- Une maladrerie ! murmura frère Guillaume. Ne troublons pas leur paix...

Ils puisèrent l'eau dont ils avaient besoin et retournèrent aux chariots sans avoir éveillé l'attention du moine et du malade, mais rapportèrent ce qu'ils venaient de voir.

Quand on eut fini de soigner les chevaux, on mangea du pain et du fromage que l’on avait coutume d'emporter par précaution et l'on tint conseil. Un conseil où personne ne se hâta de prendre la parole, chacun essayant d'assimiler l'incroyable catastrophe qui s'abattait sur l'Ordre. Arrêtés ! Tous arrêtés à travers tout le pays et sans doute menés aux prisons ! Eux hier si puissants, maîtres de tant de forts châteaux, de terres, de richesses ? Comment était-ce possible ? Et sous des accusations infâmes ! Qu'avait dit le frère mort ? Simoniaques ? Sodomites ? Adorateurs du Diable ?... Cela n'avait aucun sens ! C'était le monde à l'envers ! Quelqu'un enfin brisa le silence :

- Qu'allons-nous faire ?

- Prions d'abord ! dit Olivier. Nous sommes dans la main de Dieu. Il éclairera peut-être nos ténèbres...

D'un signe de tête, frère Jean approuva et pendant de longues minutes, à voix contenues ils invoquèrent le Père, la Vierge Marie leur tendre patronne pour terminer par un Veni Creator non pas chanté mais murmuré.

Jean de Longwy se releva et, avec un grand calme, se dépouilla de sa longue cotte blanche, en baisa la croix de pourpre et la plia soigneusement.

- Imitez-moi, mes frères ! Il nous faut nous défaire de ces signes de distinction dont nous étions si fiers ! Fasse le Ciel que justice nous soit rendue et que nous puissions un jour les remettre...

Ils l'imitèrent avec des larmes dans les yeux. De même, quand il fallut dépouiller les hauberts de maille d'acier que complétait le camail enveloppant entièrement le cou et la tête et ne laissant voir que le visage. Une protection suffisante pour escorter des biens en temps de paix. C'est dire qu'ils ne portaient ni heaume ni chapeau de fer, mais tous, en s'aidant mutuellement à sortir de l'étroite tunique, eurent l'impression qu'on leur arrachait la peau.

En dessous, ils avaient sur leurs chemises et leurs braies de lin chausses et justaucorps de laine noire. Evidemment, ainsi vêtus ils étaient encore tous semblables En revanche, la prévoyance de frère Clément avait ordonné depuis plusieurs semaines, à ceux qu'il avait choisis depuis longtemps, de laisser pousser leurs cheveux que la Règle voulait ras et de raccourcir notablement barbes et moustaches. Frère Jean les considéra un instant puis soupira :

- Nous n'allons pas pouvoir continuer la route de conserve. Il va falloir nous séparer : un chariot de paille accompagné de trois paysans - en nous salissant convenablement nous devrions y ressembler -, cela peut passer inaperçu, mais trois suivis d'une troupe aussi uniformisée que nous le sommes encore, cela ne passera jamais.

- Nous séparer, comment l'entendez-vous ? demanda Olivier. Devons-nous gagner Dieppe par des chemins différents ou bien partir en laissant entre nous une distance dans le temps ? Un tous les deux jours par exemple... La difficulté est que vous seul connaissez cette route et cette région et si chaque chariot prend un chemin, nous risquons de nous perdre...

- Vous auriez parfaitement raison s'il était encore question de gagner Dieppe, mais si vraiment le Roi Philippe a fait saisir tous les Templiers de France, soyez sûrs que notre établissement de là-bas n'aura pas échappé... ni les navires de l'Ordre s'ils n'ont pas eu le temps de prendre la mer. Nous ne trouverons plus rien... sinon les sergents des prévôts locaux...

_ Alors où aller ? Nous ne pouvons quand même pas rester ici ! dit Hervé d'Aulnay.

- Pas à cet endroit ! Ce dont nous devons nous soucier, bien avant notre propre sécurité, c'est de mettre le grand trésor à l'abri des griffes du Roi ! Il faut donc le cacher en trois endroits différents. Or, nous ne pouvons plus le confier à l'une de nos templeries : ce serait nous jeter dans autant de pièges. Il nous faut par conséquent trouver des abris dans des lieux où personne n'aura l'idée d'aller les chercher.

- Dans des demeures de noblesse par exemple ? avança Olivier qui songeait à l'Arche enfouie dans la grotte secrète de Valcroze.

- A condition que les maîtres soient nôtres en toute sûreté, autrement comment être certains que nos hôtes, même s'ils nous accueillaient bellement, ne se hâteraient pas, après notre départ, de piller les richesses que nous leur aurions confiées ? Je ne suis même pas certain que Nicolas de Villiers qui nous a aidés cette nuit à passer l'Oise sans encombre, saurait résister à la tentation. Son péage lui rapporte de jolies sommes mais il aime l'or...

- Alors des monastères bénédictins ? Le Temple est fils de saint Bernard qui a fait de leurs couvents des havres d'ordre, de prière et de beauté, dit Gaucher de Larchant. Comment refuseraient-ils l'asile ?

- C'est une possibilité. Mais là encore, si l'asile était donné sans hésiter à nos personnes, je crains que de telles richesses ne soient pas vraiment à l'abri...

- Alors ?

- Alors...

Les yeux sombres du Bourguignon se posèrent tour à tour sur chacun des visages anxieux qui l'entouraient, qui attendaient de lui le salut avec une tension qu'il ressentait dans tout son corps.

- Avez-vous entendu ce que nous a conseillé ce malheureux frère venu mourir dans nos bras ? « Cachez-vous, fut-ce au fond d'une ladrerie. » Et si j'ai bien compris les propos de frère Guillaume, il y en a une de l'autre côté de la rivière…

La proposition était si énorme que sur le coup personne ne réagit. Un vent de dégoût passa sur ces hommes cependant habitués aux amoncellements de cadavres hideux sur les champs de bataille et aux abominations de la guerre, mais la lèpre qui dévore l'homme vivant les faisait trembler :

Le premier, l'Anglais Adam Cronvalle, protesta :

- Vous voulez nous enterrer dans cette ignominie ? J'aime encore mieux le bûcher. C'est plus rapide...

- Pas nous, mais le contenu d'un des chariots par exemple. Les frères de saint Ladre nous ont des obligations depuis toujours et nous pouvons sans risque leur demander secours. Vous avez dit qu'au centre de la maladrerie il y a une tour à demi ruinée. Il devrait être possible d'y mettre à l'abri une partie du trésor. Je m'y rends d'ailleurs de ce pas...

Cronvalle eut un geste vers lui pour le retenir :

- Songez à ce que vous allez côtoyer, mon frère !

Longwy se contenta de repousser sa main avec douceur, mais ce fut Olivier qui se chargea de la réponse :

- Mon aïeul Thibaut de Courtenay était l’écuyer et l'ami fidèle de Baudouin IV de Jérusalem, le sublime Roi lépreux. Il a été élevé avec lui et jamais ne l'a quitté sauf quand il fut prisonnier de Saladin, mais ensuite jusqu'à sa mort il a partagé sa tente ou sa chambre. Et jamais le mal ne l'a touché... Est-on si craintif à Londres ?

Le froid dédain de l'intonation alluma une lueur dans l'œil de l'Anglais qui rougit. Hervé d'Aulnay aussitôt s'interposa :

- Paix, mes frères ! Nous sommes peut-être les seuls Templiers encore libres. Qu'adviendra-t-il de nous si nous nous querellons ? Frère Jean ne songe qu'à sauver ce qui nous a été confié !

Il y avait une instante prière dans son regard fixé sur son ami. Celui-ci eut un sourire crispé :

- M'accordez excuses, frère Adam ! Cette remarque m'a échappé.

- Ce n'est rien...

Pendant ce temps Jean de Longwy s'était éloigné avec Guillaume de Gy qui avait tenu à l'accompagner. On les attendit un bon moment en s'efforçant de suivie les heures canoniales telles que la Règle les imposait, mais ce n'était pas facile. Même si chacun d'eux avait une longue habitude de ces exercices de piété, c'était justement cette habitude qui leur donnait, en ces terribles circonstances quelque chose de creux, sans vraie résonance. Le monde autour de leur forêt leur semblait tout entier hostile. Même Olivier qui vouait au Christ et à Notre-Dame un amour filial aussi chaleureux que s'ils eussent fait partie de sa famille, ne percevait pas l'habituel écho des paroles rituelles. C'était comme si les portes du Ciel s'étaient refermées. Le hantait surtout la vieille malédiction rapportée par son père. Se pouvait-il que le jour de colère annoncé par le vieillard de Hattin fut arrivé ? Que Dieu eût retiré sa main de sur le Temple voué désormais à sa perte ?

Quand enfin Jean de Longwy revint, le jour baissait. Il était accompagné d'un moine en coule noire :

- Voici père Sébastien qui est le prieur de la pieuse maison de saint Ladre... Il a bien voulu accepter de nous assister et il m'accompagne afin de nous aider à traverser la rivière grâce à un gué qu'il connaît. Mettons-nous en marche !

- Tous ? questionna Cronvalle. Je croyais qu'une partie seulement d'entre nous devait y aller.

- Pour ce soir, nous y allons tous ! Au moins hommes et chevaux seront-ils à l'abri si le temps se gâte. Ce qu'il a bien l'air de faire...

- Nous avons assez de place pour vos trois chariots, dit le prieur d'une voix douce. En ce moment la maladrerie est presque vide.

- Vos lépreux sont morts ? émit l'Anglais avec la méfiance dont il ne pouvait se départir.

- Non mais, entraînés par un saint homme qui nous est arrivé il y a peu, ils se sont mis en route pour la ville de Tours sur la Loire pour aller prier au tombeau du grand saint Martin dont ce sera la fête dans un mois. On leur a dit que les lépreux y trouvaient souvent la guérison... et je n'ai pu les retenir ! Dieu ait pitié de ces pauvres gens ! ajouta-t-il en s'inclinant avec un signe de croix...

- En outre, reprit Longwy, nous pourrons dissimuler sous la vieille tour le contenu de l'un des chariots...