Quelques instants plus tard, Lisa revenait à l’univers conscient. Ses yeux s’ouvrirent démesurément tandis qu’elle gémissait :

– Elsa ! ... Ils ont... enlevé Elsa !




Deuxième partie TROIS PAS HORS DU TEMPS...

CHAPITRE 8 LE MESSAGE


Ce qui s’était passé était d’une affligeante simplicité : vers dix heures, alors que Lisa conduisait Elsa à sa chambre pour l’aider à se coucher, Marietta, qui se préparait à éteindre les lampes tandis que Mathias remettait au râtelier les deux fusils dont il venait de passer la minutieuse inspection, entendit une voix de femme qui l’appelait en pleurant. Pensant qu’une voisine était en difficulté, elle n’hésita et sans même attendre l’avis de son époux, ouvrit la porte déjà verrouillée et sortit pour revenir aussitôt, poussée brutalement à l’intérieur par quatre personnages vêtus de noir, masqués et tout alla très vite : Mathias qui avait repris l’un des fusils fut abattu par la hache lancée d’une main experte ; Marietta, terrifiée, reçut une balle de revolver pour l’empêcher de crier, tandis que les bandits commençaient à tout bouleverser dans la pièce. C’est alors que Lisa attirée par le bruit descendit l’escalier. Elle tenait un pistolet à la main et s’apprêtait à faire feu quand une balle l’atteignit : – Tu n’aurais pas dû tirer ! reprocha l’homme qui paraissait le chef. Il nous faut les bijoux et s’il n’y a plus personne pour répondre à nos questions...

– Reste la folle ! Elle saura bien nous dire où ils sont ! Montons !

Quand ils atteignirent les marches, Lisa, qui était tombée et faisait semblant d’être évanouie, rassembla ses forces malgré la douleur et s’agrippa à leurs jambes au passage. Un seul tomba : l’autre assomma la jeune fille d’un violent coup de crosse et, cette fois, elle s’évanouit pour de bon. Elle avait juste eu le temps d’apercevoir l’un des meurtriers arrachant Elsa à sa chambre.

– Je n’en sais pas plus mais j’ai très peur pour elle, murmura Lisa quand, deux heures plus tard, elle se retrouva, la balle extraite et l’épaule bandée, dans l’une des chambres de Maria Brauner en compagnie de celle-ci, d’Aldo et d’Adalbert Ces gens veulent les bijoux et sont capables de la torturer pour savoir où elle les cache. Or elle ne sait rien !

– Comment cela ! fit Morosini. Vous m’avez dit que l’aigle était son plus cher trésor avec la rose d’argent ? N’en avait-elle pas la disposition ?

– La rose, oui. Quant à l’aigle, on la lui donnait lorsqu’elle en exprimait le désir mais c’était elle qui souhaitait qu’on la range sans lui dire où. N’oubliez pas qu’elle se croit archiduchesse ! Oh, mon Dieu, que vont-ils lui faire ?

– Je ne pense pas qu’elle craigne quelque chose dans l’immédiat, dit Adalbert. Ces gens la croient folle, n’est-ce pas ?

– C’est ce qu’a dit l’un d’eux.

– S’ils ont une once d’intelligence, ils vont d’abord essayer de la calmer. Ensuite ils l’interrogeront. C’est pour ça qu’ils l’ont enlevée au lieu de la tuer.

– Et quand ils s’apercevront qu’elle ne sait rien ?

– Lisa, Lisa, je vous en prie ! intervint Aldo en prenant une main où battait la fièvre. Il faut penser un peu à vous et vous reposer. Frau Brauner va veiller sur vous...

– Ça, vous pouvez en être sûr ! approuva celle-ci. On ne peut pas faire grand-chose à présent. Notre bourgmestre a téléphoné à Ischl. La police arrivera au matin mais, pour trouver des traces, ce ne sera pas facile. Hans, le pêcheur qui est sur le lac par tous les temps, a vu une barque qui s’éloignait du rivage mais, avec le brouillard, ce n’était pas facile de distinguer sa route. Il lui a semblé que c’était vers Steg... Allez, Fraulein Lisa ! Il faut dormir ! ... Et vous, messieurs, dehors !

Ils se levèrent et gagnèrent la porte mais soudain Morosini entendit :

– Aldo !

Il se retourna : c’était la première fois que Lisa usait de son prénom. Il fallait que l’ex-Mina fût vraiment bouleversée pour abaisser ainsi sa garde :

– Oui, Lisa ?

Ce fut elle qui chercha sa main, la pressa en levant sur lui des yeux suppliants :

– Grand-mère ! ... Il faut aller la prévenir... et surtout veiller sur elle ! Ces gens sont prêts à tout ! Quand ils s’apercevront qu’ils n’obtiennent rien de leur prisonnière, Grand-mère sera en danger. Ils penseront à elle...

Ému devant l’angoisse que traduisait le mince visage, il se pencha pour effleurer de ses lèvres les doigts crispés sur les siens :

– J’y vais !

– Ne dites pas de sottises ! Il faut attendre le bateau... et le train...

– Vous voulez rire ? fit Adalbert qui s’était bien gardé de sortir. Il y a combien de kilomètres jusqu’à Steg par le chemin du lac ? Environ huit. Et une fois là, on trouvera bien un moyen de transport pour les dix derniers. Sinon on continuera à pied...

– Vingt kilomètres ? Vous arriverez rompus !

– Cessez de nous prendre pour des vieillards, ma chère ! Quatre ou cinq heures de marche ne nous tueront pas ! Tu viens, Aldo ?

– Oui. Encore un mot, Lisa ! Comment m’avez-vous dit que s’appelait votre pauvre amie ? Le vrai nom.

– Elsa Hulenberg. Pourquoi ?

– Plus tard, je vous expliquerai !

Il gagna sa propre chambre en se traitant de tous les noms ! Lui qui était si fier de sa mémoire, comment un déclic ne s’était-il pas produit quand Lisa lui avait raconté l’histoire d’Elsa ? Etait-il fasciné par son ex-secrétaire au point de n’avoir pas fait le rapprochement ? Après leur séparation, il avait bien emporté la vague impression d’avoir manqué quelque chose mais il n’avait pu trouver quoi. Et c’était si simple pourtant !

Rassurés sur le sort de Lisa, Adalbert et lui quittèrent l’auberge un moment plus tard, équipés de vêtements de sport, de gros souliers, de sacs à dos contenant trousses de toilette et linge de rechange et prirent le chemin de terre qui rejoignait la route remontant vers Bad Ischl.

– On a le temps de causer, fit Adalbert quand ils eurent dépassé la maison du drame, gardée par quelques volontaires, en attendant la gendarmerie. Dis-moi un peu pourquoi tu as demandé à Lisa qu’elle te rappelle le nom d’Elsa ? Tu as fait alors une drôle de tête.

– Parce que je suis un imbécile et que c’est toujours affligeant à constater. Au fait, ça ne te rappelle rien, à toi, ce nom-là, Hulenberg ?

– N...on. Ça devrait ?

– Souviens-toi de ce que nous a dit le portier de l’hôtel à Ischl quand nous lui avons parlé de la villa où le mystérieux visiteur de tante Vivi a jugé bon de faire halte avant de rentrer à Vienne !

– C’était ça ?

– Tout juste ! La villa a été achetée « depuis peu » par la baronne Hulenberg ! Cette fois, je te garantis que rien ne m’empêchera d’aller y faire un tour. La nuit prochaine, par exemple !

– Et on dormira quand ?

– Ne me dis pas que tu t’arrêtes encore à ces viles contingences ? Quand on porte un si beau chapeau orné d’un blaireau et tout l’équipement d’un naturel du pays on doit se sentir taillé dans le granit. Alors ne commence pas à gémir, parce qu’on va avoir besoin d’un sacré courage tous les deux !

– Pour défendre la vieille dame ?

– Non, fit Morosini. Pour lui raconter l’agréable soirée que nous avons passée derrière ses fenêtres à épier ses petits secrets.

– Tu crois qu’il faut tout lui dire ?

– Pas moyen de faire autrement.

– Elle va nous jeter dehors ?

– Possible ! Mais avant il faudra qu’elle nous écoute.

En dépit de leur énergie, les deux hommes étaient éreintés lorsque, vers huit heures du matin, ils entrèrent dans Ischl et rejoignirent le Kurhotel Elisabeth où le portier leur réserva un accueil discrètement surpris de leur apparence mais sincèrement ravi de leur retour : les clients devaient se faire rares.

Ils commencèrent par s’attabler devant un solide petit déjeuner avant d’aller se mettre sous la douche et de changer de vêtements : ni l’un ni l’autre ne souhaitait s’attarder dans une chambre où s’offrait l’irrésistible tentation d’un lit moelleux. Il importait de se présenter au plus tôt à Mme von Adlerstein, même si la perspective ne les enchantait pas.

Adalbert n’en retrouva pas moins sa chère petite voiture avec une vive satisfaction et la ferme décision de ne plus s’en séparer :

– Quand on retourne à Hallstatt, on la prend, déclara-t-il. J’ai déjà fait le voyage avec Pomme Verte. On peut la garer dans une grange à environ deux kilomètres et je me demande même si je n’essaierai pas d’aller plus loin...

– Tu iras où tu veux pourvu que ce ne soit pas dans le lac, grogna Morosini, occupé à préparer ce qu’il allait dire. Tout dépendait, bien sûr, de l’accueil qui leur serait fait...

Lorsque la voiture et son bruit significatif s’arrêtèrent devant la haute porte de Rudolfskrone, il en eut une petite idée : un cordon de trois valets formant front derrière le vieux Josef barrait le passage.

– Mme la comtesse ne reçoit jamais le matin, messieurs ! déclara le majordome d’un ton sévère.

Sans s’émouvoir, Morosini tira de son portefeuille un bristol préparé à l’avance qu’il tendit au serviteur :

– Veuillez lui faire porter ceci. Je serais fort surpris qu’elle ne nous reçoive pas. Nous attendons !

Pendant que l’un des valets se chargeait de la commission, Adalbert et lui s’extirpèrent de leur véhicule et s’y adossèrent en contemplant le parc où l’automne étalait une superbe palette de couleurs allant du brun foncé au jaune pâle, relevé par le vert profond et immuable des grands conifères.

– Qu’est-ce que tu as écrit sur ta carte ? demanda Adalbert.

– Que Lisa est blessée et que nous avons à lui parler d’une affaire grave...