- Oui parce que j'étais persuadé n'y avoir jamais recours. Cela dit, ne me croyez pas ingrat ! Je vous remercie du fond du cour. Ce ne sera d'ailleurs que pour peu de temps. Quand Roussel reviendra...

- Non, coupa la jeune femme, ce ne serait pas prudent puisque cette adresse est déjà connue. Rappelez-vous, quand vous m'avez amenée chez vous, ne m'avez-vous pas dit que personne ne m'y chercherait? A mon tour de vous dire : personne ne vous cherchera chez une... Américaine. Ou alors quittez Paris !

- En abandonnant Marie... et mes projets? Je mourrai plutôt que renoncer! Mes plans sont en bonne voie, je dois continuer...

- Alors restez ici, je vous en prie ! Le temps qu'il vous faudra.

- Et si votre amitié vous menait à l'échafaud? Sachez-le, ce peuple est en train de devenir fou.

- Je m'en suis aperçue ce soir même. Il est possible, en effet, que mon passeport américain devienne insuffisant. Alors je vous rappellerai que, lorsque vous m'avez obligée à accepter de continuer à vivre, c'était contre la promesse d'utiliser cette vie pour une noble cause au lieu de la perdre pour rien. Notre pacte, à ce moment, sera rempli.

- Ne l'aviez-vous pas déclaré caduc ?

- Peut-être, mais j'ai changé d'avis. Courir sus à Pontallec ne me paraît plus une priorité. J'ai mieux à faire dès l'instant où vous avez besoin de moi...

A cet instant Pitou applaudit comme s'il était au théâtre et, tandis que les deux autres le regardaient avec une surprise un peu scandalisée, il eut un bon sourire :

- Bravo! Mais ne pourrait-on remettre cette belle joute oratoire à demain matin ? Je tombe de sommeil, moi!

Laura se mit à rire :

- Vous avez raison. Allons dormir!

Mais si elle se coucha, elle ne trouva pas davantage le sommeil qu'avant l'arrivée des deux hommes. La présence de Batz dans sa maison lui causait une grande excitation en même temps qu'un sentiment étrange. Il était là, chez elle, à deux pas d'elle, l'homme qu'elle aimait plus que tout au monde, et pourtant elle n'éprouvait pas la joie qu'en d'autres temps, elle en eût ressenti. Certes elle le défendrait, le cacherait, l'aiderait de tout son pouvoir de dévouement, mais les confidences douloureuses de Marie, de Marie qui s'était laissé jeter en prison pour préserver sa fuite, donnaient un goût amer à cet amour : celui du doute qui s'insinuait. Pour elle, Jean et Marie ne faisaient qu'un et si le bonheur dont rayonnait la jeune femme, certains matins de Charonne, lui faisait sentir les tourments d'une envie dont elle avait honte, c'était un fait que l'on ne pouvait remettre en question. Même s'il était arrivé à Jean de lui témoigner, à elle, quelque chose d'un peu plus chaud que de l'amitié et si parfois il lui arrivait d'espérer. A présent il y avait cette jeune fille qui se disait sa fiancée... et plus encore, cette Michèle Thilorier assez audacieuse pour venir réclamer son amant jusque chez sa rivale. Alors, la question lancinante se posait : qui était Batz et qui aimait-il? Les femmes qu'il admettait à partager sa vie de conspirateur n'étaient-elles pour lui que le repos du guerrier? Des fleurs qu'il cueillait pour oublier, le temps d'une griserie, la grande idée qui l'habitait et l'austère devoir qui en découlait? Comment savoir quel visage se cachait au fond de ce cour hermétique ?

Laura ouvrit sa fenêtre et vint à son balcon dans l'espoir que la fraîcheur de la nuit calmerait les battements trop rapides du sien. Le jour allait bientôt paraître et tout était tranquille. Aucun souffle ne faisait bouger les feuilles des grands arbres. Il y avait là quelque chose de magique. Bien souvent, lorsque, avant son mariage, elle séjournait dans son petit château de Komer, elle en était sortie dans l'obscurité pour voir se lever le jour au bord de la forêt. Et celui qui allait naître lui parut d'une telle importance qu'elle voulut aller au-devant de lui comme autrefois. Elle descendit.

Assise sur un banc de pierre tournant le dos à la maison silencieuse, la tête levée vers le ciel, elle attendit. Le jour vint. Mauve d'abord puis rosé tendre, et qui se chargea d'or et de pourpre à mesure que montait le soleil encore invisible. Et Laura frissonna parce que cette aurore-là ressemblait à un couchant glorieux mais sanglant, fascinant et qu'elle contempla de longues minutes. Si longues qu'elle n'eut pas conscience du temps passé et ce fut là que Jaouen la trouva.

- Vous n'avez pas dormi, n'est-ce pas ? dit-il, et c'était à peine une question.

- Vous non plus, je suppose ? Ou alors vous êtes très matinal. C'est aussi bien, d'ailleurs. Il faut que je vous parle.

- De ce qui s'est passé cette nuit et de ce que seront les jours à venir, je suppose ?

Sa voix était calme, froide, presque impersonnelle mais en levant les yeux sur lui, Laura vit la crispation de ses traits. Elle étendit la main, toucha le crochet de fer qui remplaçait son avant-bras.

- Asseyez-vous près de moi.

- Pardonnez-moi. Je préfère rester debout. Ce sera mieux, plus convenable si vous avez décidé de me renvoyer.

- Le devrais-je ?

- Je ne sais pas. C'est à vous de voir...

- Croyez-vous? Alors je vais poser une autre question : le souhaitez-vous ?

- A mon tour de dire : le devrais-je ?

- Peut-être. L'attachement que vous me portez - et dont je ne doute pas -ne vous oblige en aucune façon à me suivre dans les directions que je choisis. Vous n'en faites jamais état mais vous êtes un vrai, un pur républicain dans le sens le plus noble du terme. Et celui qui va vivre ici... quelque temps est votre contraire : un homme voué au Roi, je pourrais dire depuis la nuit des temps. Il a renoncé à sauver la Reine parce qu'il sait bien, à présent, que c'est impossible mais il veut la liberté pour le petit roi qui vit au Temple et moi je la veux pour sa sour, la petite Madame que je me suis mise à aimer parce qu'elle me rappelle un peu Céline.

- Je sais tout cela et vous n'avez aucune raison de plaider une cause que je connais. Quand nous avons quitté Cancale, je ne vous ai pas suivie uniquement pour vous protéger de Pontallec et tenter de sauver votre mère - dont Dieu ait l'âme ! - mais bien pour être votre rempart, votre secours contre tout mal, toute souffrance...

- Alors vous me restez ? demanda Laura émue.

- Ne me dites pas que vous en avez douté? Ce n'est pas à l'heure où le danger se rapproche de vous que je vais vous abandonner. Je vous accompagnerai sur tous les chemins que vous choisirez, je vous aiderai en toute loyauté... au besoin je vous tuerai pour vous éviter l'échafaud, mais n'oubliez pas ceci : c'est vous que je sers... pas l'homme qui dort là-haut ! ajouta Jaouen avec un regard à l'étage où les volets demeuraient clos.

- Vous ne l'aimez pas ?

- Bien qu'il vous ait sauvée, non. Je ne l'aime pas, même si je ne peux me défendre d'une certaine admiration pour son courage, mais il est mauvais pour les femmes !

- Mauvais?

- Oui, parce que c'est un homme de l'aventure et qu'il n'y a pas de place pour elles dans sa vie. Il prend tout et ne donne rien ! S'il vous fait du mal, il aura en moi un ennemi...

Jaouen salua et s'éloigna sur ces derniers mots. En dépit du ton menaçant dont il les avait teintés, Laura se sentit soulagée : il lui eût été pénible de se séparer de cet ami - le terme lui semblait plus approprié que celui de serviteur - taciturne sans doute mais dont elle ne mettrait jamais en doute la loyauté.

Deux gardes nationaux étaient entrés, deux gardes nationaux ressortirent, accompagnés au seuil par un Jaouen presque jovial.

- Je reviendrai ce soir, dit Batz. Peut-être sous un autre aspect. Le mieux serait de me confier une clef... comme si j'étais un serviteur.

- N'est-ce pas imprudent? objecta Laura. Batz se mit à rire :

- Vous n'imaginiez tout de même pas que j'allais demeurer tapi chez vous, portes et volets clos sans en bouger jamais? Ne changez rien à vos habitudes pour moi! Laissez-moi aller et venir à ma guise et s'il m'arrive de tenir ici quelque réunion, je vous en demanderai auparavant l'autorisation.

Il allait partir, elle le retint encore.

- Et... Marie?

- C'est d'elle, bien entendu, que je vais m'occuper à présent...

- Et si vous me laissiez faire... pour une fois? J'ai peut-être une idée.

- Laquelle?

Le ton était si raide qu'elle regretta aussitôt son geste spontané. Et elle n'avait pas besoin de sa permission pour agir à sa façon.

- Je vous en parlerai ce soir. Agissez comme vous l'entendez !

Il la regarda un instant puis, comprenant qu'elle n'en dirait pas davantage, il eut un vague haussement d'épaules et sortit. Déjà, Laura se précipitait dans l'escalier pour aller s'habiller. Elle se souvenait trop de ce qu'était une prison pour ne pas tout essayer pour en tirer la douce et charmante Marie qui, un an plus tôt, avait accueilli comme une sour l'inconnue désespérée et suicidaire qu'elle était alors...

Une heure plus tard, elle remontait, en courant presque, l'allée de la rue Chantereine qui menait chez Talma.

En approchant du vaste perron, cependant, elle ralentit l'allure : des éclats de voix traversaient murs et fenêtres et n'étaient guère propices à une conversation sérieuse où la sérénité était indispensable. Cunégonde, qui jaillit de la porte pour gagner les eaux plus calmes de sa cuisine, acheva de la renseigner :

- Ça dure comme ça depuis minuit! Si j'étais vous... citoyenne -Cunégonde, toujours fâchée avec le vocabulaire révolutionnaire, consentait parfois à lui jeter quelques miettes - j'y regarderais à deux fois avant de me jeter là-dedans.

- C'est que... j'avais quelque chose d'important à leur dire...