Tout ceci lui avait été annoncé d'un coup ainsi qu'à la fille dudit Nicolas Parys, par un courrier arrivé, ce printemps, sur l'un des premiers bateaux bretons.

Il exhiba d'un sac de peluche à cordons une importante liasse qui avait dû lui coûter, ainsi qu'à sa femme, pas mal d'heures et de sueur à déchiffrer, et les faire passer par « toutes les couleurs de l'arc-en-ciel » en cours de lecture, puisque c'était là, rédigées par des notaires et fonctionnaires civils, les premières et uniques nouvelles qu'ils recevaient du vieux depuis son départ, mais sur la conclusion desquelles ils avaient poussé, sa femme et lui, un gros soupir de soulagement, étant donné qu'après avoir surpris pêle-mêle la présentation à Versailles de ses Mémoires, son mariage, sa mort, ils arrivaient à la conclusion seule capable de les rassurer que cette marâtre, veuve intempestive, ne se mêlerait pas de leur venir disputer leur héritage. Il avait quand même bien dû laisser quelque chose, le Vieux. Peut-être « là-bas », où en plus de sa fortune rapportée d'Amérique, il leur avait toujours dit qu'il avait du bien, et les notaires semblaient faire allusion qu'il y avait quelque chose à gratter, en tout cas ici, en Acadie :

– Ici, mon ami, l'interrompit Ville-d'Avray, la chose est nette et ne sera pas longue à coucher sur parchemin, avec tous les sceaux et paraphes nécessaires. N'espérez pas entamer un procès sans fin pour rentrer en possession des territoires que votre beau-père a vendus à M. de Peyrac.

« Je fus témoin de la cession des droits établis en bonne et due forme devant M. Carlon, intendant de la Nouvelle-France. Il vous a laissé Canso, des « graves » à louer aux pêcheurs qui vous rapportent une partie des gisements de charbon de terre. Quant à « là-bas », rien ne semble vous empêcher de vous embarquer et d'aller voir vous-même, en France, de quoi il retourne.

Le gendre de Nicolas Parys repartit avec sa femme sans insister.

Après avoir longuement réfléchi et médité devant une fiasque de bon gin anglais qu'il se procurait par Terre-Neuve, il dit à son épouse que c'était une affaire de patience. Il fallait attendre. Savoir, tout d'abord de quel côté le vent tournerait.

Voilà que l'on commençait de murmurer que M. de Frontenac partait en disgrâce, était « rappelé ». L'intendant Carlon suivrait peut-être ? Alors dans ce cas, que vaudraient les droits du gentilhomme d'aventures sans pavillons, sans foi ni loi, ce soi-disant comte de Peyrac qui touchait la dîme de toutes ces industries de la côte Est. On aurait plus d'une occasion de le faire déménager, soit en exhibant les lois d'héritage, soit en le faisant débouter par la marine royale comme pirate ou allié des Anglais.

Ce serait son tour, à lui, gendre de Nicolas Parys d'être le roi de la côte Est. Quant à aller se frotter à ces bandits des Vieux Pays, en Europe, lui qui ne s'était jamais risqué même jusqu'à Québec, pour cela aussi, il valait mieux attendre. L'an prochain, peut-être. Pour l'instant, il allait seulement écrire à ces notaires, greffiers et avocaillons, en annonçant son arrivée afin qu'ils lui gardent ses écus « au chaud ».

*****

À Tidmagouche, dans le fort à quatre tourelles, bâtisse modeste à la vue, la salle, bien que basse de plafond, mais de vastes proportions, pouvait permettre de dresser un couvert doté de tout le raffinement dont Joffrey de Peyrac aimait honorer ses hôtes. Lorsque l'occasion s'en présentait, on pouvait y prendre part à des festins dignes au moins des réceptions officielles de Québec avec vins choisis, mets variés, dans de la vaisselle d'or et ce soir-là, l'on put admirer en l'honneur du gouverneur, des verres à pied de cristal de Bohême, à reflets rouges, tels que le roi n'en possédait pas lui-même.

M. Tissot, le maître d'hôtel, officiait en grand apparat, avec ses quatre assistants, huit porteurs de rôts, et une nuée de marmitons, tous mieux dressés qu'une troupe de comédiens jouant devant le roi.

M. de Frontenac fut sensible au fait d'être si princièrement reçu alors qu'il s'attendait à manger frugalement un morceau de gibier, sur le pont de son navire à l'ancre.

Il arriva dans la soirée, accompagné de M. d'Avrensson, major de Québec, qui regagnerait la capitale après son départ, du groupe habituel de ses conseillers et dirigeants de sa maison, et de quelques personnalités de la ville appartenant au syndic.

Il était assez sombre, ayant peut-être réfléchi plus avant dans son projet, mais les vins eurent raison de son humeur maussade. Il retrouva sa jovialité. Et, dans le feu d'une fin de banquet où récits de batailles, de hauts faits et d'exploits dont chacun de ces messieurs avait bonne mesure, se continuaient par des récits de cour et d'exploits plus galants, il se laissa entraîner à évoquer, et à citer, le fameux poème qui, dans son triomphe libertin et glorieux – car, à l'époque, de douze années plus âgé que Louis XIV, subtiliser au roi son ardente maîtresse ne pouvait qu'attester de ses grands talents de séduction et de sa toujours vigoureuse virilité – lui avait coûté un exil, déguisé en honneur de l'autre côté de l'Atlantique. Mais, Gascon qu'il était, il ne regrettait rien car il s'était bien amusé du scandale provoqué. Il fredonna :

Je suis ravi que le roi, notre Sire


Aime la Montespan


Moi, Frontenac, je m'en crève de rire


Sachant ce qui lui pend !


Et je dirai, sans être des plus bestes


Tu n'as que mes restes


Ô roi !


Tu n'as que mes restes !

L'excellence des boissons ayant créé un climat d'aimable connivence, l'assistance ne se priva pas de rire.

Le maître brocardé était loin. Chez les plus flagorneurs, le fabuleux respect qu'il inspirait par sa présence, cédait le pas à une maligne satisfaction de l'imaginer, chatouilleux comme un simple mortel, se piquer jusqu'à la vengeance. Pour lors, c'était Frontenac qu'on désirait flatter, avec une arrière-pensée de reconnaissance pour son audace qui les payait des dédains et vexations que le roi ne se privait pas d'infliger autour de lui, et qu'il fallait subir en silence et avec révérence.

Bienfaisante libération pour des rancunes refoulées et à laquelle on s'abandonnait sans remords, sachant qu'elle serait brève et passagère.

Une fois dissipées les fumées de l'alcool, certaines personnes présentes, remises dans le sillage courtisan, ne manqueraient pas de prendre en compte l'anecdote et de réévaluer le crédit du trop insolent gouverneur.

Frontenac n'attendit pas d'être dégrisé pour le comprendre. Fût-ce par un avertissement amical qu'il crut lire dans les yeux de son hôte.

Il reconnut que ce n'était pas le moment d'évoquer ces souvenirs alors qu'il se lançait dans les aléas d'une traversée pour parler amicalement avec le roi.

Angélique avait mal pour lui car il semblait confiant. Il attendait de sa démarche auprès du souverain un grand bien pour la colonie. Cependant, étant fin politique, il devait se douter de quelque chose et couvait depuis longtemps une inquiétude, car, peu à peu, à converser, à écouter les sons de cloches, à tendre l'oreille aux intonations des uns et des autres, il ne put ignorer que son entourage, ses conseillers les meilleurs, et ses amis les plus sûrs et les plus francs tels que le comte de Peyrac, ne partageaient pas son optimisme.

– Il se peut que je commette une erreur mais je ne saurais renoncer à cette visite en France tant j'en ressens la nécessité.

– Avez-vous le choix ? lança Ville-d'Avray. N'est-ce pas le roi qui vous convoque ?

– Vous vous trompez du tout au tout. C'est moi qui ai pris la décision de partir. Demandez à M. de La Vandrie.

– M. de La Vandrie est un fourbe qui vous jalouse, qui vous hait, et qui a déjà aligné trois de ses amis pour vous remplacer à votre poste de gouverneur.

Frontenac sursauta, suffoqua, but un verre d'eau que lui tendait son valet, puis se calma.

– Je ne crois pas un mot de vos sornettes. J'avais déjà réfléchi à l'opportunité de rencontrer le roi.

– Et La Vandrie arrivant, avec en poche votre ordre de rappel, assez embarrassé d'exécuter sa mission, et vous voyant en si bonnes dispositions de départ, se contente de vous encourager.

– Ce faquin !... Si vous dites vrai, je vais aller le trouver et lui faire sortir les lettres qu'il a été assez couard de ne pas me remettre.

– Inutile de lui montrer que vous avez deviné son jeu. Restez serein. Vous n'en serez que mieux sur vos gardes !...

– Et si je me fais arrêter au port et conduire à la Bastille ?

– Les choses n'en sont pas là ! protesta Ville-d'Avray d'un ton qui laissait supposer qu'elles n'en étaient plus loin encore.

– Mais parlez franc, vous ! s'écria subitement Frontenac en sautant sur Ville-d'Avray et en le secouant par son jabot. Dites ce que vous savez.

Ville-d'Avray assura qu'il ne savait pas grand-chose. Lorsqu'il était parti en mai, et l'on était début août, ce n'était que des échos, et dans les basses sphères des ministères. Il aurait parié que le roi n'était au courant de rien, et continuait à regarder avec bienveillance du côté de ce Frontenac auquel il devait une réconciliation pleine d'espérance avec M. et Mme de Peyrac.

Mais il faut dire que les échos proliférèrent rapidement, que lui, Ville-d'Avray, s'était attardé en Acadie au Moulin de Marcelline-la-Belle. Si revenu sur la côte il s'inquiétait pour Frontenac, c'était que, premièrement, il connaissait les intentions de M. de La Vandrie et avait appris sa venue, deuxièmement, qu'il avait le nez creux, et qu'il ne s'était jamais trompé quand ce nez l'avait averti que les choses allaient mal pour l'un de ses amis.