- De moi... ou de sa stupidité ? En outre, il n'était pas mon roi. Le mien, c'est celui qui sera Louis XVIII...

- S'il en a le temps, gronda Batz. Et maintenant, misérable, tire ton épée et viens te battre ! Je compte jusqu'à trois. Un... deux...

Il n'eut pas à compter trois. Lemaître avait sorti son arme et se dirigeait vers l'endroit choisi par le baron. Celui-ci remit son pistolet à sa ceinture. L'instant suivant tous deux tombaient en garde.

- On n'y voit rien ! se plaignit Lemaître.

- Vous trouvez ? Moi j'y vois parfaitement. Auriez-vous la vue faible ? Allons, défendez-vous !

Le combat s'engagea, furieux, mais il fut vite évident qu'il était inégal. Batz n'était pas pour rien du même sang que d'Artagnan et il était peut-être la meilleure lame de France.

- Seigneur, s'écria-t-il en riant, vous tenez votre épée comme un cuisinier sa broche ! Rien d'étonnant à ce qu'un duel ne vous tente guère. C'est pourtant votre seule chance... Allons, du nerf!

Sous la raillerie l'ancien avocat au parlement de Normandie se laissa emporter par la colère et Batz essuya deux ou trois attaques pas trop maladroites. Jugeant alors que l'affaire avait assez duré, il se fendit en se baissant avec une rapidité fulgurante et son épée s'enfonça dans le corps de l'autre qui, avec un cri étouffé, chancela et s'abattit dans l'herbe enneigée. Mais il n'était pas mort et Batz répugnait à l'achever. Il le haïssait, sans aucun doute, mais c'eût été se déshonorer à ses propres yeux que lui assener le coup de grâce... comme de le faire basculer dans le fleuve. Alors, il alla chercher le cheval de Lemaître, mit celui-ci en selle en l'attachant avec les rênes et claqua la croupe de l'animal :

- A Dieu de décider s'il doit vivre ou mourir ! murmura-t-il. A l'autre maintenant !

Et il revint vers la maison où personne n'avait bougé, où tout était comme à la sortie de Lemaître. Il la regarda un moment, hésitant sur ce qu'il convenait de faire en songeant qu'il serait sans doute difficile de faire parler Montgaillard. Il l'avait vu tout à l'heure résister aux menaces de son visiteur et il imaginait mal de soumettre un grand blessé à un traitement suffisamment douloureux pour lui délier la langue. En outre, il fallait compter avec le pistolet de la dame et peut-être aussi avec l'abbé du Montet qui mangeait tout à l'heure de si bon appétit. Ce n'était pas aisé d'investir seul une maison qui n'était pas tout à fait sans défense.

C'est alors que le Ciel vint à son aide : la porte s'ouvrit et l'abbé du Montet parut, une pipe au bec. Il s'arrêta un instant sur le seuil, regardant le ciel et se frottant doucement l'estomac. Il éprouvait visiblement le besoin d'aider par quelques pas une digestion un peu difficile. La neige ayant cessé de tomber et le temps n'étant pas trop froid, il descendit le jardin, poussa la barrière et se dirigea vers l'endroit précis où les deux hommes s'étaient battus précédemment. Dissimulé sous un bouquet d'arbres qui poussaient un peu plus loin, Batz le regardait approcher avec une intense jubilation : celui-là était en parfait état et le fait qu'il soit un prêtre ne l'arrêta pas longtemps. Après avoir mis sa conscience en repos au moyen d'un rapide signe de croix, Batz bondit sur le petit abbé, l'empoigna et le ramena dans son repaire en prenant bien soin de lui fermer la bouche d'une main vigoureuse. Arrivé à destination, il jeta sa proie à terre et remplaça sa main par son mouchoir roulé en boule tout en appuyant son genou sur le ventre de sa victime pour l'empêcher de bouger.

- Là ! fit-il avec satisfaction. A présent nous allons parler ! Croyez bien, l'abbé, que je suis désolé de vous faire subir un traitement un peu désagréable, mais mes intentions sont pures et ne visent nullement à vous envoyer vers le Seigneur plus tôt que prévu...

- Hon... hon... hon ! émit sa victime en roulant des yeux blancs exorbités.

- Vous avez raison, sourit Batz. Il est ardu de parler avec un bâillon et je suis tout prêt à vous l'enlever si vous promettez de ne pas crier. D'ailleurs je suis bien sûr qu'en regardant ceci vous saurez vous montrer raisonnable, ajouta-t-il en lui mettant le pistolet sous le nez. Alors, j'enlève le mouchoir et je vous rassure tout de suite : il n'avait pas servi.

- Hon, hon hon... répéta du Montet en hochant affirmativement la tête. Puis il ajouta une fois libéré : " Me direz-vous ce que vous me voulez ? Je suis prêtre et ce n'est pas une manière de traiter un homme de Dieu... "

- Vous ne pensez pas qu'un homme de Dieu qui participe à un enlèvement n'agit pas tout à fait sous influence divine ? ..

- Un enlèvement ?

- Vous savez très bien de quoi il est question, mais pour l'instant mon propos n'est pas de revenir là-dessus. Ce qui m'intéresse, c'est de savoir dans quelles circonstances votre précieux maître a été blessé ?

- Il n'y a pas là grand mystère : nous traversions la Forêt-Noire quand des brigands nous ont attaqués et dévalisés. M. le comte a été blessé en nous défendant...

- Attaqués et dévalisés ? Savez-vous que le mensonge est un grand péché, monsieur l'abbé ?

- Je ne mens pas !

- Allons, allons ! Qu'on vous ait attaqués je le veux bien, niais dévalisés c'est faux. Ou alors expliquez-moi comment vous avez pu arriver au Sauvage avec une voiture que vous meniez vous-même, vos bagages intacts et la bourse pleine... Alors il va falloir trouver autre chose !

- Vous... vous ne pourriez pas ôter votre genou ? Il me comprime douloureusement le gaster et...

- La gourmandise aussi est un péché et je vous ai vu à l'ouvre tout à l'heure ! A confesse vous en aurez bien pour trois ou quatre chapelets.

Puis, abandonnant le ton du badinage pour celui de la sévérité, Batz reprit sans bouger d'un pouce :

- Ecoutez-moi bien, l'abbé ! Vous savez qui je suis puisque vous étiez de ceux qui m'ont mis à mal à Chatsworth...

- Non ! Non, Dieu m'est témoin que je n'y étais pas... Je... j'attendais au port...

- A Skegness, tout seul ?

- Non... à Zeebrugge.

- C'était prudent. Ensuite ? Où êtes-vous allés ?

Du Montet serrant les lèvres comme pour empêcher les paroles de les franchir, la voix de Batz se fit plus dure :

- Il va falloir parler, l'abbé. Je suis gentilhomme et vous le savez, mais j'ai besoin de savoir et sur mon honneur, je n'hésiterai pas à vous faire souffrir si vous ne vous décidez pas. Et vite ! ajouta-t-il en pesant plus lourdement sur sa victime qui eut une sorte de râle :

- Je... je vais vomir !

- Cela aurait l'avantage de vous soulager cependant comme je déteste être souillé, je vais trouver autre chose, reprit-il en déplaçant son genou tout en tirant un poignard qui vint remplacer le pistolet.

- Non... Non, je vous en prie ! Au nom du Seigneur !

- Ne le mêlez pas à cette histoire sordide. Où êtes-vous allés après Zeebrugge ?

- Un château près de... Malines où M. le comte a des intelligences. Nous y sommes restés plusieurs mois.

- Pourquoi ?

- L'enfant était malade. Il avait besoin de soins. Je m'en suis occupé pendant que M. le comte retournait en Angleterre. Quand il est revenu tout allait bien et nous avons repris notre route...

- Vers où ?

- Vers ici même. M. le comte pensait que dans sa maison et mêlé à ses enfants, le...

- Le Roi ! Osez donc le dire ! jeta Batz méprisant.

- Le Roi serait mieux caché. Quelqu'un a dit : " Les secrets gardés par la lumière sont de tous les mieux cachés... ".

- Belle phrase et grande parole mais il apparaît que vous n'avez jamais réussi à l'amener ici. Alors que s'est-il passé au juste dans... la Forêt-Noire ? Allons, respirez un peu, mais surtout restez couché commanda Batz en se relevant et en reprenant son pistolet.

L'abbé poussa un soupir de soulagement et recommença à se frotter le ventre en grimaçant.

- Encore un petit effort ! encouragea Batz. Nous y sommes presque.

- Je ne pourrais pas m'asseoir ?

- Si vous voulez mais un mouvement de trop et vous êtes mort. D'ailleurs avec cette bedaine vous ne devez pas courir bien vite.

- Merci ! Voilà ce qui s'est passé. Nous faisions réparer une roue à Bad Krozingen, à trois lieues sous Fribourg, et il y avait là des soldats qu'à leur uniforme gris et au brassard blanc porté au bras gauche et orné de trois fleurs de lys noires, nous avons reconnus comme appartenant à l'armée du prince de Condé. Avec eux deux chevaliers de la Couronne qui en sont l'avant-garde... Un jeune officier les commandait, que M. le comte n'avait pas encore aperçu parce qu'il s'occupait à faire presser la réparation, mais l'enfant, lui, l'avait vu. Il faut dire que ce jeune homme portait le cordon bleu sur son uniforme. L'enfant a sauté de la voiture et couru vers lui :

- " Mon cousin, a-t-il crié, reconnaissez-moi et sauvez-moi ! Je veux être avec vous... " Ce jeune homme était le duc d'Enghien...

- Et il l'a reconnu ?

- Sans hésiter, et au grand dam de M. le comte qui tenta d'expliquer qu'il s'agissait d'une erreur, d'une ressemblance... que l'enfant était son fils dont la maladie récente avait dérangé l'esprit... Rien n'y a fait ! Le petit citait des lieux, des jours mais il n'en avait même pas besoin : le siège du prince était fait : il déclara à M. le comte qu'il allait conduire son " cousin " au prince de Condé [xiv] et qu'il invitait le prétendu père à le suivre pour répondre de sa conduite. Alors M. le comte a pris feu et s'est mis en colère, il voulut reprendre l'enfant de force et même, dans sa fureur, il a levé un poignard sur le jeune duc. Un des chevaliers de la Couronne a fait feu... Ensuite on m'a aidé à mettre le blessé dans la voiture et je suis monté sur le siège parce que notre cocher, peu désireux d'être pris entre deux feux, avait choisi la fuite. La roue était réparée par chance et nous avons pu prendre le large. J'ai entendu le duc donner l'ordre de ne plus tirer ! Vous savez le reste !