- Je le sais. Pourquoi me demandez-vous cela ?

- Pour savoir s'il est dans vos intentions de la rencontrer avant le soulèvement. Je ne l'ai pas beaucoup vue, mais je crois que vous lui manquez cruellement...

- Elle me manque à moi aussi, fit Batz la mine soudain assombrie, mais je ne la verrai pas avant le combat. Dieu seul sait ce qu'il en pourra sortir. Je peux être tué... ou emprisonné, et je refuse l'idée qu'elle puisse s'y trouver mêlée de quelque façon que ce soit. Ce qu'elle fait au Temple est déjà suffisamment dangereux mais je pense que c'est pour elle un bonheur. Aussi ne 1'approcherai-je pas et je ne veux pas qu'elle se doute de quoi que ce soit...

- Ce n'est pas moi qui le lui dirai.

- Je le sais. Pourtant, Pitou, s'il arrivait que je n'en sorte pas vivant, vous chargerez-vous d'un message pour elle ?

- Cela ne se demande pas.

- Alors vous lui direz... que je l'aime comme jamais au monde je n'ai encore aimé...

- Pas même Marie ?

- Pas même Marie et Dieu sait de quelle blessure sa mort m'a frappé....

Sans rien ajouter, Batz tourna les talons et partit en courant, laissant Pitou revenir d'un pas songeur vers son public.

Le scrutin du lendemain fut tel que l'avait prévu le baron. La nouvelle Constitution recueillit 914 853 oui contre 41 892 non. Quant au décret des deux tiers, il fut approuvé par 167 650 oui contre 95 373 non et les rues de Paris se mirent à gronder, mais la Convention, délivrée d'un gros souci, ne sembla pas s'en apercevoir, trop occupée qu'elle était à décréter l'annexion de la Belgique et à diviser le pays en neuf départements. Simplement, elle ordonna des renforts de police. Ce qui n'allait rien arranger du tout.

Le 12 vendémiaire, vingt-six sections se rangent aux côtés de la section Le Pelletier qui crée un comité d'insurrection et envoie des émissaires dans les départements pour les inviter à rejoindre les Parisiens révoltés. Car, cette fois, ce sont bien les citoyens de la capitale, ceux qui forment le vrai peuple - commerçants, artisans, petits bourgeois, intellectuels -, que rejoignent les royalistes échappés aux prisons de Robespierre et tous ceux qui espèrent voir luire prochainement une nouvelle aurore. Batz est de ceux-là. Avec l'un de ses amis, le jeune Charles de Lallot que la nature a doué d'un étonnant talent oratoire et qui est vice-président de Le Pelletier, il va mener le combat pendant deux jours...

Effrayée, la Convention fait alors appel à cette lie du pavé où se trouvent encore nombre de massacreurs des prisons de 1792, armée à laquelle on joint les quatre mille hommes de troupe cantonnés aux Sablons sous le commandement du gêné rai Menou... qui est tout acquis aux insurgés. On s'en rendra compte quand les défenseurs de la Convention tentent d'investir la section Le Pelletier au coin des rues Vivienne et des Filles-Saint-Thomas. Menou parlemente fort civilement avec le jeune Lallot qui n'a aucune peine à le convaincre du bon droit de ses compagnons et l'invite à les rejoindre " comme tous les gens de cour lassés par les délires de la Convention ".

Celle-ci fait alors amener des canons et bientôt le Carrousel, la place de la Révolution, les Champs-Elysées sont changés en parc d'artillerie. Dans la nuit, sous une petite pluie fine et déjà froide, les préparatifs redoublent.. On bat la générale dans Paris mais les faubourgs sont silencieux. Aux Tuileries, la Convention ne dort pas. Elle a destitué Menou et confié sa défense à Barras, mais celui-ci se connaît bien et les vertus militaires ne sont guère son fait : animer un débat ou conduire une intrigue, voilà qui lui convient. Pas mener des troupes à l'assaut surtout quand il s'agit de les lancer contre leurs frères naturels. Mais il pense connaître l'homme de la situation : un petit général corse qu'il a vu à l'ouvre au siège de Toulon où il faisait merveille. Il a peu d'apparence et un fort mauvais caractère car, après avoir commandé à l'armée d'Italie de janvier à mars, il s'est fait rayer des cadres et s'apprête à partir pour la Turquie afin d'y réorganiser l'artillerie du Sultan. Ce Napoléon Bonaparte devrait savoir manier des canons et il le fait chercher.

L'idée n'est pas mauvaise, aussitôt le petit général donne des ordres clairs et précis : les soldats des Sablons sont groupés autour des Tuileries, mais les sectionnaires pourraient s'emparer des canons des Champs-Elysées et Bonaparte envoie son ami, le chef d'escadrons Murât, les récupérer et les disposer là où ils seront le plus efficaces.

Quand le jour du 13 vendémiaire se lève, le ciel s'éclaircit et le soleil s'annonce. Il apparaît vers deux heures, quand s'ébranlent les hommes des sections, mais celles-ci sont dispersées sur divers points de la capitale et surtout elles n'ont pas de commandement unique...

Vers quatre heures, les premiers coups de feu sont tirés par les sectionnaires dans la rue Saint-Honoré, près de l'église Saint-Roch. La lutte est particulièrement chaude près du Pont-Neuf et dans la rue des Petits-Champs où les conventionnels doivent enlever à la baïonnette une barricade. En quelques minutes, la rue Saint-Honoré est jonchée de cadavres, les boulets sifflent sur le Palais-Egalité et les marches de l'église Saint-Roch où l'on a amené des canons sont emportées par Bonaparte en personne. Une colonne entière des sections Le Pelletier et de la Butte-aux-Moulins est anéantie. Batz est là. Sa célèbre voix de bronze a tonné tout le jour pour encourager ses compagnons mais elle ne peut rien contre celle des bouches à feu et, blessé, il devra s'enfuir par l'intérieur de l'église qu'il connaît si bien. Un instant, un seul, son regard aura croisé l'acier bleu de celui du vainqueur...

Car tout est fini maintenant. Vers sept heures, à l'arrivée de la nuit, le tir a cessé. Jusqu'à ce que revienne le jour, l'espoir de réussir subsistera. Sur son terrain, la section Le Pelletier s'apprête à combattre mais, au matin, tous les braves gens qui l'ont suivie songent plutôt à chercher leurs morts et à soigner leurs blessés. Vers onze heures le lendemain, la " citadelle " est investie, elle devra se rendre sous peine d'être mitraillée jusqu'à ce qu'il ne reste d'elle qu'un monceau de pierres et de cadavres... Tout est fini !

Pour le parti royaliste, ce fut un terrible échec d'où il sortit désemparé. La République, elle, était sauvée. Momentanément tout au moins, car elle venait de donner la preuve de sa faiblesse et elle se sentait presque aussi mal en point que son rival. H avait suffi d'un homme, un seul, pour qu'elle surmonte cette grave crise. Sans cet inconnu d'hier elle eût été balayée par la vague des mécontents et cela ne s'oubliera pas, le coup d'Etat pouvant être un art qui s'apprend vite.

Pour l'instant, reconnaissante et soulagée, elle nomma général de division et commandant en chef des armées de l'Intérieur le petit général maigre dont la prononciation du nom restait incertaine. Elle nomma aussi une commission militaire poui juger les royalistes convaincus d'avoir contribué à l'insurrection, et celle-ci travailla rapidement. Parmi ceux que l'on arrêta se trouvait Lemaître...

En renonçant à le jeter à l'eau après lui avoir planté son épée dans le corps, Batz lui avait permis de vivre encore. Ses complices qui avaient quitté le Sauvage pour aller à sa rencontre sur la route de Rheinfelden, l'avaient effectivement retrouvé, ramené à Baie chez le médecin qui avait soigné Montgaillard et, comme la blessure n'était pas mortelle, il avait suffi de quelques semaines pour le remettre sur pied. Il était alors rentré à Paris où, depuis la chute de Robespierre, sa femme - car il en avait une ! - habitait un petit appartement rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie. Ce fut là qu'on l'arrêta en même temps que plusieurs autres membres de l'agence royaliste de

Paris que le comte d'Antraigues dirigeait toujours depuis Venise. Mais, de façon tout à fait inexplicable, on relâcha ses complices et Lemaître seul fut condamné à mort. Il monta à son tour sur cet échafaud dont il avait empêché Batz de sauver le Roi. L'agence de Paris n'existait plus et son chef direct, le chevalier des Pommelles, toujours en liberté, entreprit de l'oublier en buvant plus que de raison.

CHAPITRE X

MADAME S'EN VA

Les journées de vendémiaire, Laura les vécut en traversant une suite de moments d'inquiétude et d'espérance. Inquiétude pour Batz dont, par Pitou, elle avait su qu'il s'y jetait à corps perdu, espérance pour Marie-Thérèse Charlotte : si la révolte en grande partie royaliste l'emportait, ce serait enfin pour elle la sortie d'une prison qui, même si elle s'était faite infiniment plus douce, n'en demeurait pas moins ce qu'elle était.

Pendant ces jours, elle ne quitta pas la rue du Mont-Blanc et vécut enfermée chez elle. Joël Jaouen, pour une fois, avait imposé son point de vue :

- Souvenez-vous du 10 août ! rappela-t-il. Si vous tentez d'aller au Temple, même à la Rotonde, vous risquez d'être blessée ou pis encore et ce serait stupide. On a certainement doublé au moins les défenses de la Tour et aucune visite ne doit être admise.

- Vous savez que je déteste rester là à tourner en rond...

- Peut-être mais pour le bien de tous, vous vous y résignerez. D'ailleurs, je vous informerai.

- Vous y allez ?

- Bien entendu. Soyez rassurée ! Je serai vos yeux et vos oreilles... et je serai prudent.

Il fallut bien s'en contenter et, durant deux jours, Laura et Bina -celle-ci ne quittant plus sa peur que pour plonger dans la prière -tournèrent en rond avec pour seule distraction une visite affolée de Julie Talma dont l'époux avait disparu depuis deux jours et qui s'imaginait -Dieu sait pourquoi ! - qu'il avait pu venir chez Laura. Détrompée, elle finit par un déluge de larmes et de cris que Laura ne sut comment calmer mais que Bina, revenue sur terre au bruit, soigna avec une grande compétence au moyen d'une paire de claques et d'un petit verre de rhum dont Jaouen avait toujours une réserve en cas. Le traitement plut à Julie qui réclama un second verre.