— Tu as un certain culot de me le reprocher ! À moi le sale travail tandis que Monsieur n’avait rien d’autre à glander que tendre les bras et prodiguer ses consolations à la belle ! C’est un peu simplet ! Seulement moi, mon vieux, je ne suis pas Guillaume Tell !

— Tu l’as d’ailleurs manqué d’un cheveu et tu l’as tout de même expédié à l’hôpital pour un bon moment ! fit « l’ancêtre » sur le mode apaisant. Et revenant à Gaspard : Tu es injuste ! Le coup était beau puisque l’homme a été atteint à la tête et ce n’est pas la faute de ton frère s’il se trouvait dans une ville de province un champion de la chirurgie crânienne ! C’est un manque de chance, voilà tout. Mais la chance elle tourne et une occasion peut se représenter ! Et cette fois Mathias ne le loupera pas !

— Je sais ça, père ! Il n’en reste pas moins que ce n’est pas le plus important pour le moment. On m’a accordé quinze jours. Quatre ont déjà passé. Et je ne sais même pas où mon « associé » entend procéder à l’échange : la moitié de la collection contre le cadavre – l’authentique cette fois ! – de Kledermann ! Rien ne m’assure que ce n’est pas un piège et que je ne vais pas me faire assassiner !

— Ce n’est pas son intérêt, rassura Mathias. Ai-je rêvé ou a-t-il évoqué la collection Morosini ?

Grindel haussa les épaules et alla se resservir.

— Qu’est-ce qui me dit que ce n’est pas un leurre destiné à me rendre confiance ? Il doit forcément se douter que la mienne en a pris un sacré coup ! Il est habile, crois-moi ! C’est un excellent comédien. Quand j’ai fait sa connaissance au casino de Campione d’Italia où je venais de me faire ratisser jusqu’à l’os… et même un peu plus parce que j’avais joué… plus que je ne possédais…

— L’argent de ta banque ?

— En quelque sorte !… il s’est montré d’une incroyable gentillesse… au point de me rendre ce que j’avais perdu. Contre lui d’ailleurs !

— On sait ça ! grogna Mathias. Et ça ne t’a pas paru suspect ? À moins d’avoir affaire à une réincarnation de saint Vincent de Paul ou de saint François d’Assise, il ne doit pas y avoir sur terre un seul joueur capable de rendre son gain !

— Pourquoi pas ? fit Schurr. Dès l’instant où l’on sait à qui l’on s’adresse. Un banquier d’abord et ensuite le neveu d’un milliardaire possesseur d’une des plus belles collections de joyaux au monde ! Il avait dû repérer ton frère depuis un bout de temps ! De toute façon, ce n’est pas l’heure de noyer le poisson. Il faudra faire face à la situation telle qu’elle se présente : connaître le point de rencontre… et s’y rendre ensemble ! Ce pourrait être Lugano ? C’est chez lui. Il se méfierait moins.

— C’est justement le problème : la rencontre ! Il va falloir que je retourne avenue de Messine où je ne me sens plus en sécurité…

— Ce n’est pas obligatoire. Si tu as la possibilité de l’atteindre, n’attends pas la fin du délai et appelle-le… Dans trois ou quatre jours par exemple, sans jouer l’affolement bien entendu mais en laissant entendre que tu redoutes d’être surveillé. Tu pourrais préciser que tu ne verrais aucun inconvénient à poser les jalons en vue de vous approprier la collection du Vénitien, après quoi…

— Si on allait se coucher ? coupa Mathias en s’étirant. Moi j’ai sommeil… et mes nuits sont excellentes. Mais je ne vous empêche pas de continuer à vous creuser la cervelle ! Vous me raconterez vos conclusions au petit déjeuner… Je vous souhaite une bonne nuit !

— Tu vas faire un tour au jardin ? demanda Schurr.

— Ma foi non. Je n’en vois pas l’intérêt ! D’autant qu’il commence à pleuvoir ! ajouta-t-il en approchant de la fenêtre sous laquelle les deux observateurs se firent tout petits. Mais c’était pour la fermer et ils respirèrent mieux. D’ailleurs de grosses gouttes d’eau commençaient à tomber.

— Filons d’ici ! souffla Adalbert…

Ils gagnèrent le couvert des arbres afin d’être visibles le moins possible puis se courbèrent le long du muret précédant la grille qu’Adalbert avait eu la précaution de ne pas refermer, se glissèrent dans l’entrebâillement et, une fois hors de vue, se redressèrent pour rejoindre la voiture, mais à cet instant, Aldo s’arrêta, sortit la lettre de sa poche et revint sur ses pas pour l’introduire dans la boîte de la grille, après avoir sali le coin du timbre.

— Qu’est-ce que tu fabriques ? appela Adalbert.

— J’allais oublier l’épître… J’ai écrit dedans : « Surtout ne rentrez pas chez vous ! »

Ils tournèrent le coin de la rue juste à l’instant où l’orage se déclenchait. Un gros nuage creva au-dessus d’eux et le temps de s’engouffrer dans la voiture ils étaient déjà trempés. Portières et vitres closes, ils restèrent sans parler, se contentant de s’essuyer avec les chiffons – propres ! – qu’Adalbert gardait toujours en cas de panne. Isolés comme dans une bulle au milieu des rafales, ils s’efforcèrent de mettre de l’ordre dans leurs idées après les découvertes que leur équipée leur avait offertes. Puis Aldo alluma une cigarette et une autre qu’il mit d’autorité au coin de la bouche de son ami, tira deux ou trois bouffées et enfin remarqua :

— Ça a l’air de se calmer ! Tu pourrais peut-être essayer de démarrer ? On ne va pas passer la nuit ici !

— Quelle heure est-il ?

— Mets le contact ; on n’y voit rien… pas loin de onze heures, annonça-t-il quand la pendulette du tableau de bord s’alluma. Il serait temps de rentrer, si toutefois ton moteur n’est pas noyé.

— Mes moteurs ne sont jamais noyés ! ronchonna Adalbert. C’est un principe ! Et je conseille à celui-là de s’y conformer !

Aldo sourit intérieurement. Il savait que c’était à cause de lui que son ami avait acheté cette grosse Renault si confortable afin de pouvoir le véhiculer dans les meilleures conditions après sa blessure à la tête mais qu’il n’en gardait pas moins son cœur à sa petite Amilcar rouge et noir qui l’attendait sagement au garage sous sa housse protectrice…

De fait, la voiture démarra sans se faire prier et, après un demi-tour savant, on reprit le chemin du parc Monceau. Ce ne fut que quand on atteignit les quais de la Seine qu’Adalbert prit la parole :

— Si j’ai bien compris tu as vu ta famille s’agrandir ce soir ? C’est un peu inattendu !

— Comme tu dis, et je t’avoue que j’essaie de recaser les pièces de l’échiquier. Et d’abord d’où sort ce noble vieillard – fort beau d’ailleurs avec sa tête d’empereur romain – que Grindel appelle père ? Sa concierge m’a confié qu’il s’agissait d’un ancien serviteur de ses parents et je n’ose pas penser…

— Que l’un n’empêche pas l’autre ? Qu’est-ce que tu sais au juste sur Grindel qu’on ne voyait pratiquement jamais mais dont on connaissait l’existence sous le vocable du « cousin Gaspard » ? Comment est-il le neveu de Kledermann ? S’il l’est réellement !

— Par sa mère. Mon beau-père n’avait qu’une sœur, morte il n’y a pas tellement longtemps. Elle avait épousé un magistrat et habitait Berne. On a brillé par notre absence à l’enterrement : Lisa était enceinte jusqu’aux yeux et nous on était en Amérique. Le mari, lui, était mort depuis vingt ans ! Il était nettement plus âgé qu’elle je crois.

— Et voilà pourquoi votre fille est muette ! ironisa Adalbert. Je m’étonne que tu n’aies pas trouvé ça tout seul ! Le magistrat n’était peut-être pas aussi vaillant qu’il l’espérait et c’est le beau chauffeur qui s’est dévoué. Gaspard a été conçu pendant son règne et Mathias sans doute après avec davantage de discrétion sinon ils porteraient tous les deux le même nom ! Et d’ailleurs celui-là est plus jeune que son frère.

— Ce qui m’étonne surtout c’est que Grindel sache qu’il n’est pas le fils du magistrat et n’ait pas l’air d’y voir d’inconvénient. Il semblerait même porter une certaine affection à ce frère hors du commun.

— Pourquoi pas ? Au fond, cette histoire ressemble assez à celle du gamin du pauvre Vauxbrun(7). François adorait celui qu’il appelait son parrain et n’était pas loin de détester son président de père putatif !

— Tu as raison. Je sais par Lisa que sa tante… Belinda – c’est son nom ! – avait été très belle. Elle devait être aussi très intelligente et aimer Schurr assez profondément pour révéler la vérité à son fils afin qu’il sache qu’en dehors de son oncle Moritz Kledermann, il lui restait une famille cachée. Au fond, c’est ça qui me surprend le plus : il existe une véritable affection entre ces trois hommes…

— Le malheur, c’est qu’ils nourrissent tous les trois un égal dédain pour l’amour du prochain et même la simple honnêteté !


Ainsi qu’ils s’y attendaient, personne n’était couché quand ils rentrèrent rue Alfred-de-Vigny. Installées à leur places habituelles dans le jardin d’hiver dont une des verrières était ouverte pour laisser entrer les senteurs du parc Monceau réveillées par le passage de l’orage, Mme de Sommières faisait des réussites – ou plutôt faisait semblant ! – tandis que Marie-Angéline se précipitait vers le vestibule au moins une fois toutes les dix minutes puis revenait s’asseoir sur la chaise basse qu’elle affectionnait, reprenait le livre qu’elle avait laissé, y jetait un coup d’œil avant de le retourner sur ses genoux en poussant un soupir… puis recommençait son manège. Ce qui amenait peu à peu la marquise à la limite de l’exaspération :

— Pour l’amour du ciel, Plan-Crépin, tenez-vous tranquille au moins… une demi-heure si ce n’est pas trop vous demander ! Vous me donnez le tournis et vous ne les ferez pas venir plus vite !

— C’est que j’ai vraiment un mal de chien à me maîtriser ! Ils auraient pu passer par ici avant de filer je ne sais où en se contentant de nous faire avertir par Romuald ! Ce n’est pas si loin ! ajouta-t-elle d’une voix plaintive. Oh, Seigneur Dieu, les voilà !

La cloche du portail se faisait entendre, en effet, et elle courait déjà à travers les salons.