Alors Sylvie avait pris la place de sa mère. Elle était devenue la seule passion de cet homme au bord de la vieillesse qui trouvait tant de jouissances dans les tortures qu’il infligeait. À sa recherche, il avait lancé Nicolas Hardy, son meilleur limier, un gibier de potence qu’il avait arraché aux galères quand il avait compris qu’un esprit aussi malin que le sien habitait sa grande carcasse. Et Nicolas Hardy était parti pour Belle-Isle puisqu’elle était aux Gondi, que de tout temps ceux-ci entretenaient des liens d’amitié avec les Vendôme. Mais Hardy était revenu bredouille.

Là-bas, ses ruses et ses astuces ne lui avaient servi à rien : il s’était heurté à des murs aveugles et sourds. Rudes, fiers et indépendants, les Bretons eurent vite flairé l’espion dans ce personnage trop aimable à l’argent facile. Presque toute l’île avait appris qu’une jeune fille, une victime du Cardinal protégée par monsieur Vincent, s’y était cachée ou s’y cachait encore, mais Sylvie était entrée dans le légendaire, si cher au cœur de tout Celte bien né. Et même parmi les plus pauvres, personne ne parla… Quant à interroger le duc de Retz et les siens, il n’en était pas question. Tout ce qu’il réussit à découvrir – encore fut-ce par hasard en surprenant au cabaret la conversation de deux soldats de la garnison ! – c’est qu’une grande dame de la Cour, d’une extraordinaire beauté, était venue faire une brève visite. Ces gens n’avaient pas prononcé de nom, mais l’un d’eux, en soupirant qu’elle « était belle comme une aurore », l’avait mis sur la voie. Son flair et quelques questions en apparence anodines avaient fait le reste : Mlle de Hautefort était venue à Belle-Isle et peut-être, en s’en retournant, était-elle accompagnée ?

Ce fut en s’élançant sur cette nouvelle piste que Nicolas Hardy eut un accident : les os des espions ne bénéficiant pas d’une solidité plus grande que ceux des gens convenables, la rotule de Hardy éclata en morceaux après un rapprochement brutal avec le sabot d’une mule atrabilaire. Immobilisé de longs jours dans son auberge de La Roche-Bernard et désormais boiteux, l’envoyé de Laffemas n’eut d’autre ressource que d’aviser son patron par lettre mais quand celle-ci arriva, l’homme à tout faire de Richelieu était reparti pour une expédition punitive contre une dernière résurgence des Nu-Pieds aux confins du Vexin normand.

Rentrant enfin au logis, Laffemas trouva la lettre et s’offrit une grosse colère contre le malencontreux imbécile qui avait laissé échapper une piste encore chaude. Comment chercher dans quelle direction l’ancienne dame d’atour de la Reine avait dirigé ses pas ? Exilée, donc assignée à résidence, elle n’aurait jamais dû pouvoir se rendre à Belle-Isle mais apparemment, elle en prenait à son aise, comme tous ses pareils d’ailleurs, qui, à peine hors de Paris, semblaient pris d’une irrépressible bougeotte. La seule chose à faire était d’envoyer surveiller le château de La Flotte mais, en l’absence de Nicolas Hardy, Laffemas n’avait pas confiance en grand-monde. D’autant qu’il avait besoin à Paris même de ceux qu’il réussissait à s’attacher pour veiller à sa propre vie, sans cesse menacée par cet espèce de fantôme insaisissable qui se faisait appeler le capitaine Courage !

Par deux fois, grâce surtout à Nicolas Hardy, le Lieutenant civil avait échappé à un guet-apens mais, depuis, son ennemi avait changé de tactique comme s’il souhaitait le faire mourir de peur. Laffemas ouvrait-il une fenêtre qu’une flèche venue de nulle part clouait un message, le menaçant d’une mort affreuse en attendant le feu éternel, au mur de sa chambre.

Oh, ces messages qui semblaient arriver jusqu’à lui par magie ! Ils avaient fait naître une frayeur grandissante parce qu’ils lui donnaient l’impression qu’un œil invisible l’observait et que, contre cet ennemi-là, sa puissance avait des pieds d’argile…

C’était le cas, en effet : elle tenait tout entière dans la personne du Cardinal et il était de plus en plus évident que ledit Cardinal ne vivrait plus longtemps. Si encore Laffemas avait pu disposer de l’ensemble des forces policières de la capitale, mais il n’avait jamais eu le temps, les moyens, ni même la possibilité de réunir sous une même bannière tous ceux qui les composaient.

Si la police en tant que telle existait depuis des siècles sous l’autorité générale du Châtelet, elle avait toujours été considérée comme une annexe de la Justice fonctionnant sans règles définies et que dirigeaient de façon concurrentielle le Lieutenant civil pour le municipal, le Lieutenant criminel pour les meurtres – encore Laffemas conjuguait-il ces deux fonctions – sans compter le prévôt des marchands pour la vie du fleuve et le commerce, le prévôt de l’Île pour la « sécurité publique », de compte à demi avec le chevalier du guet. Dans la suite des temps, il en était résulté des contestations fréquentes, allant parfois jusqu’à la bataille rangée, et un désordre considérable dont bénéficiaient les truands de tout poil et leurs repaires, les cours des Miracles, disséminés dans divers quartiers de la ville. Ajoutons à cela que les commissaires du Châtelet délaissaient systématiquement leurs fonctions qui ne leur étaient d’aucun revenu. La plupart d’ailleurs n’habitaient pas les quartiers dont ils avaient la juridiction[33].

Or, Laffemas savait que la majorité de ses confrères ès ordre public le détestaient cordialement.

Pourtant, ce soir-là, il fallait qu’il sorte, et de la façon la plus discrète possible. En effet, poussé par ses angoisses, il s’était résolu à demander son horoscope à l’astrologue royal, Jean-Baptiste Morin de Villefranche, qui lui avait fait savoir dans la journée que l’ouvrage l’attendait à condition qu’il vînt le chercher lui-même et à la nuit close.

Un curieux personnage que ce Morin, né à Villefranche de Beaujolais au siècle précédent et qui n’aurait pas déparé la Cour de l’empereur Rodolphe II, le maître des mystères. À la fois médecin, philosophe, mathématicien, astronome et astrologue, il était titulaire de la chaire de mathématiques au Collège royal[34] depuis qu’il avait prédit la guérison du Roi au moment où on le disait mourant à Lyon. Morin avait affirmé avec force que le souverain s’en sortirait et Louis XIII, reconnaissant, lui avait octroyé ce poste tout en l’attachant plus ou moins à sa personne en tant qu’astrologue royal. Charge qu’il serait le dernier à occuper.

Cependant, il n’apparaissait guère à la Cour parce que Richelieu, qui s’en défiait, ne l’aimait pas. Quant à la Reine, enfermée dans sa piété étroite d’Espagnole, ce grand homme maigre à l’aspect sévère lui faisait peur : il avait toujours l’air de voir quelque chose au-dessus de sa tête. Aussi, bien qu’elle en mourût d’envie, n’avait-elle jamais osé lui demander de lire pour elle dans l’avenir. Par crainte, peut-être, de ce qui pourrait en être révélé à un époux qu’elle trahissait de bien des façons.

Ce n’était pas ce que redoutait le Lieutenant civil mais plutôt le ridicule : le bel effet produit sur tous ceux qu’il terrorisait, et aussi sur ceux qui le méprisaient en le haïssant, si l’on voyait sa voiture, ou son cheval et, de toute façon, son escorte devant la maison qu’habitait Morin dans la rue Saint-Jacques ! Faire porter un pli par un valet était une chose, s’y rendre soi-même en était une autre. Et pourtant, si Laffemas voulait apprendre ce que lui réservaient les astres, il fallait qu’il se déplace : bien protégé par le Roi, Morin n’avait aucune raison d’accepter de se déranger pour un vulgaire Lieutenant civil qui ne l’effrayait pas le moins du monde…

Pour se rassurer, Laffemas pensa que le chemin n’était pas bien long, que l’arrière de sa maison ouvrait sur la rue du Petit-Pont par une porte dont se servaient ses domestiques et qu’il lui suffisait d’emprunter une livrée, un manteau et un chapeau pour être déguisé, surtout en pleine nuit.

Le temps passait et, avec lui, celui des hésitations. Neuf heures sonnant à l’horloge du Petit-Châtelet emportèrent la décision. Laffemas changea de costume, enfonça un chapeau rond sur sa tête et sortit par la porte de derrière. La nuit, froide, lui parut calme tandis qu’il explorait les environs avant de quitter l’abri du seuil. Ses yeux jaunes possédant comme ceux des chats la faculté de voir dans l’obscurité, il finit par se rassurer. Rien ne bougeait. Alors il se mit en marche, gagna en quelques enjambées la rue Saint-Jacques qu’il entreprit de remonter d’un pas plus vif à mesure qu’il s’éloignait de son logis.

Il était presque à destination quand il entendit le vacarme d’un carrosse roulant à bonne allure. Bientôt, il l’aperçut : précédée de deux coureurs porteurs de torches comme les voyageurs attardés en trouvaient aux principales portes de la ville, c’était une lourde machine traînée par quatre chevaux avec, sur le siège, un cocher et un laquais chaudement emmitouflés.

Soudain, l’un des coureurs, glissant sur un quelconque immondice, tomba en laissant échapper sa torche dont la flamme effraya l’un des chevaux de tête. Avec un hennissement de terreur, l’animal freina des quatre pieds, se cabra en déstabilisant l’attelage. Le carrosse pencha, faillit heurter la façade d’une maison mais finalement resta debout cependant qu’à l’intérieur s’élevaient des cris de femmes. Tandis que le cocher s’arrangeait de ses bêtes, l’autre coureur revenu sur ses pas s’approcha de la portière.

— C’est rien, mesdames ! Plus de peur que de mal. La faute à mon camarade qu’a glissé en lâchant son brandon.

— Allons, hâtons-nous de repartir ! dit Mme de La Flotte dont l’aimable visage venait d’apparaître dans la lumière jaune de la torche.

Laffemas, enfoncé dans l’encoignure d’une maison, n’avait rien perdu de la scène qu’il jugeait stupide, mais il se figea soudain : un autre visage encadré d’un petit bonnet blanc sous un capuchon noir s’ajoutait à celui de la comtesse et ce visage, c’était celui qui hantait ses nuits et ses rêves – qui, pour d’autres, eussent été des cauchemars : c’était celui de Sylvie ! Il l’aurait juré. Il en aurait mis sa main au feu et sa tête à couper ! Personne n’avait d’aussi jolis yeux noisette ! Quant à cette vieille dame… pardieu oui ! C’était Mme de La Flotte, la grand-mère de la belle Hautefort.