— Non, vous avez raison ! Je dois me consacrer à retrouver Moritz… et sa collection. Et nulle part Lisa ne sera mieux que dans vos montagnes !… Mais faites en sorte que Grindel ne puisse plus l’approcher ! Je sais qu’il est dans le collimateur de la police mais je le crois très capable d’y échapper…

Tout en parlant, il remontait l’escalier…

— Eh bien, où vas-tu comme ça ? s’enquit Adalbert. Tu pourrais au moins dire « bonsoir » ?

— Je ne vais pas me coucher ! Je vais seulement reprendre ma trousse de toilette et les quelques affaires que j’ai apportées. Je rentre avec toi à l’hôtel. Si je connais bien Lisa, elle n’aura de cesse, dès qu’elle sera réveillée, de repartir avec sa grand-mère et de rejoindre les enfants. Je ne veux pas lui faire prendre le risque de me rencontrer au détour d’un couloir !



8


Le nez de Plan-Crépin

— Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud ! déclara Marie-Angéline en déposant sur le lit de Mme de Sommières le plateau de laque où elle avait mis le paquet de lettres privées dont elle avait préalablement fendu les enveloppes et qui s’étaient entassées pendant leur absence ; elle-même se chargeant du reste du courrier.

— Comment l’entendez-vous, Plan-Crépin ? C’est votre messe matinale qui vous a inspiré cette pensée profonde ?

— Elle n’a contribué qu’à la renforcer, mais j’y ai songé tout le long de notre voyage de retour.

— Et alors ?

— Il faut profiter de l’absence de Gaspard Grindel pour visiter son appartement parisien. Le risque est inexistant puisque la police de Zurich l’a prié bien poliment de rester à sa disposition !

— Sans doute, mais qu’il n’y soit pas ne signifie pas qu’il n’y ait personne ! Un directeur de banque suisse doit avoir du personnel pour le servir. Surtout dans ce quartier où le moindre gratte-papier est nanti d’un valet ou au moins d’une bonne s’il ne veut pas être perdu de réputation !

— C’est ce que je saurai demain !

— Vous comptez sur le Saint-Esprit ?… Allons, ne faites pas cette tête-là ! Je plaisante ! Votre fameux service de renseignements a fonctionné, je suppose ?

— Oui. Eugénie Guenon, la cuisinière de la princesse Damiani…

— … qui nous a été si utile au moment de la mort de ce pauvre Vauxbrun ! Et elle habite avenue de Messine comme l’oiseau en question… seulement c’est au 9 si j’ai bonne mémoire et même si c’est en face – ce qui n’est pas certain –, l’avenue est plutôt large.

— La princesse a déménagé : elle est à présent au 12 où elle dispose de beaucoup plus d’espace.

Mme de Sommières se mit à rire :

— Avouez que c’est une personne bien accommodante !… ou alors vous avez de la chance !… Et, en admettant que vous réussissiez à vous introduire dans la place, qu’espérez-vous trouver ?

— En toute franchise, je ne sais pas… mais mon nez me dit qu’il pourrait y avoir anguille sous roche !

— Votre… nez ? émit la marquise, tellement suffoquée qu’elle ne trouva rien d’autre à ajouter.

Depuis qu’elle connaissait Marie-Angéline – et cela faisait un bail –, cet appendice, plus long que la normale et pointu, était aussi tabou que celui de Cyrano de Bergerac. Y faire référence équivalait à se condamner à plusieurs heures de bouderie, voire la journée entière. Et voilà que sa propriétaire elle-même en faisait état dans la conversation courante ?… Avec, en plus, une note de satisfaction tout à fait inattendue ?… À moins que…

L’esprit de Mme de Sommières s’évada, retournant à ce dernier déjeuner à l’hôtel Baur-au-Lac où Aldo leur avait présenté le professeur Oscar Zehnder qui venait de s’acquérir une place de choix dans la famille en faisant table rase des affirmations de Grindel – et de Lisa ! – concernant le corps de Moritz Kledermann. Il avait été tellement agréable ce repas pris dans la magnifique rotonde donnant sur les jardins ! Le personnage d’ailleurs était charmant. Sa voix douce sachant manier l’ironie sans cruauté, son sourire, ses manières parfaites, sa culture et son manque total de fatuité – alors qu’il pouvait espérer sans la moindre forfanterie recevoir un jour le prix Nobel ! – donnaient envie d’en faire un ami.

— J’aurais parié qu’il vous plairait ! lui avait chuchoté Aldo à l’oreille. Mais j’ai l’impression qu’il plaît encore plus à notre Plan-Crépin…

Ça, c’était sûr… mais le plus surprenant était que la réciproque se produisait ! Pendant toute la durée du repas, Aldo, Adalbert et elle-même avaient assisté médusés à une joute oratoire sur le mode aimable faisant assaut de culture aussi variée qu’étendue touchant l’histoire, la peinture impressionniste, la musique, les arts orientaux, les voyages, la cuisine, les vins, les jardins, l’opéra et une foule de sujets qui, en dépit de leur variété, semblaient ignorer tout de l’Égypte ancienne et des joyaux célèbres. En revanche, ils se découvraient, avec un visible plaisir, de nombreux goûts communs. Tant et si bien qu’en sortant de table, Aldo en offrant son bras à Tante Amélie avait murmuré :

— Vous croyez que ça va finir par un mariage ?

— Si je n’écoute que mon égoïsme, je t’avouerai que cela m’ennuierait beaucoup de perdre ma Plan-Crépin, mais en ce qui la concerne, elle pourrait tomber plus mal…

Adalbert non plus n’en revenait pas. D’autant qu’en raccompagnant leur invité à sa voiture, il avait nettement entendu Oscar confier à Aldo :

— … Vous savez qu’en remodelant légèrement son nez, elle serait charmante ? Elle a des yeux d’or, un joli teint, de belles dents, un sourire spirituel et des mains magnifiques ! Oui… en vérité, il faudrait une petite retouche quoique, avait-il ajouté d’une voix rêveuse, je me demande si elle ne perdrait pas une partie de sa personnalité ? Qui est exceptionnelle !

Or, quand Adalbert avait rapporté le propos à la marquise, l’intéressée n’était pas loin et, connaissant la portée exceptionnelle de ses oreilles, elle n’avait pas douté un instant qu’elle eût entendu. Sinon, pourquoi aurait-elle soudain souri au miroir du trumeau devant lequel elle arrangeait un vase de pivoines ?

Revenant à la conversation au point où elle en était quand Plan-Crépin avait fait cette glorieuse référence à son appendice nasal, Mme de Sommières demanda :

— Comment escomptez-vous réussir à vous introduire chez le sieur Grindel ?

— C’est ce que je ne sais pas encore, mais espère apprendre demain ou après-demain. J’ai pleinement conscience qu’il ne faut pas trop traîner au cas où le policier de Zurich déciderait de relâcher sa surveillance apparente pour voir où Grindel se rendrait.

— Ne vous serait-il pas plus judicieux d’attendre le retour d’Adalbert ? J’avoue que je serais plus tranquille si vous pouviez courir l’aventure en sa compagnie. Malheureusement il a suivi Aldo à Venise et on ignore quand il rentrera.

— Nous savons bien qu’il a juré de ne pas quitter notre Morosini d’une semelle jusqu’à ce qu’il soit sorti de cette affaire vaseuse… Je ferais mieux de dire que « nous » soyons sortis… soupira-t-elle.

Et impromptu, elle ajouta :

— Et surtout, ne téléphonons pas « discrètement » à ce cher Langlois pour le prier de m’adjoindre un de ses « petits jeunes » pour veiller à ma sécurité ! Il commencerait par m’interdire d’y aller et serait capable de m’attribuer un chien de garde pour être certain que je me tiendrais tranquille !

Cette fois Mme de Sommières se fâcha :

— Vous êtes sûre d’être dans votre état normal, Plan-Crépin ? Non seulement vous me prenez pour une idiote – et vous ne me l’envoyez pas dire !… – mais par-dessus le marché c’est vous qui donnez les ordres à présent ? Ce n’est pas parce que vous avez séduit un futur prix Nobel qu’il faut vous croire investie de la sagesse suprême !

Et, se levant avec agitation, la marquise alla s’enfermer dans la salle de bains en brandissant sa canne. Peut-être pour éviter la tentation de la casser sur le dos de l’audacieuse descendante des Croisés…

Si Marie-Angéline fut surprise de la manifestation d’humeur de sa cousine et patronne, celle-ci le fut plus encore quand, après avoir claqué la porte, elle se retrouva assise sur le bord de la baignoire. Était-ce assez ridicule !… Qu’est-ce qui avait bien pu lui prendre de faire cette sortie dans le style théâtre de boulevard ? Sans doute Plan-Crépin avait-elle quelque peu inversé les rôles en lui donnant un ordre… ou quelque chose d’approchant, mais il n’y avait quand même pas de quoi en faire une montagne ! Alors ?

Peut-être parce que depuis un an son univers s’était mis à tourner à l’envers avec l’entrée en scène de ce gentil milliardaire texan à la poursuite de la magnifique mais désastreuse Chimère des Borgia pour les beaux yeux d’une cantatrice aussi vénéneuse que douée. Puis il y avait eu l’arrivée des Belmont et surtout celle de Pauline plus amoureuse d’Aldo que jamais et qui avait éveillé chez lui un intempestif retour de flamme, leur nuit dans l’Orient-Express puis leur enlèvement, elle d’abord, lui ensuite… et puisqu’on en était aux jeux redoutables de l’amour, le coup de folie d’Adalbert pour ladite cantatrice qui l’avait mené au bord du suicide, et pour couronner le tout le drame de la Croix-Haute d’où Aldo n’était sorti que pour voir sa femme se jeter dans les bras de son cousin Grindel et de s’abattre une balle dans la tête…

Cela ne s’était pas arrangé, bien au contraire ! Lisa était parvenue au bord de la démence par les manigances d’une clinique douteuse et vouait à son mari une rancune maniaque entretenue par ledit cousin en qui elle s’obstinait à voir une sorte d’archange. Enfin la disparition de son père, le banquier Kledermann, que l’on venait d’enterrer en grande pompe… pour découvrir presque aussitôt que ce n’était sûrement pas lui mais qu’en revanche ce n’était pas une imitation de sa fabuleuse collection de joyaux chargés d’histoire qui s’était volatilisée ! Pour finir – cerise sur le gâteau ! – sa Plan-Crépin, qui barbotait au milieu de cette pagaille comme un canard dans sa mare, oubliait joyeusement qu’elle se croyait amoureuse d’Adalbert pour coqueter avec un as helvétique de la chirurgie réparatrice qui avait l’air de la trouver à son goût ! Et voilà qu’elle songeait plus ou moins à cambrioler l’appartement du cousin !