Parmi ceux-ci était Stanislas Maillard, le septembriseur, cet ancien huissier qui avait institué les tribunaux d'exception chargés de "juger" puis d'envoyer au massacre les malheureux entassés dans les prisons après la chute des Tuileries. Leur sinistre besogne achevée, Maillard et sa bande de " tape-dur " s'étaient retrouvés autant dire au chômage. On les avait vus au premier rang chaque fois qu'une échauffourée jetait le peuple contre les portes de la Convention, mais sans jamais retrouver d'emploi aussi rémunérateur que celui des prisons où les dépouilles des victimes assommées et égorgées leur avaient beaucoup profité. Maillard et quelques-uns de ses hommes avaient fini par entrer dans la police où l'on vivait plutôt chichement, en dépit de la "protection" que Maillard avait offerte à la brasserie de la Source, à Suresnes, où il allait se goberger de temps en temps. Mais c'était insuffisant.

La soudaine prospérité de Chabot, qui était son ami, lui donna à penser. Il posa les bonnes questions, obtint les bonnes réponses de cette espèce d'illuminé permanent. Celui-ci lui laissa entendre que la source de sa félicité lui venait de ses futurs beaux-frères mais aussi du baron de Batz qui était sans doute l'homme le plus riche de France. Il parla avec âme de l'agréable maison de Marie Grandmaison à Charonne où sa Poldine lui était apparue pour la première fois et où il avait rencontré Batz.

Pour Maillard, ce fut une révélation. Miné, à trente ans, par une tuberculose qui l'épuisait, il en avait assez de tramer sa misère en crachant ses poumons sur le pavé de Paris. Il rêvait d'une maison douillette, avec un jardin où il pourrait se chauffer au soleil en se reposant enfin de ses durs travaux. En outre, ses convictions républicaines n'avaient jamais été bien solides. Son dieu à lui, c'était le profit, et il eût volontiers fait égorger toute la Convention et les deux Comités de sûreté générale et de salut public pour un coffre plein de ces jolies pièces d'or au profil du Roi martyr qui se faisaient si rares. Il demanda à rencontrer Batz, Chabot se chargeant de l'entremise.

On se retrouva chez Corazza, où le baron venait encore de temps en temps boire un café ou manger une glace avec Pitou, Delaunay ou Julien de Toulouse. Grâce à Cortey qui le fréquentait aussi et en dépit de la pénurie engendrée par la guerre, le café y était toujours aussi bon, la vanille aussi parfumée et, grâce à Lullier, la carte de civisme du baron toujours en ordre.

Batz avait un peu hésité à accepter le rendez-vous. Ce Maillard qu'il avait vu à l'ouvre lui répugnait mais, lorsque l'on monte une conspiration de cette envergure, il ne faut pas se montrer trop difficile sur le choix des hommes chargés de l'inévitable vilaine besogne. Il rétribuait déjà quelques-uns de ses confrères policiers ou indicateurs et si celui-là pouvait être utile...

En arrivant au célèbre établissement du Palais-Royal, il y trouva Pitou qui, en civil pour une fois, était occupé à rédiger, sur le coin d'une table de marbre, un article pour l'un des journaux clandestins auxquels il collaborait plus activement depuis que Batz avait préféré le tenir à l'écart de son " grand projet ". Simplement parce qu'il l'aimait bien et redoutait qu'il pût un jour y laisser sa tête. Pitou, c'était l'homme des coups de main en forme d'enlèvement et il retrouverait du service quand son ami déciderait d'enlever du Temple le petit roi. Les affaires de finances n'étaient pas son fait et il l'avait bien compris. Seulement, à présent, Pitou s'ennuyait. Il allait bien, de temps en temps rue du Mont-Blanc et c'étaient pour lui des moments de pures délices parce que, visiblement, Laura était toujours heureuse de le voir, mais il n'osait pas trop multiplier ses visites. Pas à cause de Jaouen : Laura avait fait comprendre à celui-ci avec fermeté qu'elle entendait recevoir qui lui plaisait, mais souvent elle n'était pas seule : Julie Talma et son époux s'étaient acquis le statut d'intimes, et Laura d'ailleurs les appréciait. Il y avait aussi Elleviou qui en avait fait la confidente de ses amours secrètes avec la ravissante Emilie de Sartine comme de ses démêlés avec la danseuse Clothilde Mafleuroy, son officielle maîtresse. Enfin, et surtout, il y avait le colonel Swan qui venait presque chaque jour. Il amenait parfois des amis américains comme Joël Barlow et sa femme, logés rue du Bac à l'hôtel de la citoyenne Saint-Hilaire - Barlow fournissait la Convention en potasse, ce qui lui avait valu la double nationalité -, ou encore Edward Church, son épouse Hannah et ses trois filles qui habitaient eux aussi l'hôtel de la citoyenne Saint-Hilaire. Et parfois Gouverneur Morris, l'ambassadeur, lorsque celui-ci se sentait le courage de quitter sa douillette retraite de Seine-Port, près de Melun. Pitou comprenait bien que tous ces gens formaient, pour l'ex-marquise de Pontallec, la meilleure garantie de civisme et contribuaient à sa sécurité mais il n'en regrettait pas moins le temps où, avec Marie Grandmaison, il était toute la compagnie de miss Laura Adams. Alors, sans jamais les lui offrir, il écrivait pour elle des poèmes où il mettait tout son amour.

Cette fois, Batz ne fit qu'un bref arrêt à la table de son ami.

- Je dois, chuchota-t-il, rencontrer deux personnages qui ne vous plairaient guère.

- Ils vous plaisent, à vous ?

- Quand vous les verrez, la réponse vous sera donnée.

Et il alla s'installer au fond de la salle dans une encoignure où peu de consommateurs pouvaient le voir. Chabot et Maillard arrivèrent ensemble à l'heure dite et les yeux de Pitou s'arrondirent quand il les reconnut. Passe encore pour Chabot : Pitou savait quel rôle Batz lui avait assigné dans la tragédie qu'il composait, mais Maillard le septembriseur, Maillard le féroce assassin de tant de pauvres gens ! C'était à n'y pas croire !

Batz pensait à peu près la même chose en répondant au salut de cet homme et en le regardant s'asseoir en face de lui. En vérité, il avait une mine affreuse que n'arrangeaient pas sa longue veste noire boutonnée jusqu'au cou et son chapeau rond. Le teint était blême avec, aux pommettes, des rougeurs malsaines, la voix basse, enrouée, mais les yeux mobiles qui avaient déjà fait le tour du célèbre café gardaient toute leur acuité. Ils détaillèrent avec une sorte d'avidité l'élégante redingote de toile blanche que Batz portait ce jour-là, ses mains fines et fortes toujours admirablement soignées, le visage énergique aux traits accusés, le pétillement des prunelles noisette sous le surplomb des sourcils droits et la longue bouche au sourire désinvolte. Cet homme-là respirait l'argent, et c'était le parfum que Maillard préférait entre tous. Cependant, Chabot ouvrait le débat.

- Citoyen Batz, dit-il, je t'amène un bon garçon qui a rendu de grands services à la République et que celle-ci ne récompense pas selon ses mérites.

- Je les connais, dit Batz, et je m'étonne justement avec toi que la République se montre si peu avisée. Quoi, citoyen Maillard, on ne t'a pas donné le poste de responsabilité que tu méritais? Que fais-tu ?

- Je suis un policier et rien de plus, grogna l'autre. Un argousin que Garât n'a même jamais l'air de reconnaître quand il le rencontre...

- C'est mesquin! Et en quoi pourrais-je t'être utile? Il me serait difficile de te faire monter en grade, étant seulement un financier, pas un haut fonctionnaire...

- Les hauts fonctionnaires ne pensent qu'à s'emplir les poches et moi, j'aimerais bien qu'on s'occupe des miennes...

Une brutale quinte de toux lui coupa la parole et le plia en deux pendant quelques instants. Vivement, Batz emplit un verre d'eau et le lui tendit. Quand il retrouva un peu de souffle, Maillard le but avec l'avidité d'un fiévreux.

- Tu es malade ? demanda le baron.

- Comme tu peux voir. La fièvre ne me quitte guère et je voudrais au moins pouvoir me soigner autrement qu'en faisant le guet des nuits entières et les pieds dans la boue...

- Si c'est pas malheureux ! s'indigna Chabot. Un homme qui pourrait rendre de si grands services...

- A la Convention sans doute, mais à moi ?

- Si tu peux payer, fit Maillard avec une soudaine brutalité, tu verras ce que je peux faire. Je ne dois rien à personne et c'est à moi qu'on doit ! Ces misérables, j'aimerais pouvoir les massacrer tous comme...

Il eut la présence d'esprit de s'arrêter, mais Batz impitoyable continua :

- ... comme ceux de l'Abbaye ?

- Pourquoi pas ? Je peux toujours compter sur mes garçons, mes tape-dur. C'est une force non négligeable, crois-moi. Et il vaut mieux les avoir avec soi que contre soi !

- Je n'en doute pas, dit Batz qui saisissait la menace. Il se peut que je fasse appel à toi un jour prochain. En attendant et pour te permettre de voir un bon médecin...

Trois pièces d'or se retrouvèrent dans la main du policier sans qu'il comprît comment elles y étaient arrivées. Elles allumèrent un reflet dans son regard, mais il ne jugea pas utile de remercier et se contenta de demander :

- Où puis-je te trouver, désormais ?

- Nulle part et partout. C'est moi qui t'appellerai.

Comprenant que l'entretien était terminé, Maillard se leva et sortit, suivi presque immédiatement par Chabot.

- Tu as bien fait, camarade ! Tu verras que tu en seras content. Quant à moi, il faut que j'aille à mes affaires : c'est demain que je m'installe chez nos bons amis ! Ah, j'oubliais : mon mariage est fixé au 14 octobre. Je compte sur toi...

Et sans écouter la réponse, il s'esquiva de ce pas allègre qui était le sien depuis qu'il fréquentait Léopoldine. Batz attendit un instant, commanda du café et le fit servir à la table de Pitou qu'il rejoignit :

- J'ai rêvé, fit celui-ci, ou bien vous avez payé ce misérable ? Ne me dites pas que vous l'avez enrôlé ?