Ce procès, personne n'avait envie de l'instruire, surtout ceux qui se sentaient la conscience chargée. On pensa, en haut lieu, que la meilleure solution serait peut-être d'" oublier " le trublion dans sa prison quand on les " instruisit qu'il s'était muni d'un huissier pour leur faire signifier juridiquement sa demande formelle d'être mis en jugement ou en liberté selon la loi expresse sur laquelle était fondée cette demande ".

Le plus incroyable est que cet invraisemblable coup d'audace lui valut la liberté. L'histoire avait fait le tour de Paris à la vitesse d'un courant d'air et Batz avait tous les rieurs de son côté. Aussi, chaque matin, une petite foule se pressait-elle devant les portes du Plessis pour guetter la libération du héros. Laura naturellement s'y mêla.

Elle y était le 5 novembre, attendant un peu en retrait des autres. C'était un matin gris mais très doux. Paris sentait les feuilles mouillées, le bois brûlé, la brume légère qui montait de la Seine, et Laura débordait d'espérance et de délicieuse attente plus encore que les autres jours. Quelque chose lui disait qu'elle allait le voir...

Soudain, ceux qui étaient là poussèrent une clameur où se fondaient les applaudissements : la porte ferrée venait de s'ouvrir et la silhouette de Batz se découpa sous l'ogive de pierre. Laura pensa qu'il ressemblait à une lame d'épée dans sa finesse et dans sa force. Il riait de toutes ses belles dents blanches à ceux qui l'ovationnaient en les saluant de la main. Elle s'élançait déjà vers lui... mais s'arrêta net : de la foule une femme s'était détachée, une jeune fille blonde vêtue de noir qui se jeta sur lui et mit ses bras autour de son cou pour lui donner un baiser, et un instant Laura ne vit plus le visage de Jean. La foule applaudit plus fort. Essayant de penser que c'était un simple mouvement d'enthousiasme, elle attendit que la fille se détache et s'éloigne mais elle comprit que le pressentiment dont se gonflait sa gorge soufflait une vérité quand, au lieu d'abandonner Batz, l'intruse se pendit à son bras pour traverser la double haie vivante. Et non seulement lui ne la repoussait pas mais au contraire, il appuyait de sa main celle posée sur son bras en souriant à l'inconnue...

L'inconnue ? Pas vraiment. Le visage de cette fille était semblable à l'un de ceux, gravés au sang dans la mémoire de Laura, qui entouraient Marie Grandmaison dans la charrette fatale. Et Laura pouvait lui donner un nom : Michelle Thilorier qui se disait alors la fiancée de Jean, qui s'était même prétendue enceinte de lui, menant ainsi Marie au désespoir et au plus sublime des sacrifices.

D'un regard encore incrédule mais déjà douloureux, elle suivit le couple jusqu'à une voiture attendant de l'autre côté de la rue. Elle vit Jean aider sa compagne à monter, la suivre d'un bond léger. Le cocher desserra son frein, jeta un ordre, et l'attelage partit à allure prudente dans la pente de la rue Saint-Jacques. La foule se dispersait, se rendant à ses propres affaires sans prendre garde à cette jeune femme qui restait debout au milieu de la rue. Un jeune officier cependant s'approcha :

- Vous ne vous sentez pas bien, citoyenne ? Elle tressaillit comme s'il la réveillait, tourna ktête vers lui et réussit à trouver un sourire :

- Si, je vous remercie...

- Vous allez bien ? Vraiment ?

- Très bien je vous assure...

- Voulez-vous que je vous accompagne ? Comprenant qu'il cherchait à lier conversation elle accepta :

- Jusqu'à ce que nous trouvions une voiture de place, je veux bien...

Il lui offrit alors le bras. C'était un jeune homme pas très grand, mince et bien fait, avec des cheveux châtain roux, des yeux bleus et une belle voix qui lui rappela celle de Batz. Son uniforme était celui du génie, un peu râpé il est vrai, il portait les insignes de capitaine et pouvait avoir trente-cinq ans. Tandis qu'ils descendaient la rue Saint-Jacques, Laura remarqua sa légère boiterie :

- Auriez-vous été blessé ?

- Oui. A Quiberon, et je ne suis pas encore tout à fait guéri mais cela ne tardera pas, fit-il avec un sourire enfantin qui éclaira son visage maigre et un peu triste.

Chemin faisant, on parla musique, poésie, deux sujets qui semblaient tenir à cour à l'officier et Laura le trouva charmant, distrayant... Mais enfin un fiacre fut en vue et il le héla puis demanda avec, dans la voix, une note d'espoir :

- Où doit-il vous conduire ?

- Où allez-vous vous-même, dit-elle, apitoyée par cette canne et sa visible difficulté à marcher. Je pourrais peut-être vous déposer ?

- Oh ! il ne faut pas vous déranger. Je vais chez le ministre de l'Intérieur, à l'hôtel de Brienne. Habiteriez-vous de ce côté ? Mais, veuillez me pardonner de ne pas m'être encore présenté. Je m'appelle Claude-François Rouget de Lisle, encore en congé de convalescence.

Amusée en dépit de sa peine, Laura se mit à rire :

- Vous seriez l'auteur de ce " Chant de marche de l'armée du Rhin " que les Marseillais se sont appropriés ?

- Pour vous servir, mais comme vous pouvez le constater cela ne m'a guère enrichi, soupira-t-il avec une grimace comique. Vous l'avez déjà entendu ?

- Oui. Dans de terribles circonstances, quand ils ont marché sur les Tuileries, mais c'était tout de même très beau. Montez, je vous conduis à votre ministère. Et à mon tour de vous dire mon nom : je m'appelle Laura Adams, Américaine de Boston, mais j'habite rue du Mont-Blanc n° 40.

- Une Américaine ? Mais c'est passionnant ! s'écria-t-il en la rejoignant dans la voiture.

Ils bavardèrent comme de vieux amis tout au long du chemin. Il lui dit son intention de quitter l'armée à cause de l'horreur que lui avait inspiré le massacre des prisonniers émigrés à Auray, mais il connaissait Bénézech, le nouveau ministre de l'Intérieur, et comptait sur lui pour l'employer selon ses capacités. Celles-ci semblaient assez étendues puisqu'il parlait plusieurs langues. Le temps passa ainsi très vite et ce fut avec un visible regret que l'officier descendit du fiacre devant le ministère :

- Je voulais vous aider et c'est vous qui m'assistez. Aurai-je la joie de vous revoir, miss Adams ?

- N'avez-vous pas mon adresse ? Moi aussi je vous reverrai avec plaisir.

Il en rougit de joie et alla s'adresser au cocher pour indiquer sans doute la rue du Mont-Blanc quand Laura l'arrêta :

- Je ne rentre pas chez moi. Je vais... au Temple.

Il cessa de sourire, la regarda avec une sorte d'intensité puis, de façon tout à fait imprévisible, remonta dans la voiture.

- Vous vous intéressez à la famille royale... ou ce qu'il en reste ? demanda-t-il en baissant le ton. J'ai entendu parler d'une Américaine à qui on avait accordé un permis de visite... Serait-ce vous ? Puis comme Laura acquiesçait, il ajouta : Je comprends pourquoi vous étiez tout à l'heure à la prison. Vous devez connaître le baron de Batz ?

- En effet C'est... un ami, articula avec peine la jeune femme qui tout à coup trouvait ce garçon moins sympathique, trop curieux. Mais Rouget de Lisle prit sa main et l'effleura de ses lèvres :

- Sachez que vous avez désormais en moi un autre ami ! Qui sera toujours prêt à vous servir, dit-il avec gravité. Sur mon honneur !

Et là-dessus il redescendit aussi vite que le permettait sa jambe blessée, salua, cria pour le cocher " Au Temple " et attendit courtoisement et le chapeau à la main que la voiture s'ébranle pour se diriger vers le ministère.

Demeurée seule, Laura se laissa aller contre le drap des coussins qui sentait le tabac. Sa douleur, endormie durant cet intermède distrayant, se réveillait, si cruelle qu'il lui semblait la ressentir dans tout son corps. Cette journée qu'elle avait tellement espéré finir dans les bras de Jean, c'était une autre peut-être qui en savourerait la douceur. Elle ferma les yeux mais l'image se reformait sans cesse de cette fille accrochée, avec une telle expression de triomphe à l'homme qu'elle aimait. Et Jean paraissait heureux ! Il lui souriait ! Il avait posé sa main sur la sienne ! Et le poison du doute s'infiltrait à nouveau avec son goût amer. Jean l'avait aimée, elle Laura, quand il aimait encore Marie. Pourquoi n'aimerait-il pas cette Michelle alors même qu'il lui jurait qu'elle était son plus grand amour ? Et tous ces jours, toutes ces nuits écoulés depuis les heures exquises de l'hôtel de Beauvais, qui pouvait dire si la fille de Mme d'Epremesnil n'en avait pas eu sa part ?

Elle eut la tentation de se faire conduire rue des Vieux-Augustins, mais y renonça vite : cette fille devait habiter quelque part ? Peut-être était-elle revenue dans la maison de ses parents, rue Buffault ? Après l'arrestation de Marie, Laura y était allée, juste à temps pour voir les section-naires en arracher la mère de Michelle...

Se penchant vivement à la portière, elle ordonna au cocher de l'y conduire. On venait de traverser la Seine et il ne protesta pas, se contentant de dire que si, ensuite, la citoyenne voulait aller au Temple, il faudrait qu'elle cherche une autre voiture, son cheval étant fatigué.

- Je remise à la Courtille, expliqua-t-il.

Laura ne répondit pas, pressée tout à coup d'arriver mais aussi angoissée de ce qu'elle allait trouver là-bas. Elle ne se souvenait plus du numéro mais savait qu'elle reconnaîtrait la maison du premier coup d'oil. Quand elle y parvint, la nuit commençait à tomber. Les fenêtres s'éclairaient partout dans Paris. Le logis des Thilorier lui parut particulièrement lumineux : plusieurs pièces étaient allumées à l'étage et, au rez-de-chaussée, les hautes fenêtres d'un salon diffusaient une belle lumière dorée.

- Attendez-moi ! dit-elle au cocher.

- Hé là ! Rappelez-vous c'que j'vous ai dit ! J'irai pas au Temple...