Le sombre visage de Maître Mathieu s'adoucit d'un sourire, il tendit les mains pour prendre celles qui s'offraient ainsi, mais Rémi fut plus rapide et ce fut lui qui s'en empara.
- Regardez ces doigts, mon père ! Longs, minces et déliés à la fois... Je les ai vus ce tantôt manier un bloc de glaise avec un soin, une délicatesse. Ce serait dommage de les durcir avec les maillets et les coins à fendre la pierre. Laissez-moi lui apprendre mon métier à moi...
- Rémi ! coupa Olivier, c'est impossible. Vous êtes un grand artiste et le talent ne s'apprend pas…
- Jusqu'à un certain point si, dit Mathieu. On peut être un honnête imagier, un bon exécutant, sans posséder le Génie créateur. Tout le monde n'est pas Gislebert d'Autun ! Même mon fils n'en est pas encore là, et si vous souhaitez essayer...
- Oui... je crois que j'aimerais, répondit Olivier en s'empourprant soudain et sur le ton d'un enfant à qui l'on propose un présent...
- Alors c'est dit ! conclut Mathieu. Vous demeurez parmi nous et j'en suis bien heureux...
C'est ainsi qu'Olivier apprit de Rémi à reconnaître les pierres, à les choisir, à les tailler et, bien sûr, à modeler la glaise pour débuter. Une véritable amitié se noua entre lui et le jeune homme heureux de s'apercevoir qu'il avait eu raison et que son élève montrait des dispositions. Cependant Olivier continuait de vivre dans sa logette près de l'atelier, sans jamais partager la vie de la maison, respectant de la sorte la loi du Temple prescrivant de se tenir à l'écart des lieux où vivent les femmes. Depuis qu'il ne portait plus le haubert de mailles, la cotte et le grand manteau blanc, il avait l'impression d'être dépouillé d'un égide aussi puissant que les murs d'une forteresse et exposé sans défense au plus dangereux de ce qu'il appelait ses démons intérieurs : celui qui pousse l'homme vers le corps de la femme. Jusque-là, il l'avait combattu avec efficacité grâce à l'existence mouvementée qu'il menait, mais à présent il lui arrivait d'avoir d'étranges songes dont il sortait trempé de sueur et honteux. Il se jetait alors à terre et priait avec une sorte d'acharnement, puis sautait le mur et courait à travers bois jusqu'à ce que son sang se calme. Il portait beaucoup d'attention aussi à sa forme physique, s'astreignait à reprendre les exercices imposés jadis et, à sa demande d'ailleurs, enseignait de son côté à Rémi le métier des armes, les techniques de combat. A pied, par la force des choses, et c'était le cheval qui lui manquait le plus.
En un sens Mathieu et Rémi étaient satisfaits de lui voir refuser le séjour de la maison. Ni l'un ni l'autre n'avaient oublié la raison profonde pour laquelle Aude avait été éloignée. Moins perspicaces que Juliane ou Mathilde, ils pensaient que le temps ferait son effet sur la jeune fille et qu'un jour ou l'autre elle oublierait complètement en épousant le beau parti que Bertrade faisait toujours miroiter. Quand, avec ou sans Bertrade, elle venait chez ses parents, Olivier restait enfermé dans sa chambre et jamais la jeune fille n'imagina seulement que celui dont le souvenir habitait son âme se trouvait si près d'elle...
Pourtant, lorsque l'effervescence des premiers mois suivant l'arrestation massive des Templiers se fut un peu calmée, que l'aspect du reclus se fut suffisamment modifié, qu'il se fut un peu familiarisé avec son second « métier », il se rendit maintes fois dans Paris, au chantier de Notre-Dame ou même au Temple où les compagnons continuaient à œuvrer au chevet de l'église. Le nouveau trésorier imposé par le pouvoir royal avait ordre de continuer de payer les travaux. Ce ne fut pas sans émotion qu'il revit ces lieux si familiers naguère et surtout le gros donjon toujours sévèrement gardé dont il savait que le Grand Maître et Clément de Salernes n'en avaient pas bougé, mais il puisa une sorte de réconfort en découvrant l'entente parfaite, l'espèce de complicité qui régnait entre Mathieu de Montreuil et les travailleurs qu'il côtoyait là. Ils usaient d’un langage innocent en apparence mais en réalité hermétique dont Rémi lui livra quelques clés, ce dont il tira la conclusion qu'il existait vraiment un lien profond, solide entre les bâtisseurs et ce Temple que l'on détruisait sous leurs yeux, et qu'en fait tous étaient aux aguets et prêts à se dévouer sans hésiter si le pire devait arriver à ceux qui étaient pour eux l'essence même du Temple, sa tête pensante : « Maître Jacques » et ses proches...
Nulle part, en revanche, il ne trouva trace de Roncelin de Fos. Ce n'était pas faute pourtant d'avoir cherché. A l'aide d'une miniature réalisée par Rémi sur les indications d'Olivier quand celui-ci ne bougeait pas de Montreuil, Mathieu avait posé de multiples questions, mais il ne se trouva pas une seule personne pour avoir seulement aperçu le Templier maudit et, à mesure que passait le temps, Olivier en vint à s'interroger, à se demander s'il l'avait réellement vu ou s'il avait été victime d'une ressemblance, voire d'une hallucination...
En dépit des tortures et des bûchers allumés çà et là, le procès des Templiers traînait en longueur. Au début de l'année 1308, le Pape suspendit l'action des Inquisiteurs après que le Grand Maître eut rétracté ses aveux devant deux cardinaux. Le Roi réunit les états généraux à Tours et se rendit à Poitiers pour y rencontrer Clément V. A ce moment Jacques de Molay et ses frères furent tirés de leur prison et prirent la route de Poitiers... mais n'y arrivèrent pas. Comme par hasard, le Grand Maître tomba malade à Chinon et fut enfermé avec les autres au château dans la Tour du Coudray, énorme donjon édifié jadis par Philippe Auguste. Le Pape envoya vers eux pour les interroger mais des pressions psychologiques s'exerçaient alors sur les prisonniers et Molay avoua de nouveau... Le Pape ne put qu'ordonner des enquêtes épiscopales et des conciles provinciaux pour juger les Templiers à travers tout le pays en attendant qu'un concile général se réunît pour statuer sur l'Ordre. Ces commissions pontificales œuvrèrent pendant deux ans mais il arriva qu'un groupe de prisonniers décidassent de défendre leur ordre en revenant sur leurs aveux L'archevêque de Sens, Jean de Marigny, frère d'Enguerrand devenu coadjuteur du royaume, prit sur lui de les envoyer au bûcher en se passant de la Commission pontificale. Cinquante-quatre prisonniers périrent en même temps...
Le Pape cependant ne se rendait pas. Durant deux ans encore il s'efforça d'éviter le pire. Le Concile se réunit à Vienne mais le Roi convoqua les états généraux en même temps et n'hésita pas à faire pression sur Clément V. Le 22 mars 1312, l'Ordre du Temple était aboli et ses biens transmis aux Hospitaliers... Les prisonniers de Chinon, eux, étaient revenus à Paris depuis un moment.
Sur les chantiers des bâtisseurs ces nouvelles glaçaient le sang des hommes mais nourrissaient une colère encore sourde que les jours, les semaines, les mois, les années entretinrent. Dans la maison de Montreuil l'humeur du maître d'œuvre s'assombrissait et bien entendu, celles de Rémi et d'Olivier. D'autant plus, pour celui-ci, qu'il n'avait jamais revu Hervé et qu'il lui avait été impossible d'en obtenir la moindre nouvelle. Dans la région du Soissonais où le Temple avait été fortement implanté et possédait de nombreux biens, l'arrestation massive avait terrifié la population et les gens avaient appris à se taire...
Chez Mathieu, des hommes venaient le soir la mine résolue et les mains calleuses. On tenait des conciliabules, une fois les femmes retirées dans leur chambre sans d’ailleurs qu'aucune se permît la moindre question, la plus petite curiosité. S'ils ne duraient pas jusqu'à l'ouverture des portes de Paris, les discrets visiteurs achevaient la nuit selon le temps dans la salle ou dans une grange. Olivier y assistait souvent.
Une de ces réunions s'était tenue justement la veille de ce jour où Bertrade était arrivée à Montreuil...
- Voilà pourquoi, conclut la vieille Mathilde, il ne peut être question de ramener Aude ici...
- Parce que le Templier y habite ? Mais elle ne s'en est jamais aperçue jusqu'à présent et elle est tout de même venue à plusieurs reprises !
- Si je vous ai bien comprise, fit la vieille dame d'un ton las, il s'agirait d'un séjour prolongé. En outre il n'y a pas que cela. Mais je n'ai pas dû être assez claire. Il se passe dans cette maison des choses dont j'ignore où elles aboutiront mais je pense sincèrement que, dans les semaines à venir, Aude sera plus en sûreté auprès de vous et de la reine Marguerite...
Un bruit de voix masculines se fit entendre au-dehors et la porte s'ouvrit sous la main de Mathieu. Voyant que sa mère n'était pas seule, il fronça le sourcil, se retourna, murmura quelques mots à ceux qui raccompagnaient, Rémi et Olivier, et ce dernier s'éloigna vers l'atelier. Ensuite il entra dans la salle avec son fils.
- Je vous donne le bonsoir, ma sœur ! Quel vent vous amène céans ?
A la sévérité du ton, Bertrade n'eut aucune peine à deviner que ce vent-là n'était pas le bienvenu...
Celui de mars qui entrait avec lui était aigre à souhait.
CHAPITRE VII
LE BÛCHER
Surprise par un accueil aussi abrupt, Bertrade ne trouva rien à dire sur l'instant et ce fut Mathilde qui se chargea de la réponse :
- Bertrade souhaite que notre petite Aude revienne pour quelque temps. Elle craint que dans les jours à venir elle n'y soit plus en aussi grande sécurité qu'auparavant...
- Pourquoi ? Que s'est-il passé ? Aurait-elle commis quelque faute grave ?
- En aucune façon, et si faute il y a - et il y a ! -, ce n'est ni la sienne ni la mienne...
Elle hésita un instant, consultant le visage fermé de son beau-frère, son regard si dur mais si droit, puis se décida :
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