Dans les jours qui suivirent, elle avait tellement l'air de vivre un rêve éveillé que Bertrade n'eut pas le courage de lui dire ce que Marguerite avait appris grâce à l' « envoyé » de Madame de Poitiers : la maison de Montreuil n'était plus qu'un tas de décombres et de cendres sur lequel les sicaires de Nogaret avaient planté l'édit royal qui faisait de Mathieu et de son fils autant de gibiers à traquer.
Bertrade sut aussi - et cela l'épouvanta ! - qu'une main mystérieuse avait cloué d'une flèche sur le portail central de Notre-Dame un avertissement aux chanoines de la cathédrale et à l'évêque de Paris, Guillaume de Bausset aux termes duquel la cathédrale en personne revendiquait pour ses bâtisseurs le droit aux anciennes franchises de Saint Louis et à une justice équitable. « ... Nul n'œuvrera plus à ma gloire qui est celle de Dieu tant que seront traqués, pourchassés, massacrés les enfants de ceux qui m'ont érigée avec grand amour et grande dévotion et je ferai en sorte qu'à travers tout le royaume s'arrêtent les travaux de mes autres sanctuaires puisqu'il ne sera plus possible d'y œuvrer dans la paix, l'honneur et l'amour de Notre-Seigneur. Le sang ne saurait cimenter les pierres... Et celui de Jacques de Molay a crié jusqu'au Ciel. »
C'était un appel, sinon à la révolte du moins à l'exode. Bien entendu, l'évêque de Paris qui le fit arracher le proclama sacrilège et ordonna que les abords de Notre-Dame fussent gardés, mais le lendemain même un nouveau parchemin était fiché à la même place par une autre flèche et il en fut de même les jours suivants.
L'effet sur le peuple qui avait encore dans les oreilles la voix du Grand Maître parmi les flammes du bûcher fut considérable. Le Roi fit crier dans les carrefours un appel au calme garantissant à ceux qui reprendraient le travail la fin de la persécution et la sécurité sous le pieux bâton de commandement d'un architecte monastique venu d'une grande abbaye bâtisseuse, mais tout cela resta lettre morte… et le chantier désert. Nogaret se fit donner par les chanoines la liste des ouvriers mais, de même que, dans la censive du Temple, les logis des travailleurs restaient vides, on ne retrouva aucun de ceux qui œuvraient avec Mathieu de Montreuil.
Une terrible nouvelle vint ajouter à l'inquiétude du peuple : le Pape Clément V venait de mourir au château de Roquemaure où il avait dû faire halte sur le chemin qui d'Avignon devait le ramener à son château natal de Villandraut dans le Bordelais. La nouvelle éclata comme une bombe sur Paris, sur le Palais aussi sans que nul osât l'admettre. Personne ne sut comment le Roi la reçut, son silence étant aussi impénétrable aux mauvaises nouvelles qu'aux bonnes, mais il fit de plus fréquentes visites à la Sainte Chapelle où il s'attardait davantage…
Ce furent des jours encore plus difficiles pour Bertrade et aussi pour Aude car aucune information ne leur était parvenue. Elles ignoraient s'il y avait quelqu'un au Clos des Abeilles et Bertrade, quelque envie qu'elle en eût, n'osait pas aller y voir. Jusqu'à présent, personne n'était venu se saisir d'elles ou avoir semblé, dans l'hôtel de Nesle, se souvenir de leur lien de parenté avec le maître d’œuvre. Mais il fallait prier pour que cette situation dure le plus longtemps possible.
Vint d'ailleurs le temps de se mettre en route pour Maubuisson où Philippe le Bel allait attendre l'arrivée de sa fille Isabelle. Comme elle l'avait promis, Marguerite emmena les deux femmes avec elle.
Proche de Pontoise, l'abbaye Notre-Dame-la-Royale avait été fondée au siècle précédent par Blanche de Castille, mère de Saint Louis, qui avait souhaité y être enterrée comme simple religieuse et dont le tombeau à la chapelle occupait le centre du chœur. Des religieuses cisterciennes appartenant pour la plupart à de grandes familles y prenaient le voile et l'abbesse en était alors Isabelle de Montmorency. Saint Louis avait fait construire à l'écart des bâtiments conventuels un petit château où il aimait se retirer afin de se sentir plus proche de celle qui, après avoir maintenu fermement le royaume durant sa minorité, était restée pour lui une précieuse conseillère, toujours écoutée sauf quand il était parti pour une croisade qu'elle redoutait et qui s'avéra désastreuse.
Devenu Roi, Philippe le Bel adopta Maubuisson. Il en aimait le calme des jardins étendus entre la résidence royale et l'église abbatiale où il se rendait fréquemment seul pour écouter, caché dans les ombres de la nef, les voix aériennes des moniales chantant les litanies de la Vierge Marie. Il y venait, comme il le disait lui-même, prendre conseil de son silence. C'est là qu'il arrêta - non sans profondes réflexions ! - la décision la plus lourde de son règne : celle de faire saisir les Templiers. Pour ce Roi « habité par l'idée de la France », le Temple, puissamment riche et puissamment armé dont l'autonomie lui faisait souvent préférer son propre intérêt à la cause générale, représentait le plus grave des dangers. Et un état qui pouvait être à redouter, Philippe n'ignorant pas leur rôle dans la désagrégation du royaume franc de Jérusalem qu'ils devaient cependant protéger. L'Orient perdu, il leur restait la France et Philippe ne voulait pas la leur laisser.
Or il ne disposait d'aucune arme politique contre eux mais de sérieux soupçons pesaient sur leurs mœurs intimes ainsi que sur l'orthodoxie de leur foi chrétienne. C'était leur seul point vulnérable. Philippe l'aperçut et, d'accord avec ses convictions, il frappa…
Il aimait aussi le printemps à Maubuisson, la proximité de la forêt et y séjournait quand il le pouvait. Cette fois il venait attendre sa fille Isabelle dont le voyage était annoncé depuis un moment déjà pour présenter à son père son fils Edouard, âgé de dix-huit mois et, jusqu'à présent, l'unique petit-fils de Philippe. Ayant appris qu'elle venait seule, sans son époux, le Roi choisit de la recevoir de façon moins officielle qu'à Paris où d'ailleurs, les fêtes royales si tôt après la tragique conclusion du procès des Templiers eussent été de mauvais goût. Et puis le printemps éclatait et les bords de l'Oise seraient plus agréables pour une réunion familiale. Isabelle arrivait avec une escorte raisonnable dont la ville voisine de Pontoise se chargerait ainsi que des membres de l'entourage royal que le petit château de l'abbaye ne pourrait contenir. Seul le Roi et ses enfants y logeraient.
Marguerite n'aimait pas Maubuisson, même si elle s'y trouvait en compagnie de ses belles-sœurs. L'atmosphère se ressentait de la proximité des religieuses et aussi de celle du Roi. Certes les frères d'Aulnay y étaient aussi puisque l'un appartenait à Philippe de Poitiers et l'autre à Charles de Valois, mais toute rencontre relevait de l'impossible. En outre, les beaux atours prévus pour l'éclat d'une visite royale n'y serviraient pas à grand-chose. La jeune reine de Navarre ne résista cependant pas au plaisir d'emporter son beau manteau de camocas blanc sur lequel les rubis de Pierre de Mantes faisaient si bel effet. La reine d'Angleterre dont les bruits venus d'outre-manche disaient que son époux pillait allègrement sa cassette de joyaux au bénéfice de ses favoris n'en pourrait certainement pas montrer autant… et ce serait une assez douce satisfaction en face de l'humeur hautaine d'Isabelle qui ne permettait à personne d'oublier si peu que ce soit qu'elle portait la couronne d'Angleterre, un vrai et grand royaume auprès duquel la Navarre faisait piètre figure.
L'arrivée de la souveraine au-devant de laquelle s'étaient portés jusqu'à Clermont ses oncles Charles de Valois, Louis d'Evreux et son frère Philippe ne manqua cependant pas d'éclat. Montée sur une haquenée blanche à la croupe de laquelle s'étalait un manteau de velours du même bleu que ses yeux, Isabelle, la tête ceinte d'un cercle ouvragé orné de saphirs, avait noble allure quand elle franchit le portail ogival de l'abbaye devant lequel veillait un haut porte-croix en pierre. Ses oncles et son frère à ses côtés et derrière elle son fils et ses dames, elle s'avança jusqu'au perron où son père l'attendait flanqué de Louis, de Charles et de ses belles-filles. En dépit de sa pâleur et d'une légère brume de mélancolie étendue sur son pur visage hautain, elle était vraiment très belle, d'une beauté dont la ressemblance avec celle de Philippe était plus frappante que jamais. Peut-être parce que ses grands yeux azurés cillaient peu et aussi parce que sa bouche aux lèvres tendres, mais au pli fier, semblait avoir désappris le sourire.
Délaissant le protocole, le Roi descendit lui-même pour l'aider à mettre pied à terre dans un de ces gestes d'affection dont il était si peu prodigue, mais avec dans le regard une flamme d'orgueil en face de la parfaite image de la majesté royale qu'était sa fille. Elle plia ensuite le genou devant lui, puis ils s'embrassèrent mais sans effusions superflues. Après quoi, la voyageuse salua Isabelle de Montmorency, l'abbesse de Maubuisson, qui, crosse en main, venait l'accueillir à la tête de tout le couvent. Ensuite, elle fit avancer la nourrice portant dans ses bras un magnifique bébé blond, visiblement en pleine santé et qui gazouillait en tendant ses petites mains vers la couronne de son grand-père. Cette fois Philippe s'épanouit en l'enlevant dans ses mains :
- Celle-là n'est pas pour vous, sire Edouard ! dit-il en écartant sa tête. Il faudra vous contenter de celle de votre père... Du moins il faut l'espérer, ajouta-t-il en se tournant vers ses fils que la remarque n'eut pas l'air d'enchanter.
Puis Isabelle embrassa ses belles-sœurs mais avec une note de froideur que Marguerite attribua à la somptuosité de sa propre parure et qui la satisfit. Enfin l'on rentra au logis royal pour que la reine d'Angleterre puisse gagner son appartement et y prendre quelque repos avant le grand souper du soir.
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