— Sa race ? Condé est un Bourbon, comme l’était Henri IV, comme l’est le petit Roi Louis !
— Il n’aime à le rappeler que pour réclamer la Couronne. En attendant, il rétablit le régime féodal sur ses domaines ! Vous devriez partir, à présent. Je resterai auprès deux jusqu'à ce que vous vous soyez éloignés.
— Mais vous ? N’aurez-vous rien à craindre ?
Son regard inquiet passait d’un paysan à l’autre pour s’arrêter sur Blaise qui ressemblait alors à un molosse grincheux maintenu en laisse. L’étrange religieux sourit.
— Soyez tranquille ! Ils me connaissent tous et savent que je n’ai besoin de rien... ou de si peu ! Je suis seulement l’ermite de la forêt de Raisme... et il m’arrive parfois de les secourir ! Allez en paix avec vos gens ! Au fait... quel est votre nom ?
— Hubert de Courcy... et voici Thomas, mon fils unique ! dit-il en tendant la main au jeune homme et en le regardant au fond des yeux. Et la main de Thomas rejoignit celle de son père. Il la lâcha cependant pour se tourner vers Blaise.
— Merci, maître Blaise... et pardonnez-moi si vous le pouvez ! Je dois suivre mon destin... mais vous m’avez sauvé ! Dites à Jeannette...
— Rien ! Va-t’en !... Et ne reviens jamais ici ! Cracha le prétendu oncle entre ses dents.
Thomas aurait voulu dire qu’ils auraient pu rester amis mais dans les yeux de celui qu’il avait cru son parent, il lut tant de haine qu’il frissonna sous le sarrau de mauvaise laine qu’il portait. Le baron s’en aperçut et jeta son manteau sur les épaules devenues osseuses. Avec une colère mal contenue mêlée de chagrin, il constatait la maigreur de Thomas, ses joues creuses sous sa barbe envahissante. Il ne devait pas manger tous les jours à sa faim, lui qui avait si bel appétit. On avait aussi parlé de blessures...
— Où a-t-il été atteint ? demanda-t-il.
Ce fut l’ermite qui répondit :
— A la tête d’où la perte de sa mémoire. Il a reçu aussi un coup de dague à l’épaule mais sans trop de gravité. Je l’ai soigné avec des herbes et les plaies se sont assez vite cicatrisées mais j’ai été impuissant pour le reste. C’est l’affaire de Dieu maintenant. Il va devoir tout réapprendre...
— Pas tout ! Il sait toujours manier l’épée... A propos, où sont ses vêtements ? Ses bottes ? S’inquiéta le baron en considérant les pieds couverts de boue. Pourquoi est-il pieds nus ? Aboya-t-il soudain au nez du paysan. Tu as bien des sabots, toi ?
— Il en veut pas. Il les supporte pas !
— Un paysan, hein ? Ricana le baron. Alors, ses habits?
— On les a j’tés, y valaient plus rien !
— Tu les as vendus à quelque colporteur ? Fallait rien garder qui puisse lui rappeler qui il était ?
Une envie de meurtre au fond des pupilles, le baron allait prendre l’homme au collet pour le secouer quand Thomas intervint :
— S'il vous plaît, Monsieur...
— Tu m’appelais père ! répliqua Hubert, la voix soudain enrouée.
— L’habitude m’en reviendra, j’espère... mais ne le tracassez pas Ce n’est pas un mauvais bougre et le pays est pauvre ! Trop de guerres l’ont ravagé !
— Tu te souviens des guerres ?
— Le père Athanase m’en a parlé... Quant aux bottes...
— Personne ici n’a d’aussi grands pieds que vous, Monsieur le baron ! regretta Gratien qui amenait le cheval tout sellé qu’on avait acquis à Saint-Quentin. A la vue de l’animal, les yeux de Thomas s'illuminèrent. Il flatta son encolure puis, posant le bout d’un pied sur l’étrier, il s'enleva en voltige, maîtrisa sans peine sa monture et lui fit même exécuter deux ou trois figures de manège. Son visage témoignait assez du plaisir qu’il y prenait avant de s’élancer au galop.
En hâte, Hubert vida la moitié de sa bourse dans la paume de l’ermite, l’embrassa, et sans plus s’occuper de Blaise, rechaussa ses étriers et démarra à fond de train sur les traces de son fils retrouvé, même s’il ne reconnaissait plus personne. L’important était de le ramener à la maison. En revoyant Courcy et Clarisse et en particulier la femme qu’il adorait, Thomas parviendrait sans doute à recouvrer la mémoire ! Comment pourrait-il en être autrement lorsqu’il tiendrait Lorenza dans ses bras ? On pouvait tout attendre d’un si grand amour !
Thomas, lui, ne pensait à rien sinon au plaisir de galoper dans le vent, de sentir vivre, entre ses genoux, la puissante masse musculaire du cheval et la chaleur qu’elle communiquait à son propre corps toujours si froid. Il ne savait pas où il allait et n’était pas encore certain d’être ce qu’on lui avait affirmé mais il avait une certitude au moins : il était et avait toujours été un cavalier et c’était avec un vrai bonheur qu’il se glissait dans cette peau-là. Il avait aussi eu un choc en refermant sa main sur la garde de l’épée. Donc, il ne pouvait pas être un paysan nommé Colin comme l’assurait ce Blaise dans la chaumière duquel il avait rouvert les yeux un matin...
Jamais il ne s’était senti aussi vulnérable. C’était comme s’il venait au monde mais dans une souffrance qui devait être habituellement le lot d’une mère. Serrée dans un étau, sa tête lui faisait subir le martyre. Son épaule brûlait et pourtant il se sentait glacé jusqu’à la moelle des os. En outre, il ne reconnaissait rien de ce qui l’entourait mais y avait-il eu autre chose que ces murs de torchis, cette paillasse où il était couché, ce sol en terre battue, ces meubles grossiers, cet âtre noirci où un maigre feu vivotait. Il y avait des gens aussi, des hommes, une femme qui s’occupaient de lui, et puis après tout avait basculé et il avait replongé dans les ténèbres pendant un temps dont il n’avait aucune notion, jusqu’au nouveau retour à la surface quand une sorte de moine barbu, penché sur lui, mouillait son front d’un linge froid. Ses idées étaient à peu près claires. Il avait demandé :
— Qui êtes-vous ?
— Un ami... et vous ?
— Moi ?... Je ne sais pas !
— Comment cela ? Vous ne savez pas qui vous êtes ?
— Non : j’ai beau chercher, je ne me souviens de rien... sinon d’avoir eu froid... très très froid... ma tête était lourde et me faisait si mal !
— Et maintenant ? interrogea l’inconnu dont les doigts lui palpaient délicatement le crâne.
— C’est encore douloureux mais pas autant qu’avant...
— Avant quoi ?
— Je... je ne sais pas. Que m’est-il arrivé ?
— Vous avez été blessé à l’épaule mais surtout à la tête et vous étiez tombé à l’eau. Vous ne vous rappelez pas ?
— Si... l’eau... si froide mais c’est tout... Où sommes-nous ?
— Chez moi ! J’devrais plutôt dire chez nous parc’que j’te reconnais maintenant...
L’homme qui venait de parler, Thomas se souvenait de l’avoir vu quand on l’avait installé sur cette couche crasseuse pour le soigner. Et comme le religieux s’étonnait, il partit d’un gros rire en se tapant sur les cuisses.
— Comment qu’j’y ai pas pensé plus tôt ? C’est le Colin, bien sûr, le fils de ma sœur Madeleine qu’habite Tournai ! Y a un bout de temps elle m’avait dit qu’elle l’enverrait chez nous pour m’aider à la ferme parc ’qu’elle savait plus quoi en faire ! Y tournait au mauvais garçon.
Il criait presque, avec de grands rires, et le blessé pria :
— S’il vous plaît !... Ne criez pas !... Ma tête !
— Bah, tu t’y feras ! fit l’autre en baissant tout de même le ton.
L’ermite cependant s’étonnait et entraînait le bonhomme à part et Thomas n’entendit rien de ce qu’ils disaient sinon, à la fin :
— Pour sûr qu’il était soldat... ou quasiment ! La Madeleine se tournait les sangs parc ’qu’après avoir pris la fuite y s’était collé avec une bande ! Et j’vais vous dire une bonne chose : s’y s’rappelle rien, c’est très bien comme ça ! Ici, y r’deviendra un honnête paysan et y travaillera aux champs ! C’est Madeleine qui va être contente !
Le père Athanase émit encore une réserve dont seule la réponse parvint à Thomas :
— J’dis pas qu’il a pas changé ! ! C’est pour ça qu’j’l’ai pas r’connu tout d’suite ! Cinq ans, ça vous change un gars... mais maintenant j’suis sûr ! Pas vrai Jeannette ? Ma fille mentirait pas !
Thomas porta alors son attention sur la fille qu’il avait entrevue dans ses brouillards. Elle lui avait pris la main et la tenait si serrée qu’il tenta, en vain, de la lui enlever. Mais il n’avait plus aucune force...
— Oh oui ! L’père a raison ! C’est not’Colin et j’suis bien heureuse d’le revoir ! On s’aimait tous les deux !
— Sauf qu’ta tante te trouvait pas assez bonne pour lui!... mais maintenant tout va s’arranger !
Cela s’était arrangé, avec le temps et un meilleur état de santé. Mais la mémoire, elle, ne revenait pas et le convalescent se fatiguait rapidement et toussait. Chichement alimenté, son grand corps avait perdu ses muscles si vigoureux auparavant. Petit à petit, pourtant, il se familiarisait avec ce nom qu’on lui avait attribué, avec ce personnage même s’il ne parvenait pas à se l’approprier vraiment... Il y avait Jeannette qui lui vouait une manière d’adoration. Alors il s’habitua aussi à l’idée de l’épouser un jour...
Mais il pressentait qu’il n’appartenait pas à ces gens-là.
Il y avait la façon de s’exprimer. L’oncle Blaise et Jeannette ne parlaient pas le même langage que lui et il n’arrivait pas à se faire au leur. Il n’y avait que le père Athanase qui employait les mêmes mots mais on le voyait si rarement ! Blaise, d’ailleurs, n’aimait pas trop les voir causer ensemble. Il trouvait toujours un travail à donner à son « neveu ». Puis il y avait eu ce garçon - presque aussi mal habillé que lui ! - qui avait dit se nommer Gratien et qui l’avait appelé Monsieur le baron ! Pas longtemps, il est vrai. Blaise lui était tombé dessus à coups de fouet en le traitant de mendiant et en lui conseillant d’aller se faire pendre au diable...
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