C’était un beau jour que ce jour d’hiver qui chassait la nuit. Tandis que médecins et prêtres s’emparaient de celui que l’on n’était pas loin d’appeler le ressuscité, la famille royale se rendit à la chapelle pour ouïr la messe matinale et remercier de la grâce insigne que Dieu venait d’accorder. Après quoi, les dames rentrèrent chez elles pour prendre un peu de repos.

Marguerite était si lasse qu’elle se laissa déshabiller et coucher par ses femmes sans prononcer un mot et sans ouvrir les yeux, mais une fois au lit elle se tourna sur le côté, les jambes repliées, les mains protégeant son ventre où l’enfant à naître venait de bouger pour la première fois et se remit à pleurer. Ou plutôt laissa couler ses larmes car c’étaient larmes de soulagement, le trop-plein de son cœur gonflé d’angoisse et rendu miraculeusement à l’espérance. Dieu lui rendait son cher époux et c’était bien là le principal, même s’il fallait continuer à le partager avec son impérieuse et envahissante génitrice. Qu’il vive, c’était ce qui comptait ! Et petit à petit, elle glissa dans une bienheureuse inconscience.

Sancie, elle, ne dormait pas. Renvoyant d’un geste vif Adèle, la vieille chambrière préférée, elle resta assise un moment sur la marche supportant le lit de Marguerite, puis, quand elle entendit sa respiration se régulariser, elle se leva, se pencha afin de s’assurer qu’elle dormait et, sur la pointe des pieds, elle retourna dans l’escalier dérobé mais, cette fois, elle monta jusqu’en haut et entrouvrit doucement la porte que l’une des tapisseries du mur masquait comme chez Marguerite. La légère faille, cachée par le tissu, ne lui permettait pas de voir mais seulement d’entendre. Ce n’était pas curiosité gratuite de sa part – encore que ce fût son péché mignon ! –, mais elle s’était sentie poussée par quelque chose de plus fort. Tout à l’heure pendant qu’elle attendait près du lit de la Reine, l’idée lui était venue qu’il se passait là-haut quelque chose et que ce quelque chose était bon à savoir…

Cependant, en reconnaissant la voix de frère Geoffroy, elle faillit se retirer parce que c’était péché mortel que surprendre la confession d’autrui… encore qu’elle ne vît pas bien de quelle faute le Roi aurait pu charger son âme du fond de son coma. D’ailleurs ce que disait le confesseur royal ne relevait pas de la remontrance. Bien au contraire :

— C’est grande et belle idée qui vous est venue là, mon fils, et que Dieu seul a pu vous inspirer…

Alors Sancie ne referma pas l’huis…

Ce qu’elle entendit parut au contraire la ravir et ce fut avec un sourire enchanté qu’elle quitta son poste d’observation, cette fois, pour n’y plus revenir. Les grandes clameurs s’étaient tues afin de respecter le repos du malade. L’atmosphère du château redevenait respirable.

Si elle n’avait écouté que son impulsion, elle eût réveillé Marguerite pour lui apprendre la grande nouvelle, mais Sancie savait se freiner quand il le fallait. Elle se contenta donc de reprendre sa place précédente dans sa position favorite, les bras autour des jambes et les genoux remontés sous le menton, elle se disposait à attendre paisiblement le réveil de la jeune femme quand autour d’elle la chambre parut exploser sous l’entrée tempétueuse de la reine mère qui semblait avoir perdu son légendaire contrôle d’elle-même :

— Ma fille ! s’écria-t-elle en retrouvant son accent castillan sous le coup de l’émotion, Dieu nous envoie une nouvelle et terrible épreuve !

La trompette du Jugement dernier n’eût pas sonné plus fort et Marguerite, réveillée en sursaut, considéra sa belle-mère avec effroi, tellement reprise par l’angoisse qu’elle ne songea même pas à se lever et resta assise sur son lit, le regard effaré…

— Madame ma mère ! Mais que se passe-t-il encore ?

— Louis… Le Roi… Mon fils vient de se croiser !

Et elle se laissa tomber sur une bancelle.

— C’est épouvantable ! Épouvantable ! reprit-elle au bord des larmes.

Marguerite cependant réalisait :

— Voulez-vous dire que mon cher époux… veut partir en croisade ?

— Et quoi d’autre ? C’est clair il me semble ? Vous savez que, quand il est revenu à lucide conscience, il a demandé frère Geoffroy… et c’est la raison pour laquelle nous nous sommes retirées. Or, il lui a dit que si Dieu lui accordait guérison complète, il s’en irait par-delà les mers pour arracher le Saint Tombeau aux Infidèles et il a, sur l’heure, demandé qu’on lui donne la croix…

— Partir si loin ? Et dans l’état où il se trouve ?…

Blanche de Castille ne manqua pas une si belle occasion de changer son angoisse en colère :

— Ne dites pas de pauvretés, Marguerite ! Il ne va pas s’embarquer au sortir de son lit. Une croisade demande une longue et minutieuse préparation si l’on ne veut pas la vouer à l’échec mais le fait demeure : si Louis guérit… et il va guérir, j’en suis certaine, il partira pour des années peut-être et dans ces terribles contrées où le soleil peut frapper à mort, où l’eau est souvent mauvaise. Ses intestins fragiles ne le supporteront pas. Et pas davantage le royaume qui est sans doute en paix mais ne le restera pas longtemps si le Roi s’éloigne… Mon Dieu ! Que va-t-il advenir de ce pauvre pays ?…

Elle laissait sa douleur – bien réelle parce que c’était la mère qui s’exprimait ! – l’envahir à nouveau mais Marguerite qui d’abord ne savait trop que dire vit tout à coup en face d’elle le regard étincelant de la jeune Sancie et son sourire épanoui accompagnant une mimique un peu obscure sans doute mais qu’elle finit par comprendre. Ce fut même un trait de lumière :

— Madame ma mère, dit-elle doucement, ne pensez-vous pas que Dieu a permis à mon cher époux de demeurer parmi nous justement pour ce beau dessein ? C’est grande pitié de ce qui fut le royaume de Jérusalem et les premiers à lui donner secours ont toujours été ceux de France. Le roi Philippe Auguste dont Dieu ait l’âme a libéré Saint-Jean-d’Acre…

— Mais comprenant que l’intérêt du royaume exigeait sa présence, il s’est hâté de revenir. Peut-être a-t-il regretté d’être parti ?

— Pour ce que j’en sais, il n’était pas homme à cela. Ce qu’il faisait était mûrement réfléchi. La croisade ne lui a-t-elle pas permis de se débarrasser pour un assez long temps de Richard d’Angleterre ?

— Certes, mais la situation est devenue différente. Henry III, que vous devez bien connaître par les nouvelles que vous en donne votre sœur Éléonore qui est sa reine, n’a nulle envie de se croiser, n’est-ce pas ?

— Voilà plusieurs mois que la reine d’Angleterre ne m’a écrit, fit Marguerite d’un ton détaché. Cela peut se comprendre si l’on considère que son époux n’est pas aussi grand roi que le mien. Ce qu’elle savait déjà en se mariant puisque, dès avant les épousailles, notre sire… et vous-même, Madame, aviez si bellement battu, à Taillebourg, le roi Henry !

Ce fier souvenir adoucit un peu l’humeur de Blanche mais ce ne fut qu’un instant avant qu’elle n’enfourche un nouveau cheval furieux…

— Réfléchissez un peu, ma fille ! Le roi parti, ce serait pour celui-là une excellente occasion de venir reprendre ce qu’il a dû abandonner. C’est un petit sire, je vous l’accorde, mais sa mère, l’infernale Isabelle, vit toujours qui, après la défaite et sa tentative d’empoisonnement contre mon fils a dû venir faire amende honorable devant nous et garde sa haine recuite 22.

— Elle est nonne à présent. Retirée à l’abbaye de Fontevrault.

— … Où reposent les rois Plantagenêt. Elle renie ce malheureux Lusignan, son second époux, elle ne veut plus se souvenir que d’avoir été reine d’Angleterre et reprend ainsi son rang. Même parmi les morts !

— Là où elle est, Dieu a dû prendre en pitié cette âme égarée. En outre, c’est une vieille femme à présent, ajouta Marguerite qui s’aperçut trop tard de son impair.

Déjà la réponse lui arrivait comme une flèche :

— Elle n’a que deux ans de plus que moi !

— Mais tellement moins de sagesse et d’expérience ! Croyez-moi, Madame ma mère, le Roi en se croisant savait bien que le royaume ne pâtirait en aucune façon… puisque vous seriez là !

Les yeux noirs de la reine mère se rétrécirent en scrutant le gracieux visage, si parfaitement innocent, de sa bru.

— Si le Roi s’absente, la régence revient à son épouse. De droit !

— Qu’en ferais-je, gémit Marguerite d’un air effrayé, moi qui n’entends rien à la politique alors que vous y êtes si entendue et que vous avez régné si bellement durant que mon cher sire était enfant ? Personne d’ailleurs ne comprendrait que la régence ne vous revînt pas… Et moi la toute première qui ai déjà tant de mal à donner les héritiers qu’il faut à un grand royaume. Sachez-le, ma mère, si l’on me voulait investir de si lourde charge, je la refuserais !

— Vraiment ?

Marguerite eut alors un joli geste. Avec ce charmant sourire qui lui gagnait tous les cœurs, elle vint plier le genou devant Blanche, prit sa main, la baisa :

— Voyez ! Dès à présent je vous rends l’hommage lige comme il sied à la première de vos sujettes…

Ce fut si bien dit que Blanche, le visage soudain libéré de ses nuages, releva Marguerite pour lui donner un baiser sur le front :

— En vérité, vous êtes une bonne fille ! dit-elle.

Après quoi, elle regagna son appartement mais ce fut seulement après avoir laissé passer trois ou quatre minutes, que la jeune reine se tourna vers sa suivante. Celle-ci riait sans retenue :

— Vive Dieu, Madame, vous avez été magnifique et la voilà toute requinquée à l’idée de régner à nouveau ! Désormais il faut prendre grand soin de vous, afin de nous donner un bel enfant avant de nous préparer pour la croisade !

— Crois-tu vraiment que l’on me permettra de suivre mon époux ?