— Encore le couvent ? Mais pourquoi, puisque…
— Pour vous apprendre le respect d’autrui et la modestie ! On ne vous a jamais dit que vous ressembliez à une sorcière avec vos cheveux roux, votre long nez et vos yeux de chat ? C’est là que l’on combat profitablement les mauvais instincts…
C’était plus que n’en pouvait supporter Sancie. Tournant le dos à la Castillane, elle se sauva en courant pour aller enfouir son amertume au fond du jardin, dans une encoignure protégée par une haie vive où elle se réfugiait quand elle avait du chagrin. Son cœur brûlait d’une haine si forte qu’il était impossible de la porter à la chapelle pour la raison que la haine est offense à Dieu et que la sienne n’y aurait même pas d’avocate : aucune statue de sa bien-aimée, Marie-Madeleine, ne s’y trouvait.
Jamais Sancie ne s’était sentie à ce point exilée dans ces pays du Nord. C’était tellement plus facile de faire sa paix avec le ciel dans le château paternel : Signes est au pied de la Sainte-Baume, la grotte d’accès difficile où la pécheresse préférée du Christ vécut sa pénitence. De Signes, un sentier y montait. C’était une marche interminable et difficile que, cependant, toutes les femmes du village effectuaient au moins une fois dans leur vie afin d’obtenir la fécondité dans le mariage. La dame de Signes y était allée en grand arroi peu après son mariage, mais Sancie elle-même n’était jamais montée à la grotte, trou noir ouvert dans la montagne et où l’on n’accédait que par un rudimentaire escalier de grosses pierres inégales taillées dans le roc. C’était à ce que l’on disait un lieu humide, sombre et assez effrayant. Pourtant Madeleine y avait vécu dans la solitude durant plus de trente années, buvant l’eau d’une source, mangeant des racines, démunie, au point que ses vêtements étant tombés en lambeaux, elle n’était plus vêtue que de sa longue et épaisse chevelure, mais la légende disait que sept fois le jour les anges chantaient pour elle et qu’elle pouvait apercevoir parfois le visage de Jésus, le rédempteur qu’elle avait tant aimé et continuait d’adorer par-delà le temps.
Sancie connaissait l’histoire de Marie-Madeleine et souvent elle s’était demandé si le Christ avait donné à la belle pécheresse plus d’amour qu’au reste de l’humanité. Une autre sorte d’amour ? Quant à celle-ci, il lui avait suffi de le voir passer et elle avait souhaité de tout son cœur ne plus vivre que pour lui, pour être digne d’être aimée. D’où cette réclusion à ciel ouvert où elle avait pleuré tant de larmes que tous les petits ruisseaux de la montagne en étaient nés. Mais ce devait être facile d’aimer le Verbe incarné puisque des foules entières allaient à lui et le suivaient. D’ailleurs, quand on aime tout devient facile. Sauf peut-être de recevoir autant que l’on donne lorsque l’on est laide…
Laide ! C’est état auquel on ne s’habitue pas quand on est fille et que l’on a treize ans. Même quand, sans laisser aux autres le temps de vous le faire savoir, on le brandit comme un défi dans l’espoir secret qu’un jour quelqu’un répondra : « Mais non. Je ne trouve pas… » Jusqu’à présent personne n’avait réagi comme cela et il en serait certainement ainsi dans l’avenir…
Au fond de son buisson de laurier Sancie pleura toutes les larmes de son corps. Ce qui ne l’embellit pas, mais elle n’y pouvait rien. Elle détestait l’alternative que venait de lui dessiner la cruelle Castillane, d’autant plus qu’elle ne voyait pas comment lui échapper : un mariage fatalement odieux puisqu’elle ne serait pas aimée ou le couvent pour y mourir de rage et de désespoir. À bien y réfléchir, elle en viendrait peut-être à cette dernière solution. Renaud allait guérir et sans doute ne serait-il pas renvoyé à l’Empereur. Lui et elle vivraient assez proches. Qu’adviendrait-il le jour où elle le verrait s’éprendre de quelque jolie demoiselle ? Un spectacle impossible à supporter et qui la ferait fuir vers sa chère Provence bien sûr, mais là, pour éviter d’être mariée, il n’y aurait plus qu’à revêtir une robe de moniale…
En attendant, il fallut tout de même se décider à remonter chez la reine Marguerite et Sancie quitta le jardin. Dans l’escalier, elle croisa dame Hersende qui, en la voyant, fronça le sourcil et l’arrêta :
— Il ne faut pas pleurer, lui dit-elle. Quelle qu’en soit la raison, c’est bien dommage de faire rougir à ce point des yeux d’un si joli vert !
— Vous croyez ? émit Sancie abasourdie par ce compliment, le premier qu’elle eût jamais reçu.
— Bien sûr ! Venez avec moi, demoiselle ! Je vais vous les baigner avec de l’eau de tilleul. Il ne faut pas que la Reine qui approche de son terme vous voie avec ce visage défait…
Fascinée, muette, Sancie suivit la femme providentielle. En l’entendant, elle aussi crut entendre les anges…
Au soir de ce jour, Renaud apprit de la bouche du Roi qui lui fit l’honneur de grimper jusqu’à sa chambrette ce que serait sa récompense : dès qu’il serait sur pied il entrerait au service du comte Robert d’Artois, frère puîné de Louis ; ensuite, à la grande fête de Pentecôte, il serait adoubé de la main du Roi.
C’était enfin la réalisation de son plus vieux rêve et l’honneur était immense. Pourtant la joie du jeune homme n’était pas complète et Louis, dans sa finesse habituelle, le sentit. Il coupa court à ses remerciements :
— Vous pensez qu’après m’avoir sauvé la vie, la moindre des choses aurait été que je vous prenne à mon service ?
Renaud se sentit rougir.
— Je pense que monseigneur d’Artois qui est frère du Roi a pour sa personne trop d’affection pour n’être pas lui-même son premier serviteur.
Louis IX leva un sourcil étonné et sourit :
— Voilà une belle réponse ! Vous n’êtes pas, je l’espère, un habile homme ? Vous me décevriez.
— Non, sire. J’ai au contraire le malheur de dire un peu trop librement ce que je pense…
— J’aime mieux cela. Quant à votre entrée chez mon frère, sachez que l’idée ne vient pas de moi. C’est lui qui vous a demandé parce que vous lui avez plu et il désire s’attacher un homme aussi dévoué que vous. Il est, voyez-vous, non pas notre premier serviteur mais bien notre premier défenseur. Il est plus souvent auprès de nous qu’en son comté d’Artois et vit plus souvent à Poissy dont il n’est cependant que le châtelain 23 qu’en ses châteaux de Lens, de Hesdin ou de Bapaume. C’est dire qu’il s’éloigne peu et auprès de lui vous serez aussi auprès de moi.
Il s’apprêtait à sortir, se ravisa au seuil et se retourna :
— J’allais oublier, ajouta-t-il une lueur de malice au fond de ses yeux célestes. Quand nous irons en croisade, il va de soi que le comte Robert nous suivra. Il nous précéderait même s’il ne craignait toujours que quelque catastrophe fonde sur nous en son absence. Nul plus que lui n’aime courir sus à l’ennemi, chevaucher dans le vent des batailles en assenant de beaux coups d’épée. En outre vous n’y rencontrerez guère notre cousin Pierre de Courtenay qu’il n’aime pas. Et quand le comte Robert n’aime pas quelqu’un, il n’a pas l’habitude de laisser sa lumière sous le boisseau…
Plein cette fois d’une joie complète, Renaud fit effort pour se lever afin de mieux remercier le Roi, mais celui-ci le contraignit d’une main vigoureuse à rester sous les couvertures.
— Vous remercierez davantage en servant bien, donc en guérissant vite ! Votre nouveau seigneur apprécie que l’on soit capable, de jour comme de nuit, de le suivre n’importe où, par tous les temps et en toutes circonstances.
Le programme était séduisant et Renaud aurait eu mauvaise grâce à le nier : accompagner le plus belliqueux des princes du sang de France avec, en perspective, un adoubement de la main même du Roi, ce n’était pas rien ! Surtout pour un garçon qui, en l’espace d’une année, était passé de l’état de gibier de potence à l’espérance d’un bel avenir après s’être retrouvé au fond d’un cachot, livré aux tourmenteurs sous la plus ignoble des accusations, en butte à l’aversion inexplicable d’une grande reine et au mépris des autres Courtenay, à la seule exception du plus extraordinaire d’entre eux : le maître impécunieux d’un empire dont naguère encore la richesse éblouissait le monde. Avec lui il avait couru les chemins aventureux, sauvé un pape grâce auquel il avait retrouvé le droit de porter haut la tête dans le pays qui l’avait chassé. Il y avait là de quoi être étourdi ! Sans compter le coup de couteau du fou !
Somme toute, monseigneur Robert serait son troisième maître en quelques mois seulement. Il fallait espérer que son séjour chez lui ne serait pas aussi météorique que chez le baron de Coucy ou chez l’empereur Baudouin ? Or, que se passerait-il si sa blessure guérissait mal et l’empêchait de reprendre le dur entraînement des armes, le combat à l’épée, à la lance, à la hache ? Le bouillant comte d’Artois n’aurait que faire d’un quasi-invalide et alors…
Ces idées tumultueuses l’occupèrent si bien que lorsque le soir tomba, la fièvre, elle, avait remonté. Ce qui mécontenta fort dame Hersende quand elle revint le voir.
— Par saint Hippocrate, qu’a bien pu vous annoncer notre sire Louis pour vous mettre en cet état ?
— Que monseigneur d’Artois allait me prendre en sa maison, bredouilla Renaud au bord des larmes.
— Voilà bien de quoi se mettre la tête à l’envers ! À votre place je verrais plutôt cela comme une bonne nouvelle. C’est le prince le plus gai et le plus amusant de la famille ! Bon compagnon et vaillant chevalier, en outre…
— … qui veut avoir autour de lui des gens capables de le suivre où qu’il aille sans jamais montrer la moindre fatigue… Regardez où j’en suis ! Faible comme un nouveau-né, il ne me gardera pas huit jours ! Quant à me mettre la tête à l’envers, elle me tourne si j’essaie de poser le pied par terre.
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