lisa si cela lui convient ?

— Maître Hirchberg a bien voulu consentir à servir de témoin… et vous n’avez aucun profit à l’indisposer ! Alors prenez la porte bien gentiment ! Et embarquez votre… acolyte !

— Reste, Gaspard ! s’écria Lisa. Si quelqu’un doit s’en aller ce n’est pas toi. Je suis ici chez moi et j’y reçois qui je veux !

— Pas si je m’y oppose ! Je n’aurais jamais cru qu’un jour viendrait où je devrais vous le rappeler mais je suis votre époux…

— Plus pour longtemps et…

— Si vous voulez ! Il n’en demeure pas moins que jusqu’à ce que soient tranchés entre nous les liens civils et religieux – en admettant que vous y parveniez un jour, ce dont je doute fort ! – vous êtes « ma » femme et comme telle vous m’avez juré obéissance…

— Vous osez ?

— Oui, j’ose ! Et ne vous en prenez qu’à vous-même ! En conséquence de quoi vous priez votre cousin d’aller à ses affaires et d’emmener avec lui cette Wegener dont votre grand-mère ne supporte plus la présence chez elle et que moi je ne veux plus autour de vous !

Elle eut un petit rire qui passa comme un fer rouge sur les nerfs d’Aldo puis, le dédaignant, elle s’en prit à Mme von Adlerstein :

— Grand-mère ! Je ne vous aurais jamais crue capable de vous plaindre de moi à ce débauché !

— Jamais je ne me suis plainte de toi ! Et tu le sais parfaitement, mais tu sais aussi que cette femme m’est odieuse…

— Mais j’en ai besoin !

— Non ! On a réussi à t’en persuader… et c’est un désastre ! Tu n’es plus la même, Lisa ! Ce qui me navre ! Bien sûr tu es sous le coup de deux douleurs immenses auxquelles on ne peut que compatir : la perte de cet enfant et surtout celle de ton père mais ces blessures-là ce n’est pas à coups de drogue qu’on les soigne. C’est en les confiant à ceux qui nous aiment… On les laisse vous envelopper de leur tendresse… et de leur amour !

— Leur amour ? fit-elle avec amertume. Si vous faites allusion à celui de cet homme il y a longtemps déjà que je l’ai perdu ! Croyez-vous que je ne sache pas ce qu’il vaut, moi qui le regarde vivre depuis des années ? Je sais tout de lui : les noms de ses maîtresses, la durée de ses liaisons…