— … Elle est bien construite mais mal couverte, il pleut dedans…
En même temps, il levait la tête vers le toit fait de grosses planches, en suivit la pente des yeux…
— Tim ! souffla-t-il. Il y a peut-être un moyen… Regarde. Le tas de fougère monte jusque là-haut. On pourrait peut-être grimper dessus, essayer de déplacer une planche. Si le vent a réussi à en faire glisser une, il n’y a aucune raison pour…
Il ne poursuivit pas sa démonstration. L’œil soudain brillant, Tim évaluait la hauteur de la grange puis, sans autre explication, se ruait sur le tas de fougère.
— Allons-y ! fit-il.
Escalader les gros paquets qui glissaient facilement ne fut pas une petite affaire. Les deux garçons durent refréner leur ardeur pour monter plus doucement. Puis arrivés au plus haut, parvenir à déplacer certains paquets pour augmenter leur approche sans s’écrouler jusqu’au sol au milieu d’une avalanche.
Aidé par Tim qui, arc-bouté, étayait de son mieux trois balles de fougère sur lesquelles il était juché en équilibre instable, Gilles atteignit le toit, essaya de pousser l’une des planches et constata avec joie que, si elle était lourde, elle se soulevait tout de même un peu. Quelques clous avaient dû céder.
— J’ai peur de ne pas y arriver tout seul, souffla-t-il. Il faudrait que nous puissions être tous deux au même niveau et pousser ensemble.
— On va essayer. Redescends…
On augmenta le tas du sommet, on le consolida autant que possible et, finalement, les deux amis se retrouvèrent debout sous le toit dont Tim, de la main, éprouvait la solidité.
— À nous deux, ça devrait marcher, fit-il avec satisfaction. Poussons !
— Attends un peu.
Vivement, Gilles se dépouilla de l’espèce de lévite noire qu’il devait à la générosité de Jakob et la jeta sur la lanterne. L’obscurité enveloppa toute la grange.
— Pas fou, non ? marmotta Tim.
— Pas du tout ! Qu’est-ce que tu crois qui se passera si Van Baren met le nez à la fenêtre et voit de la lumière sortir du toit de sa grange ? On n’a pas besoin d’y voir clair pour ce qu’on fait.
Sous l’effort conjugué des deux garçons, la planche se souleva d’un côté. Elle tenait encore par un bout. Ils poussèrent plus fort encore, sans souci de la pluie qui les atteignait maintenant et se mêlait à leur sueur. Finalement, la planche sauta. Ils l’entendirent glisser puis tomber à terre avec un bruit mou. Ils se retrouvaient sous la pluie mais à l’air libre.
Un instant plus tard, ils étaient sur le toit et, avec précautions, commençaient à descendre la longue pente que l’humidité rendait glissante. C’était encore plus difficile pour Gilles qui avait refusé de se séparer de sa lanterne malgré les objurgations de Tim. Enfin ils atteignirent la gouttière. Un tuyau de descente qui se déversait dans un tonneau déjà débordant les amena au sol détrempé sur lequel ils reprirent pied avec une joie profonde. Ils se trouvaient dans l’espace ménagé entre la grange et la maison et celle-ci se dressait en face d’eux, absolument noire et silencieuse si peu rassurante que dans le cœur de Gilles quelque chose se serra.
— Tim… souffla-t-il. Il faut essayer de les emmener… Nous ne pouvons pas les abandonner comme ça… ce serait…
Il s’interrompit, à demi étouffé. La grosse patte de Tim s’était abattue sur sa bouche et s’y appliquait aussi solidement qu’une arabède à son rocher tandis qu’à son oreille l’Américain chuchotait d’une voix implacable :
— Plus un mot là-dessus ! Et maintenant, mon fils, écoute bien ce que je vais te dire car je ne me répéterai plus : le sort de la guerre et la liberté de tout un peuple dépendent peut-être de notre survie. Alors, même si je savais que ces deux femmes risquent d’être mises à mort demain matin à l’aube, j’agirais exactement comme nous allons faire. Et, comme elles ne risquent certainement rien de semblable, assez causé et filons !
Avec colère, Gilles repoussa la main de son ami mais ne protesta plus. La logique de Tim ne pouvait être contestée car, en effet, le secret qu’ils avaient surpris leur faisait dépasser les limites des sentiments normaux. Ils ne s’appartenaient plus. Que représentaient deux jeunes femmes en face de l’immense lutte entreprise par les Insurgents ? Et, comme s’il répondait à sa pensée, Tim murmura encore mais cette fois avec une douceur inattendue.
— Si ma mère elle-même était enfermée dans cette maison, je l’y abandonnerais sans hésiter…
— Ça va ! soupira Gilles, maté. Je te suis…
Pour éviter de repasser devant la maison, ils continuèrent le long de la montagne, dépassèrent l’entrée de la mine… et s’arrêtèrent avec ensemble. Quelque part, dans les profondeurs du trou noir, ils avaient entendu un hennissement.
— Tiens tiens ! fit Tim. Je commence à croire que le célèbre entêtement des Bretons pourrait bien avoir du bon. On dirait que ta lanterne va nous servir.
L’un derrière l’autre, à la lumière de la lanterne que Gilles découvrait en partie, juste ce qu’il fallait pour ne pas se rompre le cou, les deux compères pénétrèrent dans la galerie de mine. Passé l’entrée, elle était assez haute et les boiseries qui la soutenaient paraissaient en bon état mais il n’y avait guère de traces d’activité. Si Van Baren extrayait du charbon, cela n’avait pas dû lui arriver depuis un moment…
— Pourtant, fit Gilles, il sortait bien de ce couloir quand nous sommes arrivés…
— Ça ne veut pas dire qu’il venait d’y travailler. Écoute… À nouveau, le hennissement se faisait entendre, plus proche et guida leur marche. Un moment plus tard, ils découvraient ce qu’inconsciemment peut-être ils avaient espéré trouver depuis leur entrée dans la mine : une assez vaste caverne dont l’ouverture sur la galerie se dissimulait à demi derrière un pan de rocher et qui constituait une très convenable écurie car elle devait, dans la journée, recevoir la lumière par deux anfractuosités fourrées de végétation.
— Est-ce que tu vois ce que je vois ? fit Tim, extasié.
Il y avait là deux chevaux, sagement rangés dans des stalles rudimentaires, deux chevaux dont on devait prendre grand soin car leur litière de fougère sèche était propre et leur poil lustré. Leurs selles et leurs harnais accrochés à la muraille la plus proche brillaient, entretenus.
— Si ces canassons sont des bêtes de labour, je veux bien être changé en carton à chapeaux, marmotta Gilles.
— Tu n’as rien à craindre… et moi non plus car je ne vois pas du tout ce que je pourrais bien faire d’un carton à chapeaux. Ce sont des chevaux de l’armée anglaise… et voilà la marque, ajouta Tim en approchant la lanterne de l’un des animaux. C’est pour le moins curieux… et j’en viens à me demander si Van Baren est un coquin ou un bon patriote…
— On se posera des questions plus tard, le Ciel nous envoie des chevaux, sellons-les et filons d’ici.
Ce fut fait en un clin d’œil. Puis, guidant les bêtes d’une main et, de l’autre, leur pinçant les naseaux afin de les empêcher de hennir, les deux garçons sortirent de l’écurie improvisée et s’engagèrent dans la galerie pour remonter à l’air libre. Tout à coup, Tim qui ouvrait la marche avec la lanterne marqua un temps d’arrêt.
— Eh bien, s’impatienta le Français, tu avances ?
— Oui, oui… puis, d’une voix changée, Tim murmura : Tout compte fait, je crois bien que c’est un abominable coquin !…
Puis, brusquement, il souffla la lumière. L’obscurité les enveloppa mais on approchait de la sortie et Gilles mit cela sur le compte de la prudence. Il retrouvait l’air libre avec joie.
Après l’ombre étouffante de la mine, la nuit lui parut claire et singulièrement exquise l’odeur de la forêt. Il en emplit ses poumons avec volupté puis, impatient de sentir à nouveau entre ses genoux la chaleur et la force familière d’un cheval, il sauta en selle.
Sans un regard à la maison de Jakob van Baren pour ne pas être tentés de se laisser attendrir, les deux compagnons gagnèrent le couvert des bois et s’éloignèrent sur la mousse qui amortissait le pas des chevaux. La pluie avait enfin cessé…
1. Actuellement Wilmington.
2. Anabaptiste néerlandais du XVe siècle qui devint prédicateur itinérant et fonda en Europe du Nord de petites communautés dont certaines émigrèrent aux XVIIe et XVIIIe siècles en Amérique.
3. Des bandes de maraudeurs pillaient le pays entre les deux armées. Les pro-Américains s’appelaient les skinners (les Écorcheurs) et les pro-Anglais les « Cow-Boys » (les Vachers).
CHAPITRE XI
LE DRAME DE WEST POINT
Le jour vint comme un voleur, insinuant ses brumes grises entre les fûts trempés des grands sapins, distribuant parcimonieusement la lumière pauvre de son ciel sombre, encore gorgé de pluie. Les deux hommes avaient cheminé en silence durant toute la nuit, guidés par l’instinct sûr de Tim et, malgré les difficultés de la route, ils avaient dû couvrir une assez longue distance mais ils n’en avaient pas encore fini pour autant avec la forêt et ses fondrières.
— Je donnerais cher pour un petit temps de galop, grogna Gilles, ce sacré chemin a l’air interminable… Sais-tu seulement où nous sommes ?
— Vague idée !… marmotta Tim sans se retourner. On est dans le comté de Sullivan… Le petit cours d’eau, là en bas c’est Ten Mile River. On a bien marché.
— En tout cas, on n’a pas rencontré les fameux épouvantails de Van Baren ! Pas trace des terribles « Cow-Boys ».
Il n’avait pas fini de parler qu’un sifflement aigu partait, haut par-dessus leurs têtes et, brusquement, le coin forestier se peupla. Des hommes à la mine farouche, vêtus pour la plupart comme des paysans, sortirent de derrière les arbres. Trois d’entre eux se postèrent au milieu du sentier, le fusil en joue. Celui qui paraissait être le chef était affublé d’un costume de soldat hessois 1.
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