— Est-ce que vous le voyez tous les jours ? demanda Marie qui n’aimait guère rester silencieuse.

— Presque. Le Roi travaille beaucoup plus qu’on ne l’imagine. Il se tient au fait de tout ce qui se passe, dans le royaume sans doute, mais singulièrement à Paris.

— Il ne l’aime guère cependant et souhaite, dit-on, s’installer dans ce nouveau Versailles qu’il fait construire à si grands frais…

— Je n’ai jamais dit que c’était par amour. Par méfiance plutôt. Je crois qu’il n’oubliera jamais la Fronde… Eh bien, je vais me retirer, ajouta le visiteur en se levant.

— Un instant encore, s’il vous plaît ! coupa Perceval. Pouvons-nous savoir ce qu’il advient de la meurtrière ? Est-elle morte ?

— Si elle ne l’est pas, elle n’en vaut guère mieux. Sachant qui elle était, Desgrez, l’exempt qui a tiré sur elle et qui est le meilleur de mes collaborateurs, a préféré, vu son état, la laisser mourir chez elle sans divulguer son nom. Il s’agit de ménager une famille respectable en tous points. Mme de La Bazinière aura succombé à une brève maladie… J’ai approuvé, bien entendu. Le Roi aussi.

La Reynie avait repris son mouvement pour sortir et ses deux hôtes se disposaient à l’accompagner quand il se ravisa :

— Ah j’allais oublier !… Ce jeune homme qui, hier, semblait si ému et a rapporté ici Mme de Fontsomme ? Qui donc est-il ?

Avec une présence d’esprit qui confondit Raguenel, Marie fournit instantanément une réponse paisible :

— Gilles de Pérussac, un ami d’enfance de mon frère. Ils se voyaient souvent quand Gilles était en Vermandois chez sa grand-mère Mme de Montgobert. Il nous aime beaucoup et, ayant appris le… le départ de mon frère Philippe, il est passé hier ; il n’avait que peu de temps, il a voulu aller au-devant de ma mère.

Le lieutenant de police considéra cette belle jeune fille, si fière dans le grand deuil qui exaltait sa blondeur, et ne put s’empêcher de lui sourire, mais demanda cependant :

— Il est déjà reparti ?

— Je l’ai dit : il ne faisait que passer avant de rejoindre à Brest M. Duquesne sous qui il sert…

— Ah ! C’est un marin ! Cela explique son aspect… un peu négligé.

La Reynie reparti, Perceval qui avait retrouvé son inquiétude du début de l’entretien complimenta Marie de son sang-froid :

— C’était magnifique ! Quel aplomb ! Mais n’as-tu pas été un peu trop loin ? Cet homme a les moyens de tout savoir de ce qui se passe en France et s’il cherchait à Brest…

— Ou dans l’escadre de M. Duquesne ? Il y trouverait Pérussac. Comme il est réellement un ami d’enfance et que sa cousine est aux filles d’honneur de la Reine, je pouvais l’affirmer sans crainte.

— Bravo !… Seulement, au cas où des doutes viendraient à M. de La Reynie, il vaut mieux que ton frère reste caché ici ou se trouve un coin tranquille en province…

— Sans doute, mais avant de prendre une décision, il convient d’entendre d’abord son histoire…

On attendit cependant le soir afin d’être certain de n’être plus dérangé. Après le souper qu’elle prit dans sa chambre et tandis que Jeannette refaisait son lit, Sylvie demanda à sa fidèle suivante de se retirer dès qu’elle l’aurait aidée à se recoucher. C’était la première fois qu’elle l’écartait ainsi du cercle de famille et Jeannette ne put retenir un regard surpris. Alors, elle expliqua :

— Nous sommes tellement proches l’une de l’autre, et cela depuis toujours, que je ne t’ai jamais rien caché. Tu as tout partagé de ma vie. Pourtant, tu ne dois rien savoir de ce qui va se dire ici tout à l’heure. N’y vois pas méfiance mais le souci profond de te tenir à l’écart d’une affaire trop grave pour n’être pas dangereuse. Lorsqu’il s’agit de ce qui ne peut être qu’un secret d’État, il faut en écarter ceux qui n’ont rien à y faire et que l’on aime. Et je t’aime beaucoup…

Les larmes aux yeux, Jeannette vint s’agenouiller près du fauteuil de sa maîtresse et posa sur ses genoux une tête où les cheveux blancs se faisaient plus nombreux :

— Vous n’avez aucune explication à me donner et je ferai ce que vous désirez. Les secrets du royaume ne m’importent qu’en considération du mal qu’ils peuvent vous faire et, depuis l’enfance, vous n’en avez que trop pâti. Promettez-moi seulement de ne pas nous laisser de côté, mon Corentin et moi, si vous, ou les enfants, ou les trois, devez encore courir quelque danger !

— Je te le promets ! affirma Sylvie en relevant Jeannette pour l’embrasser. Nous resterons ensemble tant qu’il plaira à Dieu…

Rassurée, Jeannette acheva son ouvrage, réinstalla Sylvie dans son lit, remit des bûches dans la cheminée et sortit sans éteindre les chandelles comme elle le faisait chaque soir, ne laissant qu’une veilleuse. Un moment plus tard, le chevalier de Raguenel, Philippe et Marie venaient prendre place autour du grand lit tendu de soie jaune doublée de blanc en tirant leurs sièges au plus près afin que le conteur n’eût pas à élever la voix.

— Voilà ! dit Perceval en allumant sa pipe, je crois qu’à présent nous sommes prêts à t’écouter, mon garçon ! J’espère que la fumée du tabac ne te gêne pas ? Elle est sans effet sur ta mère…

— J’en use aussi, dit le jeune homme en souriant. Et puis Marie a placé là-bas, sur le cabinet d’écaille, un plateau avec des verres et du vin d’Espagne… Nous ne manquerons de rien.

Il se pencha en avant, mit ses coudes sur ses genoux écartés, posa sa figure dans ses mains et parut se recueillir dans le silence qui s’établit.

— Si je n’avais pas vécu ce que je vais vous rapporter, je pense que j’aurais peut-être eu peine à le croire si l’on me l’avait raconté. Même maintenant, il m’arrive de me demander si je n’ai pas fait un cauchemar tant cela bouleverse les idées que je gardais sur la grandeur des rois et la noblesse des hommes. De certains tout au moins…

— Tu peux être sûr, grogna Perceval, qu’aucun de nous ne mettra ta parole en doute…

— J’en suis certain… Lorsque nous avons quitté Marseille, je croyais vraiment partir pour la croisade comme jadis mes ancêtres. Nous allions combattre l’Infidèle ! Nous étions des soldats de Dieu ainsi qu’en faisait foi l’Étendard du Christ en Croix que Sa Sainteté le pape avait fait porter à M. l’amiral quelques semaines plus tôt. Lui-même, d’ailleurs, après tant d’avanies subies des gens du Roi ne se voulait plus que le « capitaine général des armées navales de l’Église » et une foi profonde en sa mission l’habitait. Les vents favorables qui nous menèrent en vue de l’île de Candie en quinze jours le confortèrent dans ses certitudes, et il se sentit plus ardent encore à combattre pour une cause si sainte lorsque nous fûmes devant la capitale de l’île, appelée elle aussi Candie[78]. Ce que nous découvrîmes alors était à la fois d’une grande beauté et d’une profonde tristesse. Presque un décor de fin du monde…

Il était tôt, ce matin-là, et les premiers rayons du soleil éclairaient d’un jour frisant une crête montagneuse d’un gris roussâtre, des plateaux couverts d’une herbe rêche et odorante avec de rares bouquets de chênes verts et d’oliviers sauvages. Au pied, coulant jusqu’à la mer d’un bleu presque violet, l’anse d’un port protégé par une digue où s’élevait une vieille tour à feu, une ville aux murailles orgueilleuses, des bastions frappés du lion de saint Marc mais labourés par le canon, troués, éventrés, creusés de ravines. Une ville de rouges palais vénitiens, de maisons blanches, certaines à demi écroulées, et d’environs où se voyaient les galeries de mines éventrées par l’arme étrange dont se servait Morosini, ces bouteilles de verre à quatre faces et quatre mèches qui répandaient en se brisant une fumée infecte et meurtrière. Partout la trace des incendies, partout les stigmates de la mort et, sur tout cela, intacte, affirmant une farouche volonté de tenir, la bannière rouge et or de Venise remuait doucement dans le vent léger du matin. Les Turcs n’étaient visibles que par leurs feux de cuisines sur les positions élevées qu’ils tenaient. Tout s’anima vite cependant quand les premiers feux du soleil firent flamboyer les ors du Monarque et ceux des autres vaisseaux. Partie du port où l’on s’assemblait, une énorme acclamation les salua…

— Nous sommes les premiers, constata Beaufort qui observait l’île à la longue-vue. Ce n’est pas normal. Parti avant nous de Marseille avec ses galères plus rapides, Vivonne devrait être là, ainsi que ce Rospigliosi qui me refuse le titre d’altesse. Il vient de Civitavecchia, lui ! Cela pourrait donner à penser…

Il en fallait davantage, cependant, pour décourager l’Amiral. Il prit place dans une chaloupe avec M. de Navailles, M. Colbert de Maulévrier[79], son neveu et moi afin d’aller prendre langue avec Francesco Morosini, le capitaine-général de Venise. Celui-ci vint au quai avec M. de Saint-André-Montbrun, capitaine français au service de la Sérénissime, pour nous recevoir après le passage du goulet, formé par la digue du phare. Cela fut effectué sous le feu des Turcs. Heureusement, ces gens-là tiraient mal…

Je ne vous cacherai pas la forte impression que m’a faite Morosini, véritable incarnation des plus hautes valeurs de Venise. C’était un homme de cinquante-deux ans grand et mince qui, dans sa cuirasse cabossée, ressemblait à une lame d’épée. Son visage énergique, à la peau recuite par le soleil, montrait des traits fins sous la chevelure où paraissaient des mèches blanches, une bouche sensible entre la moustache soyeuse et la « royale », et surtout de profonds yeux noirs, fiers et dominateurs sous le sourcil arrogant que l’impatience faisait frémir. Pourtant cet homme, ce marin, ce soldat, ce stratège savait user d’une patience infinie qui était l’une des facettes de son génie[80]… Entre lui et notre amiral l’entente fut tout de suite absolue : ces deux hommes étaient faits pour se comprendre. Malheureusement, ce n’était pas le cas de M. de Navailles qui, hélas, avait le pas sur Monseigneur pour les opérations terrestres…