- La première fournée est cuite. Voulez-vous goûter? dit-il en faisant couler sur une assiette une petite louche de fruits et de jus d'un beau brun doré encore brûlant où elles plongèrent une petite cuillère prudente. Puis il ajouta : Je crois que M. le baron sera content : il aime beaucoup la confiture de prunes... Il en aura pour tout son hiver.
Brusquement, Marie rejeta la cuillère, étouffa un sanglot et s'enfuit. D'abord prise au dépourvu, Laura reposa l'assiette qu'elle tenait et se précipita derrière elle. Une porte claquée à l'étage lui apprit que la jeune femme s'était réfugiée dans sa chambre, cependant avant d'entrer elle s'arrêta. Le battant était trop mince pour étouffer les sanglots désespérés de Marie. L'abcès que Laura avait deviné en arrivant l'autre jour et qu'elle voyait grossir était en train de crever, mais Marie, dont elle connaissait la pudeur et la retenue, lui laisserait-elle voir le fond de la plaie ?
Après un instant d'hésitation, elle redescendit à la cuisine, appela Nicole d'un geste et l'entraîna dans l'escalier en haut duquel elle s'immobilisa : les sanglots ne cessaient pas.
- Que se passe-t-il, Nicole? interrogea-t-elle. Je ne vous demande pas de trahir les secrets de votre maîtresse, mais depuis mon arrivée ici, je sens qu'elle ne va pas bien... et je sais que vous lui êtes dévouée. Voyez-vous une raison à ce désespoir? M. le baron est-il... moins aimable ?
- Lui? Sûrement pas! Évidemment, on ne le voit plus beaucoup ces temps-ci, mais je le crois toujours aussi amoureux de Mademoiselle. Il est toujours aussi tendre et quand il passe une nuit ici c'est avec elle.
- Alors, comment expliquez-vous ce grand chagrin? Mademoiselle vous a-t-elle dit quelque chose ?
- Non, rien... mais je vois bien, moi aussi, qu'elle n'est plus ce qu'elle était. J'ai essayé de savoir, mais elle n'a rien voulu dire. Nous en avons parlé, avec Marguerite qui est plus âgée que moi et qui connaît Mademoiselle depuis longtemps. Elle dit que cela remonte à une quinzaine de jours... et à une visite que Mademoiselle a reçue.
- Une visite ? Laquelle ?
- Une dame... ou plutôt une demoiselle, tout en noir et assez jolie à ce qu'il paraît. Moi je ne l'ai pas vue : j'étais au lavoir.
- Et... vous ne savez pas son nom?
- Personne ne le sait. Même pas Biret-Tissot qui lui a ouvert le portail quand elle est arrivée dans un fiacre.
- Il n'a pourtant pas l'habitude de laisser entrer n'importe qui?
- Non, mais celle-là a sonné comme font ceux qui sont dans le secret de la maison. Elle a demandé à parler à Mademoiselle de la part de M. le baron. C'était suffisant pour ce gros lourdaud! Moi j'aurais voulu en savoir davantage. Ensuite, cette femme est repartie comme elle était venue. Après son départ, Mademoiselle est remontée chez elle en défendant qu'on la dérange. Elle n'a pas soupe et, le lendemain, on a vu à sa mine qu'elle n'avait pas dû beaucoup dormir...
- Et vous n'avez pas posé de questions ?
- Oh si, bien sûr, mais Mademoiselle s'est refermée comme une huître et, quand Marguerite a voulu revenir sur le sujet, elle s'est fâchée et même elle a défendu à Biret comme à nous autres de faire la moindre allusion à cette visite auprès de M. le baron.
- Merci, Nicole. Je vais essayer d'en apprendre un peu plus !
Laura remonta, frappa brièvement à la porte et entra sans y être invitée. Marie, à plat ventre sur son lit comme elle s'y était jetée, gisait dans un fouillis de percale fleurie, de rubans de satin et de jupons mousseux. Elle pleurait toujours mais moins fort et ne réagit pas quand son amie vint s'asseoir près d'elle.
- Marie, dit Laura avec beaucoup de douceur, si vous me disiez ce qui vous fait tant de peine ? Cela soulage, vous savez, de partager. A moins que vous n'ayez pas confiance en moi ?
La réponse vint de sous la masse brillante de boucles brunes qui cachaient complètement le visage enfoui dans la courtepointe.
- Oh si!...
Et soudain Marie se redressa, offrant le spectacle navrant d'un visage fait pour le sourire et brouillé par les larmes.
- Vous êtes même la seule à qui je puisse me fier en dehors de ma vieille Marguerite et de Nicole. Mais, je vous en prie, oubliez tout cela et ne vous inquiétez pas. J'ai trop demandé à mes nerfs ces temps derniers : ils ont craqué. Des nerfs de comédienne, vous savez...
- N'essayez pas de me leurrer, Marie! Je vous connais à présent et je sais quelle femme courageuse vous êtes. Pour que vos nerfs " craquent ", comme vous dites, il faut une raison grave. Et vous devez me la confier parce que, sans aide, vous ne résisterez plus bien longtemps, je le crains, à la tension que vous subissez depuis des mois. Il y a eu cette agression dont vous avez été victime le jour de la mort du Roi [xvi], puis notre départ à tous pour l'Angleterre alors que vous demeuriez ici. Certes, Batz est revenu mais il ne reste jamais longtemps : il replonge dans Paris sous un aspect ou sous un autre pour tisser la toile d'araignée où il espère prendre la Convention et la Commune. Il joue sa vie à chaque instant et, vous, l'angoisse ne vous quitte plus. C'est bien cela ?
Marie fit un effort pour esquisser un sourire. En même temps, elle répondit d'une voix un peu trop rapide, un peu trop mécanique :
- Oui... oui, c'est cela!
Laura fronça les sourcils, saisit les mains de son amie pour l'obliger à la regarder.
- Non. Vous ne me dites pas tout ! Je viens de vous offrir une échappatoire et vous l'avez saisie, mais il y a autre chose, Marie. Autre chose qui vous torture... depuis que vous avez reçu la visite d'une jeune fille en deuil-Lé cri de protestation de Marie lui apprit qu'elle avait touché juste. Les larmes d'ailleurs revenaient :
- Oh! pourquoi, murmura Marie, pourquoi Nicole et Marguerite vous ont-elles raconté cela ?
- Justement parce qu'elles vous aiment et que vous pouvez leur faire confiance pour vous défendre. Mais contre qui ? Cette fille venue l'autre jour, que voulait-elle de vous ? Qui était-elle ?
- La fiancée de Jean...
- La... qu'est-ce que c'est cette histoire et d'où sort-elle, celle-là?
- De la réalité, hélas, et d'une excellente famille de robe originaire de Bordeaux. Son père, Jacques Thilorier est... ou plutôt était avocat au Parlement et ce sont, je le sais, d'excellents amis de Jean, qui les a mentionnés à plusieurs reprises. Elle s'appelle Michèle. Sa sour aînée a épousé un d'Epremesnil. Elle a vingt-deux ans...
- Ne vous attendrissez pas ! Ce n'est pas une jouvencelle et je vous rappelle que vous n'en avez vous-même que vingt-six. Et que voulait-elle ?
- Que je renonce à Jean... que je lui rende sa liberté...
- Comme s'il l'avait jamais perdue auprès de vous! Jamais femme aimante n'a laissé homme plus libre de ses mouvements que vous ne l'avez fait! Pour en faire quoi de cette liberté? L'épouser?
- Bien entendu... et surtout partir avec lui pour l'Angleterre afin de le soustraire à ses nombreux ennemis !
Laura se pencha pour regarder son amie au fond de ses beaux yeux gris noyés de larmes et se mit à rire :
- Vous avez cru ça? Marie, soyez raisonnable! Vous avez eu affaire à une folle. Vous imaginez Batz plantant là tous ses grands projets, son désir forcené de sauver le jeune roi et sa mère, pour suivre béatement en Angleterre une fille de robin qui en a décidé ainsi ? C'est à pleurer de rire !
- Non, c'est à pleurer tout court ! Si je m'éloigne de lui, elle se fait fort de l'emmener... quand il saura !
- Quand il saura quoi ? Pour Dieu, Marie, il faut vous arracher les mots, s'écria Laura qui sentait la moutarde lui monter au nez,
- Qu'elle... attend un enfant...
Et Marie, secouée de sanglots, enfouit de nouveau son visage dans la courtepointe, laissant Laura assommée par ce qu'elle venait d'entendre.
- Un enfant ? répéta-t-elle d'une voix blanche.
- Co... comment voulez-vous... que je... lutte... contre cela ? hoqueta Marie Laura, elle, luttait contre la colère qu'elle sentait monter en elle et qui pour l'instant l'aveuglait. Les oreilles bourdonnantes, la gorge étranglée par la fureur, elle éprouvait l'irrésistible envie de casser quelque chose.
- Non... non... c'est impossible! Pas Jean! Il n'aurait jamais fait une chose pareille. Il vous aime, Marie... cela crève les yeux! Ou alors c'est le plus habile des comédiens.
Elle regretta aussitôt d'avoir dit cela parce qu'elle savait, et Marie aussi, que Jean était, justement, un merveilleux comédien. Quand elle évoquait le porteur d'eau de Saint-Sulpice, le garde national de la Force, l'austère Dr John Imlay, le médecin quaker de la route de Valmy et du château de Hans - encore ne connaissait-elle pas tous ses avatars ! - il lui fallait bien reconnaître qu'elle ignorait tout de la nature profonde d'un homme infiniment trop séduisant pour le repos moral des femmes qu'il rencontrait.
- Vous lui avez parlé de cette visite ? demanda-t-elle avec une certaine brusquerie.
Marie se redressa aussitôt et lui fit face :
- Non, non, surtout pas! Cette Michèle m'a demandé, pour lui-même, de garder le silence.
- Et de vous retirer sur la pointe des pieds ?
- De le faire doucement... progressivement afin de ne pas le troubler dans sa tâche actuelle. Je lui ai juré de ne rien dire...
- Mais vous êtes folle ? explosa Laura. Complètement folle ! Tout cela ne peut être qu'un tissu de mensonges et, à votre place, j'aurais jeté cette fille dehors et surtout je n'aurais rien juré. Elle a profité de votre faiblesse, de cet amour trop grand que vous éprouvez! J'aurais tout dit à Jean dès son retour.
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