Etaient présents cinq hommes : le Hutin en chausses et chemise ouverte sur sa maigre poitrine, mollement étendu au milieu des soieries d'un lit bas, une coupe de vin à la main et auprès de lui un drageoir empli de sucreries, les quatre autres n'étant rien de plus que des bourreaux. Il y avait aussi une femme et c'était elle qui suppliait en pleurant. Olivier, pris d'un éblouissement, ne vit plus qu'elle.
On venait sans doute de lui arracher ses vêtements et elle se tenait debout, nue comme Eve avant le péché, sous la poulie de la corde avec laquelle deux hommes étaient occupés à lier ses poignets ramenés dans son dos, que couvrait sa longue chevelure de soie pâle. Tétanisée par la peur, elle se tenait très droite sans rien pouvoir cacher de son corps charmant et pourtant une grâce incroyable émanait de cette chair délicatement rosée. Perfection des formes, suave jeunesse des tendres courbes des seins et des hanches, souple longueur des jambes, rien ne manquait à cette beauté révélée dont le Templier, en un éclair aveuglant, comprit qu'il ne pourrait jamais l'oublier…
Au moment de leur irruption, le Hutin était en train de dire :
- Dépêche-toi de choisir, la fille ! Ou tu viens à moi de bon gré, ou tu vas savoir ce que c'est que souffrir…
Ce dont la pauvrette était menacée était d'une diabolique simplicité : il suffisait de tirer sur l'autre bout de la corde passée dans la poulie pour faire monter les bras d'abord, puis le corps en disloquant les épaules dont les muscles, les tendons et lés nerfs feraient déchirés…
L'entrée brutale d'Olivier, l'épée à la main, fit tourner la tête d'Aude dont les yeux rougis de larmes s'emplirent d'une lumière de joie douloureuse parce que incrédule, comme si l'archange saint Michel en personne venait de lui apparaître, mais un archange prisonnier d'un sortilège qui le pétrifiait. Lui qui, depuis toujours, fuyait la femme dont il dédaignait la puissance, dont il n'avait jamais voulu contempler la beauté, qui ne voyait en elle qu'un piège à la pureté du don volontaire au Seigneur… et qui malgré tout avait dû souvent dompter sa chair normalement exigeante dans l'ascèse et la prière, se trouvait confronté à la divine révélation d'un corps de jeune fille et d'un adorable visage en pleurs.
Ce ne fut qu'un instant très bref, et qui eût sans doute suffi à les perdre tous deux si Olivier avait été seul. Mais Gildas, Pierre de Montou et une demi-douzaine de leurs compagnons faisaient irruption à sa suite et les derniers mots du Hutin étranglèrent dans sa gorge sur laquelle Gildas se jeta. Il s'apprêtait même à la lui trancher quand un cri de Montou l'arrêta :
- Non ! Ne le tue pas !
Le cri réveilla Olivier de sa transe. Son épée frappa une première fois puis une deuxième. Les bourreaux tombèrent… et Aude s'écroula après eux, évanouie… entraînant la corde qui la liait. Olivier se laissa choir à genoux auprès d'elle sans oser la toucher. Ce dont Montou s'aperçut. Avec irritation il lança :
- Qu'attends-tu, morbleu ! Détache-la ! Porte-la sur l'autre lit et enveloppe-la avec ce que tu trouveras…
Comme un automate, Olivier s'exécuta, dénoua la corde, souleva le corps inerte. Quand ses mains touchèrent la peau si douce de la jeune fille, un frisson lui courut le long de l'échine, si délicieux mais si violent, qu'un instant il pensa en mourir. Il la serra alors contre lui, envahi par une folle envie de s'enfuir en l'emportant loin de ces gens qui avaient pu la contempler dans toute sa beauté, de cette chambre créée pour l'amour et devenue un lieu de souffrance, de ce prince enfin qui, parce qu'elle ne voulait pas l'accepter en esclave soumise, s'apprêtait à la massacrer sous ses yeux en se repaissant de sa souffrance…
Celui là, il allait le tuer.
Déposant Aude parmi les coussins, il la couvrit d'un tissu soyeux, en interdisant à ses mains de s'attarder plus longtemps. Pourtant il ne résista pas à l'envie de caresser ses cheveux clairs et doux comme le lin et oublia totalement où il était et ce qui se passait autour d'eux…
Cette fois ce fut la voix aigre, tremblante de fureur du Hutin, qui le tira de sa transe :
- Lai… laissez-moi ! bégayait-il. Ne me… touchez pas ! C'est… c'est de la… lèse-majesté… Vous serez tous tirés par quatre chevaux !
- C'est toi qui mériterais d'être tiré à quatre chevaux, mauvais prince ! gronda Montou, mais rassure-toi, tu vivras ! Te tuer serait trop facile. Il vaut beaucoup mieux que tu vives sous les ricanements du peuple, encore plus couvert de ridicule que tu ne l'es déjà ! On va faire en sorte… qu'il s'amuse un peu plus à tes dépens, le peuple. Allez, vous autres ! Troussez-le-moi comme il faut et ficelez-le comme un poulet ! Mais d'abord bâillonnez-le, qu'on ne l'entende plus !
- Pourquoi lui laisser la vie ? gronda Olivier. C'est un monstre qui ne saura jamais faire que le mal ! Et un jour il héritera le royaume.
- Justement ! Pas question de faire courir à nos camarades et à nous-mêmes le risque de l'écartèlement. Quand il sera roi, s'il y arrive, on s'en occupera !
- Il vaudrait peut-être mieux ne pas s'attarder, émit Gildas qui s'était approché d'Aude et s'efforçait de lui faire boire un peu de vin pour la ranimer. Et puis, elle, il faut l'emmener, hors d'ici… Dieu, qu'elle est belle !
- Je sais où sont les siens et je vais la leur rendre, fit sèchement Olivier avec au cœur un pincement étrange en regardant le jeune homme s'occuper d'elle - ce que, paralysé par son rêve éveillé, il n'avait pas songé à faire. Descendons-la dans la barque.
- Charge-t-en ! ordonna Montou qui achevait de ligoter le Hutin et le fit déposer, bras et jambes ramenés en arrière dans une position aussi inconfortable que grotesque avec, en outre, une broche à rôtir passée entre les membres comme si on allait le mettre à cuire. Moi et mes compagnons partons à la recherche de la Caille et des autres malheureux que ce démon voulait tuer…
- Vous n'aurez pas loin à aller, émit le serviteur qui les avait guidés et s'était visiblement réjoui du spectacle. Je vous conduis et ensuite je file me mettre à l'abri. Les gens de l'hôtel ont l'ordre de ne pas s'approcher de la Tour, quelque bruit qu'ils entendent, mais les sentinelles du Louvre, là-bas de l'autre côté, pourraient bien s'apercevoir qu'il se passe ici des choses pas naturelles…
Avant de quitter les lieux, les truands de Montou firent main basse sur tout ce qu'il était possible d'emporter sans se charger trop lourdement. Les étudiants, eux, se rapprochèrent de Gildas pour l'aider à envelopper Aude dans la couverture et la descendre sur la berge. Olivier, l'œil sombre, les laissa faire, se contentant de ramasser les vêtements de la jeune fille avant de s'engager le premier dans l'escalier… Il se sentait glacé jusqu'à l'âme et ce n'était pas a cause de ses habits mouillés. Dans sa poitrine son cœur était lourd et il lui faisait mal…
La rive était déserte à l'exception de la barque de Montou et de ce qu'elle contenait : l'un des escholiers y était penché sur le sac retiré du fleuve et que l'on avait fendu d'un coup de couteau sur toute sa longueur. En voyant arriver Olivier, il vint à lui :
- C'est bien une femme, dit-il, mais pas jeune et qui a du souffrir. Cependant elle respire encore après avoir vomi beaucoup d'eau. Et je n'ai rien pour la ranimer…
Olivier jeta alors son chargement dans le bateau et remonta la Tour à toute allure, bousculant même sans lui jeter un regard Gildas qui portait Aude avec l'air d'un bienheureux tenant le Saint Sacrement. Il s'empara du flacon dont l'étudiant avait usé précédemment et repartit à la même allure, en prenant garde toutefois de ne pas le faire tomber.
- Tenez ! dit-il à celui qui s'occupait de la femme. Essayez de lui en faire boire. Je vais vous aider.
S'agenouillant auprès d'elle, il souleva doucement les épaules nues de la victime. On n'avait même pas pris la peine de lui remettre au moins une chemise avant de l'enfermer dans le sac et, quand la faible lumière venue de la porte l'éclaira, Olivier put voir les brûlures qui parsemaient son corps déjà atteint par la flétrissure de l'âge. Il vit aussi un visage livide, aux narines pincées, encore crispé par la douleur, aux paupières bleuies épousant le globe caché de l'œil, et il se sentit empoigné par l'émotion parce que cette malheureuse, c'était Bertrade…
Il réussit à forcer les dents serrées pour faire couler quelques gouttes de malvoisie dans sa bouche qui d'abord les laissa fuir aux commissures ; au troisième essai, elle les avala. Au bout d'un moment elle ouvrit les yeux qui se fixèrent sur le visage penché au-dessus du sien :
- C'est... vous ?
- Oui. Comment vous sentez-vous ?
- Mal…
Elle se mit soudain à haleter, puis son corps s'arqua sous le coup d'une violente douleur.
- Oh… mon cœur !... Aude ! il faut la secourir… Laissez-moi… Allez ! Allez vite ! Elle vous aime !
Ce fut son dernier mot. A l'instant même où Gildas apportait la jeune fille à demi inconsciente, Bertrade rendit l'âme dans les bras d'Olivier.
Il n'eut pas le temps de comprendre ce qu'il venait d'entendre. Après une courte hésitation, Gildas vint déposer Aude à l'autre bout de la barque, ayant constaté qu'il y avait quelqu'un d'étendu à l'avant. Par prudence, on avait soufflé la torche de l'escalier et l'on n'y voyait plus grand-chose. Ce qui était préférable car, à présent, les assaillants sortaient l'un après l'autre et se glissaient le long du pied de la Tour en direction du Petit-Pont. Ombres silencieuses plus ou moins rendues difformes par ce qu'ils emportaient : les étudiants rentraient à leur collège, les truands à leurs tanières et ceux que Montou venait de libérer là où il leur semblerait bon. Le faux mendiant sortit le dernier, refermant soigneusement la porte derrière lui. Il tenait son arc à la main et s'approcha de la barque où Gildas était en train de demander pourquoi diable on avait jugé bon de repêcher un cadavre.
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