— Qu’est-ce que tu viens de dire ?

— Je n’ai rien dit. Tu m’as demandé comment est morte la fille du dernier sagamore des Algonquins et je t’ai répondu.

— Mais l’enfant… Qu’est devenu l’enfant ? Vit-il ?

— Celui qui ma raconté l’histoire m’a dit que c’était un bel enfant, déjà vigoureux et que Cornplanter le traitait mieux que ses autres fils car il voit en lui un cadeau du Grand Esprit, le fils du Soleil et de la Lune en quelque sorte et il pense que les dieux le lui ont envoyé pour régner un jour, non seulement sur les Six Nations iroquoises mais aussi sur les autres races indiennes, sur les derniers Algonquins enfin ralliés, et pourquoi pas sur les Blancs… Peut-être a-t-il raison, d’ailleurs… peut-être que cet enfant est promis à un grand destin ?

— Un fils…, murmura Gilles bouleversé, j’ai un fils.

Le mot, si nouveau pour lui, si lourd d’orgueil et de joie profonde, le grisait. Jamais encore il n’avait éprouvé chose semblable. Il se sentait un peu ivre tout à coup mais sans pour autant perdre complètement le sens des réalités. En lui-même il calculait que l’enfant devait avoir trois ans, que c’était déjà un homme en réduction… et que l’idée lui était insupportable de le savoir aux mains du Planteur de Maïs. Non sans un brin de perfidie, d’ailleurs, Tim corrigeait déjà les mots de son triomphe.

— Cornplanter a un fils, dit-il placidement, … à moins qu’un autre guerrier ne vienne le réclamer pour sien. Viendras-tu ? Quand les neiges de l’hiver auront recouvert la vallée du Mohawk, il sera difficile d’approcher des feux de cuisine du sachem. Sa puissance est grande et ses guerriers nombreux.

Le regard dont Gilles l’enveloppa était lourd de reproches.

— Tu n’aurais pas dû me dire tout cela, Tim… pas encore car j’ai besoin de garder l’esprit clair et le cœur libre. Si rien ne s’y opposait, je te jure, sur l’honneur de mon père et sur mon âme, qu’aucune force, aucune loi humaine ne pourrait m’empêcher de partir avec toi. Mais je ne m’appartiens pas… tout au moins tant que je n’aurai pas repris celle que Dieu m’a donnée. Jusque-là, je te demande, sur notre amitié, de ne jamais me parler du fils de Sitapanoki…

— Pourquoi parlerais-je encore ? Je ne sais rien de plus…

Ils avaient rejoint la Seine. Rousse et violette, elle baignait un village aux maisons blanches, aux toits bruns, aux murs garnis de somptueuses treilles en espaliers. Après l’agitation de Fontainebleau, ce village paraissait étonnamment paisible, étendu dans la douceur de cette fin de journée, sous l’égrénement des premiers tintements de l’Angélus. De sa houssine, Gilles désigna une grande enseigne hardiment peinturlurée qui grinçait dans le vent du soir au-dessus d’une porte basse.

— Voilà le Grand Pressoir, dit-il d’une voix qu’il s’efforçait de rendre naturelle et calme en dépit du bouleversement secret de son cœur où s’abritaient à la fois l’Enfer et le Paradis. Espérons que l’attente ne sera pas trop longue…

Ce n’est que le lendemain soir, alors qu’il était déjà assez tard, que la longue silhouette de Fersen s’encadra au seuil de la chambre où Gilles, de plus en plus nerveux, faisait les cent pas tandis que Tim, accroupi près de la cheminée, grillait des châtaignes. Soudain immobile, le chevalier chercha des yeux le regard du Suédois.

— Alors ? demanda-t-il seulement.

Fersen rejeta en arrière son manteau de cheval, ôta ses gants et vint tendre à la flamme ses longues mains blanches dont il prenait le plus grand soin.

— Je ne peux rien te dire. La reine veut te voir.

Gilles fronça le sourcil.

— Pourquoi ? Ne lui as-tu pas dit…

— J’ai dit tout ce que je pouvais dire. Elle ne m’a donné aucune autre réponse que ce que je viens de dire : elle veut te voir.

— Je n’aime guère cela… Elle a trop d’amitié pour toi sans doute, pour te charger d’une mauvaise commission. Qu’importe, je verrai donc Sa Majesté puisqu’elle l’ordonne. Dis-moi seulement où et quand ?

— Il y a bal ce soir, au palais. Je dois te conduire vers minuit dans le Parterre. C’est là que tu la rencontreras. Et comme cela nous laisse plus de deux heures, je ne serais pas fâché de goûter le vin de la maison que Tim trouve si bon accompagné de quelque nourriture car je meurs de faim. Si tu veux tout savoir, je n’ai rien mangé depuis hier soir.

— Comment cela ? fit Tim en lui offrant gracieusement une châtaigne brûlante piquée sur une fourchette. Ton prince et ta duchesse ne t’ont pas nourri ?

— Monseigneur d’Artois qui me loge gracieusement dans une mansarde sous ses toits m’a nourri hier soir mais aujourd’hui je n’ai décroché aucune invitation. Le prince chassait avec le roi, toute la Cour était en forêt et les auberges beaucoup trop pleines. N’oublie pas que moi aussi je suis ici en contrebande.

— Tu n’avais pas besoin d’en dire tant pour que je t’invite à souper, dit Gilles. Je dois tous les égards à mon messager. Descendons. Je crois que tu ne seras pas mécontent de la maison…

Il était un peu plus de onze heures et demie quand Tournemine et Fersen, après avoir traversé Ablon endormie, pénétrèrent dans le parc du château par la Porte Rouge et laissèrent leurs chevaux au corps de garde. On leur avait ouvert sans difficulté quand le Suédois eut donné le mot de passe de la nuit. D’un pas rapide, car il s’en fallait d’un bon quart de lieue qu’ils n’atteignent le Parterre, ils suivirent le long canal étiré à travers le parc jusqu’à la héronnière du roi François Ier et jusqu’aux Cascades dont les eaux moussaient dans un large bassin. Personne ne croisa leur chemin qu’ils accomplirent dans le plus grand silence, simplement parce qu’ils n’avaient pas envie de parler. Tout en marchant ils se contentaient de regarder le palais grandir devant eux avec ses fenêtres brillantes et ses grands toits pentus dont les ardoises fines luisaient doucement sous la lumière timide d’un croissant de lune accroché au plus haut d’entre eux.

Près des Cascades, un escalier les conduisit à la terrasse entourant le Parterre, vaste jardin carré de trois hectares ordonné et brodé comme un tapis précieux par les jardiniers du Grand Siècle. Des arbres bien taillés cernaient cette terrasse qu’une large avenue plantée d’une double rangée de grands tilleuls séparait de l’étang des Carpes.

Cette nuit, le Parterre offrait un spectacle féerique grâce aux flots de lumière déversée par les hautes fenêtres de la salle de bal qui dominaient l’un de ses angles, grâce aussi aux cordons de petites lampes qui jouaient les lucioles parmi ses festons et ses astragales de verdure. La musique affaiblie d’un menuet accompagnait à merveille la chanson grêle de la fontaine centrale, représentant un Tibre de bronze divinisé par le ciseau génial de Primatice.

Toujours sans un mot, Fersen conduisit son ami jusqu’à l’épaisse frange de tilleuls qui étalait son ombre entre la féerie du Parterre et les reflets argentés de l’étang. Ils atteignirent cette zone obscure au moment précis où minuit sonnait simultanément à l’horloge du palais et à l’église voisine.

— Nous sommes exacts, chuchota Fersen, mais peut-être aurons-nous à patienter un moment. Bien sûr, la reine m’a dit qu’elle se retirerait avant minuit mais on ne peut…

Il se tut soudain, tendant l’oreille. Comme pour lui donner un démenti un bruit léger de pas et de soies froissées arrivait sous l’ombre des arbres. Deux femmes approchaient, couvertes toutes deux de grandes mantes de soie ouatée destinées à les défendre de la fraîcheur de la nuit et des eaux plus qu’à les dissimuler car celle qui marchait en avant, plus grande et plus majestueuse que sa compagne, érigeait au-dessus des plis sombres du vêtement une tête fière dont la haute coiffure blanche scintillait de diamants et irradiait sa propre lumière. D’autres diamants cousus au tissu neigeux de la robe jetaient leurs feux par instants lorsque le mouvement de la marche écartait davantage les pans de la mante déjà étalés par la largeur des paniers.

Derrière cette lumineuse apparition une autre venait, sacrifiée… car les deux hommes ne virent que la reine.

Lorsqu’elle approcha d’eux, Gilles, lentement, ôta son chapeau et mit un genou en terre tandis que Fersen se pliait en deux et balayait de son tricorne noir le sable de l’allée. Ce fut à lui que Marie-Antoinette s’adressa en premier : lui désignant du bout de son éventail sa compagne restée respectueusement en arrière, elle ordonna :

— Monsieur de Fersen, voilà Mme de Polignac qui meurt d’envie de faire quelques pas le long de ce bel étang que nous aimons autant l’une que l’autre. Voulez-vous l’accompagner ?… Sans toutefois vous éloigner par trop. Ce ne sera pas très long.

Avec un nouveau salut, Fersen s’éloigna et rejoignit l’amie de la reine. Leur double silhouette disparut instantanément derrière les arbres. La reine, qui les avait regardés s’éloigner, se tourna alors vers Tournemine toujours à demi agenouillé.

— Relevez-vous, chevalier ! Cette pose de suppliant ne saurait convenir à l’homme qui a sauvé le bonheur de son roi et l’espoir du royaume.

— Madame, murmura-t-il sans obéir, le crime de celle dont je viens implorer la grâce est de ceux qui ne permettent d’approcher la reine qu’à genoux. M’y voici donc !

— Votre délicatesse vous honore mais je vous prie cependant de vous relever afin que nous puissions faire quelques pas. Outre l’inconfort de cette posture, comme dirait mon beau-frère d’Artois qui se pique d’anglomanie, elle pourrait éveiller des curiosités intempestives si d’aventure on nous voyait. Allons jusqu’à cette charmille, voulez-vous ?

Elle y alla, suivie à trois pas par Gilles qui ne savait trop comment augurer de la suite. La reine semblait infiniment gracieuse mais cela ne signifiait nullement qu’elle se laisserait fléchir. Parvenue à destination, elle s’assit sur un banc de pierre disposé non loin des grands bassins qui fermaient le Parterre vers le sud.